Hier, l’occasion s’est présentée pour moi de faire entrer toute une classe de seconde dans le cercle fermé des connaisseurs d’un réalisateur que je considérerais volontiers, et je ne suis pas le seul, comme un acteur majeur du cinéma du 20ème siècle, quand bien même il n’est l’auteur d’aucun long métrage et malgré le fait que son nom soit inconnu, encore aujourd’hui, du plus grand nombre : Artavazs Pelechian; réalisateur arménien dont la filmographie s’étend, chronologiquement, des années 60 à la fin des années 90. Depuis, bien qu’il soit toujours de ce monde, personne n’a eu vent de la réalisation d’un nouveau film de sa part.
Pelechian est peut être un des secrets les mieux gardés de l’histoire du cinéma. Ceux qui admirent ses films forment une communauté qui partage, à travers internet, les quelques informations dont on dispose à son sujet, diffusant ses fims tant bien que mal, via les supports numériques, à défaut de pouvoir les contempler en salle de cinéma, où ils sont très rarement programmés. Il faut dire que leur format se prête assez bien à cette diffusion, puisqu’il s’agit de courts ou moyens métrage (son film le plus long, Notre Siècle, dure 49mn), réalisés dans une très grande économie de moyens, parfois sans aucun tournage, l’art de cet auteur du cinéma relevant avant tout du montage, qu’il effectue parfois sur des images qu’il n’ pas lui même tournées, archives ou documents glanés à droite à gauche, qui seront les matériaux de ses oeuvres. On comprend qu’au-delà de leur beauté, les films d’Artavazd Pelechian soient des outils précieux pour observer et étudier la manière dont le montage permet, au cinéma, d’indiquer comment il est possible de traverser les images pour ne pas se laisser piéger par l’apparence qu’elles mettent en avant, afin d’aller vers ce que cette apparence recouvre.
Nous avons eu le temps de partager trois courts métrages, très différents les uns des autres, à tous points de vue (source des images, rythme du montage, perspective donnée aux images). J’avais promis aux élèves que je les partagerais ici, afin qu’ils puissent les travailler tranquillement, en les revoyant autant qu’ils le veulent. Voici donc le premier film de cette petite série :
Au Début (Natchalo, Nacalo ou Skisb)(10′) ; 1967
Quelques rappels : ce film est en fait une commande faite par le pouvoir soviétique, afin de célébrer le cinquantième anniversaire de la révolution soviétique. Ce sont donc, en théorie, cinquante années de hauts faits et de réussites soviétiques que ce film est censé célébrer, grâce à un montage effectué sur un grand nombre d’images d’archives qui couvrent la totalité de cette période historique. Mais ça, c’est la commande, et on sait à quel point les artistes trouvent parfois dans les commandes d’Etat l’occasion d’éprouver leur propre liberté. Et c’est manifestement ce à quoi se livre Pelechian dans cette oeuvre, puisque le montage, par sa rapidité, sont rythme trépidant, la succession des images arrêtées en plein vol, des arrêts sur image brutaux, comme si le mouvement était arrêté en plein vol par les tirs d’armes à feu qui sont le fond sonore récurent de ce film. Il y aurait mille choses à dire sur les multiples techniques de montage que met en oeuvre Pelechian dans ces dix petites minutes. On a évoqué en classe le rythme martelé, l’alternance de sons ajoutés, utilisés de manière quasi musicale, dans une synchronisation totale avec les images, les répétions, la vitesse effrénée qui prend la forme de foules se ruant on ne sait où; comme si une inquiétude sourde propulsait les peuples, tous les peuples, sans qu’on sache très bien s’ils fuient quelque chose, ou s’ils se ruent vers un objectif dont on ne voit rien. Il y a là quelque chose qui ne peut faire penser qu’à l’histoire du vingtième siècle, faite de bruit, et de fureur.
Désolé pour les lecteurs qui ne font pas partie du petit groupe de privilégiés qui a droit à quelques projections, le lundi soir, au troisième étage de notre lycée, nous n’en dirons pas beaucoup plus ici pour le moment, car nous avons encore à en parler en classe. Mais sans même parler, il suffit, en fait, de se laisser un peu faire.
Un détail : il faut monter un peu le son de vos enceintes. Le mieux, ce serait à fond.
Et un mot sur la musique tonitruante, oeuvre de Georgy Sviridov, intitulée Time, forward : c’est un morceau épique, composé en 1965, qui alterne les mouvements enthousiastes, et les fractures dissonantes. Il semble avoir été écrit pour le montage de Pelechian, alors qu’il n’en est rien. On l’entendra à de multiples reprises, depuis, lors de la cérémonie d’ouverture des jeux olympiques de Sochi (Russie) en 2014, mais aussi (et c’est plus intéressant) dans un fantastique court métrage du réalisateur Guy Maddin, intitulé The Heart of the world (2004), qu’on ne saurait trop conseiller. De toute évidence, la musique joue ici davantage qu’un rôle d’illustration : elle fait pleinement partie du dispositif cinématographique mis en place par Pelechian pour emporter le spectateur dans le flot de l’Histoire :
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