Quelle ère est-il ?
Quel meilleur jour qu’une veille de reprise pour désirer être doté du don de suspension du temps ? Même si le retour en cours n’est pas un abandon du loisir, mais la poursuite de celui-ci sous une autre forme, il est difficile de ne pas se laisser envahir par le vertige de savoir le temps des vacances déjà écoulé dans notre dos, et de se trouver face à une nouvelle année à entamer, jour après jour.
Il en va des vacances comme du reste ; elles passent. Mais comme on sacrifierait volontiers tout le reste du temps si une telle amputation nous assurait de pouvoir demeurer ne serait-ce qu’un peu plus longtemps dans cette parenthèse de loisir, chaque retour dans le temps « ordinaire » est comme une chute originelle réitérée, une catastrophe épisodique. A la manière dont chaque épisode de 6 Feet Under s’ouvrait sur un inédit passage de vie à trépas, chaque année scolaire invente une nouvelle façon de trucider les vacances, alors même qu’on donnerait tant pour pouvoir, tout simplement et pour de bon, tuer le temps.
Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !
Osons une alternative à Lamartine :
Les deux pieds sur le frein, nous approchons du précipice sans parvenir à ralentir ce convoi qui semble obéir à une volonté étrangère aux nôtres. Demain court vers nous, inexorablement. Quand bien même se changerait-on les idées, quand bien même on implorerait les cieux, les dirigeants, les plus inébranlables des forces telluriques ou même, les lacs, on implorerait en vain. Le temps impose sa loi, la clepsydre se vide; l’inéluctable nous met devant le fait accompli, en différé de l’à-venir.
A défaut d’arrêter le temps, on pourrait peut-être le ralentir.
S’il n’y avait qu’une scène à sauver du dernier volet de la saga X-Men, Days of Future Past ( et d’ailleurs, il est fort possible qu’il n’y ait qu’une seule scène à en sauver ), ce serait précisément celle qui parvient à réinventer la scène d’action en la ralentissant à un point tel qu’on pourrait avoir l’impression qu’elle s’est affranchie du temps. A vrai dire, pas tout à fait : si elle s’est libérée de la vitesse à laquelle nous sommes habitués à voir le temps défiler, elle demeure liée au principe même de l’écoulement. Sinon, il n’y aurait pas d’action du tout, l’avant étant identique à l’après. Hors du temps, il n’y a pas pas de passage à l’acte. Sa suspension totale serait d’un ennui dont on ne se rendrait même pas compte, car la conscience est elle même un acte.
Ainsi, Quicksilver se tient-il au seuil de la suspension, et il s’en tient d’autant plus en léger retrait qu’en réalité, si tout lui semble si lent, c’est parce que lui même agit de façon extrêmement accélérée. Aux yeux de ceux qui le regardent depuis la file des véhicules lents, Quicksilver est invisible, alors qu’en fait il est fulgurant, intempestif. Le seul moyen de zoomer sur un laps de temps, c’est de le ralentir au point de l’arrêter totalement. Et seul le cinéma, qui est un art du temps bien plus qu’il n’est un art de l’image, permet de percevoir à notre échelle une unité de temps si étrangère à notre propre dimension. Le zoom temporel, c’est une caméra qui filme à 3600 images par seconde, là où le cinéma en capte classiquement 24. Dès lors, Quicksilver est, par excellence, un personnage de cinéma, puisque seul cet art est à sa mesure. Mais après tout, capter des mouvements synchrones dans des dimensions temporelles différentes, ce n’est pas une nouveauté au cinéma. Christopher Nolan le fait sur une majeure partie d’Inception, de façon bien plus spectaculaire encore.
Ce qui fait pourtant de l’attaque blitzkrieg de Quicksilver une scène de cinéma particulière, c’est l’usage qui y est fait de la musique. Et si l’image est virtuose, c’est sa mise en son qui lui donne toute sa poésie. On ne sait qui a eu l’idée de ressortir un vieux titre de Jim Croce, Time in a bottle, qui est à des lieux de l’univers sonore des X-Men. D’ailleurs, on ne sait pas non plus qui connaissait ce titre. Mais cette tentative folk d’arrêter le temps, sans pour autant interrompre l’aptitude à en percevoir, et même à en vivre, ce qu’on voudrait en conserver (ce qui est proprement impossible), ce désir de mettre le temps en bouteille est d’autant plus touchante, ici, qu’elle pourrait tout aussi bien être une profession de foi du cinéma lui-même.
Inutile cependant, d’espérer qu’un tel dispositif puisse permettre d’échapper à ce « demain » qui ne cesse de s’approcher de l’actualisation. Si le cinéma et les chansons étaient une simple copie du monde « réel », nous n’en aurions pas besoin. C’est précisément parce que notre rapport au temps est verrouillé que nous devons passer par les formes artistiques qui utilisent le temps comme un matériau, pour faire du fait accompli quelque chose dont on serait l’auteur. Mettre le temps en bouteille ne permettrait pas de faire qu’à l’extérieur de la bouteille, le temps ne soit plus. Ou alors c’est à l’extérieur qu’il faudrait choisir de se tenir. La chanson de Jim Croce est une bouteille à l’amer qui rend le passage du temps plus doux, la simple évocation d’une chose impossible à laquelle on peut, cependant, rêver. Mourir… dormir, dormir ! Aller au cinéma peut-être !