Il y a peu, dans le cadre de l’introduction à ce que c’est que philosopher, en essayant de résumer très fortement ce qu’on est censé faire le jour de l’examen, quel que soit le sujet proposé, je me suis entendu dire aux élèves « finalement, le jour J, la première chose que vous avez à faire est la suivante : Souvenez-vous de Socrate. »
Il est probable que je devrai, plus tard dans l’année, fournir quelques autres éléments de méthode, mais après tout, c’est une synthèse qui en vaut pas mal d’autres, et elle a l’avantage de proposer une attitude, plutôt qu’une recette.
Mais j’avais sans doute oublié, au moment où je prononçais ces mots, que je les avais en fait déjà lus quelque part. En effet, Merleau-Ponty lui-même les avait prononcés lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, le 15 janvier 1953, et ce discours a depuis fait l’objet d’une publication sous le titre Eloge de la philosophie, dès 1953. Revenir vers ce discours, c’est replonger dans un portrait de Socrate qui permet de mieux saisir à quel point le rapport que la philosophie entretient avec la vérité est complexe. Sans nier la valeur qu’il reconnait au vrai, le philosophe est pourtant celui que se méfie de la satisfaction et même de l’impression qu’on peut parfois ressentir de l’avoir rencontrée. Plaçant astucieusement l’aire de la méditation philosophique là où on ne l’attend pas, et en particulier dans la proximité des dieux, ce texte de Merleau-Ponty ouvre donc un espace de pensée que l’année de terminale devra se contenter de défricher.
Mais ça commence avec l’opposition entre une philosophie écrite, qui peut dès lors se lire et se décrire, et la philosophie originelle, celle que pratiquait Socrate, et quelques autres, tels que Pyrrhon.
« Le philosophe moderne est souvent un fonctionnaire, toujours un écrivain, et la liberté qui lui est laissée dans ses livres admet une contrepartie : ce qu’il dit entre d’emblée dans un univers académique où les options de la vie sont amorties et les occasions de la pensée voilées. Sans les livres, une certaine agilité de la communication aurait été impossible, et il n’y a rien à dire contre eux. Mais ils ne sont enfin que des paroles plus cohérentes. Or, la philosophie mise en livres a cessé d’interpeller les hommes. Ce qu’il y a d’insolite et presque d’insupportable en elle s’est caché dans la vie décente des grands systèmes. Pour retrouver la fonction entière du philosophe, il faut se rappeler que même les philosophes-auteurs que nous lisons et que nous sommes n’ont jamais cessé de reconnaître pour patron un homme qui n’écrivait pas, qui n’enseignait pas, du moins dans des chaires d’État, qui s’adressait à ceux qu’il rencontrait dans la rue et qui a eu des difficultés avec l’opinion et avec les pouvoirs, il faut se rappeler Socrate.
La vie et la mort de Socrate sont l’histoire des rapports difficiles que le philosophe entretient, – quand il n’est pas protégé par l’immunité littéraire, – avec les dieux de la Cité, c’est-à-dire avec les autres hommes et avec l’absolu figé dont ils lui tendent l’image. Si le philosophe était un révolté, il choquerait moins. Car, enfin, chacun sait à part soi que le monde comme il va est inacceptable ; on aime bien que cela soit écrit, pour l’honneur de l’humanité, quitte à l’oublier quand on retourne aux affaires. La révolte donc ne déplaît pas. Avec Socrate, c’est autre chose. Il enseigne que la religion est vraie, et on l’a vu offrir des sacrifices aux dieux. Il enseigne qu’on doit obéir à la Cité, et lui obéit le premier jusqu’au bout. Ce qu’on lui reproche n’est pas tant ce qu’il fait, mais la manière, mais le motif. Il y a dans l’Apologie un mot qui explique tout, quand Socrate dit à ses juges : Athéniens, je crois comme aucun de ceux qui m’accusent. Parole d’oracle : il croit plus qu’eux, mais aussi il croit autrement qu’eux et dans un autre sens. La religion qu’il dit vraie, c’est celle où les dieux ne sont pas en lutte, où les présages restent ambigus – puisque, enfin, dit le Socrate de Xénophon, ce sont les dieux, non les oiseaux, qui prévoient l’avenir, – où le divin ne se révèle, comme le démon de Socrate, que par une monition silencieuse et en rappelant l’homme à son ignorance. La religion est donc vraie, mais d’une vérité qu’elle ne sait pas elle-même, vraie comme Socrate la pense et non comme elle se pense. Et de même, quand il justifie la Cité, c’est pour des raisons siennes et non par les raisons d’État « .
Merleau-Ponty. Eloge de la philosophie. Leçon inaugurale faite au Collège de France. (15 janvier 1953)