Tout spécialement pour mes élèves de seconde, qui ont découvert la fameuse allégorie de la caverne de Platon et qui, déjà, doivent essayer de regarder à travers les ombres pour tenter d’y distinguer les choses elles-mêmes, en espérant les percer à leur tour pour saisir les formes idéales dont elles ne sont qu’une copie, évoquons juste un petit passage du documentaire de Chris Marker, L’Héritage de la chouette (épisode n°9, intitulé Cosmogonie), qui en deux minutes, parvient à mettre en images cette allégorie, sans commettre le contresens qui consisterait à l’illustrer. Le parallèle entre le cinéma et le dispositif décrit par Socrate dans le Livre 7 de la République de Platon y est mis en évidence, et on devine que si Chris Marker cite la critique que Simone Weil fait du cinéma (elle pense que les salles obscures enferment les spectateurs dans l’illusion), c’est précisément parce que lui-même pense, au contraire, qu’en montrant les images, en en revenant aux images, cet art permet de jouer avec ce double mouvement : d’un côté, l’image masque la vérité, de l’autre, elle est aussi ce par quoi la vérité se révèle.
Au cinéma, l’écran fait écran, il est le lieu du simulacre, de l’illusion; en ce sens, il est bien ce qui fait obstacle à la vérité puisqu’il la voile. L’écran masque les choses puisqu’on y projette des images, et que le spectateur, souvent, à tendance à s’y arrêter, fasciné par le spectacle de ce qu’il voit. Mais dès qu’on projette des images sur l’écran, on peut aussi se dire que tout se passe comme si l’écran se dématérialisait pour laisser le regard passer au travers ; au travers de l’écran lui-même, mais au travers de l’image aussi, puisque finalement, à raison de 24 images par seconde, l’oeil ne saisait jamais l’image elle-même, mais plutôt le souvenir qu’il en garde, qui est immédiatement soudé à celui des images précédentes, et balayé par le flux des images suivantes. Au cinéma, donc, parce que l’image est mouvement, on est bien dans une caverne, mais pour peu qu’on ne se laisse pas séduire par les images elles-mêmes, qu’on ne les idolâtre pas, alors celles-ci peuvent être vues non plus comme une fin en soi, mais comme le témoignage d’autre chose, qui ne peut se rencontrer autrement que sur la surface scintillante de l’écran.
« Ceci est l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance ».
Ce seront les premiers mots de La Jetée, le moyen métrage de Chris Marker que nous étudierons ensuite ensemble. Composé en apparence d’images fixes, il tisse avec l’allégorie de la caverne de Platon de multiples liens, que nous essaierons de démêler. Mais on peut au moins saisir cette première main tendue : dans la caverne, aussi, le prisonnier est un homme qui est marqué par une image d’enfance. Et quand il se retourne pour en saisir l’origine, il n’y voit que du feu. Comment saisir la source d’une image d’enfance ? Il faudrait pour cela remonter plus loins dans ses souvenirs que ceux-là même dont on pense avoir le souvenir. Remonter au-delà de ce qu’on a jamais vu.
Il n’est pas anodin dès lors que, dans ces deux minutes d’images en mouvement faisant écho à la caverne platonicienne, Chris Marker nous invite à regarder des plans scrutant des spectateurs qui, au cinéma, regardent des images en mouvement. Quel film regardent-ils ? Hiroshima, mon amour, d’Alain Resnais, ce film dont les premiers mots sont « Tu n’as rien vu ».
« Tu n’as rien vu, à Hiroshima, rien ». Ce sont les derniers mots du documentaire de Chris Marker, qu’on entend à peine, parce qu’ils ne nous viennent pas directement de l’image : ils sont l’écho du film de Resnais, résonnant dans la salle de cinéma dans laquelle on discerne, dans la pénombre, des spectateurs regardant un homme sur l’écran, qui regarde une femme, à qui il dit qu’elle n’a rien vu. Regarder ceux qui ne voient pas, finalement, c’est peut-être avoir vu l’essentiel.
En illustration, un portrait de Chris Marker