Hobbes est sans doute l’auteur qui vient le plus naturellement à l’esprit quand il s’agit d’établir les raisons pour lesquelles l’homme, livré à lui-même dans un état d’hypothétique « nature », en vient à dominer son semblable, ou s’il n’y parvient pas, à le détruire. Que ce soit dans le Léviathan, pour le concept de « guerre de chacun contre chacun », ou dans le Citoyen (souvent évoqué sous son titre en latin, De Cive), pour l’idée que l’homme est « un loup pour l’homme ».
Cependant, comme tout texte de philosophie, son argumentation tient à une certaine manière de définir les concepts qu’il utilise, et c’est aussi en jouant sur ces définitions qu’on peut la remettre en question. Par exemple, dans l’extrait qui suit, il s’agit de montrer qu’en l’absence d’Etat, d’autorité centralisant un pouvoir commun, l’homme vit dans une situation qu’on appelle « la guerre », et Hobbes précise : « guerre de chacun contre chacun ». On pourrait lui opposer que, précisément, ce qu’on appelle guerre, c’est plutôt la « guerre de tous contre tous » : on n’est pas en guerre tout seul, et le conflit qui m’oppose à autrui n’est pas une guerre, mais une hostilité. Pour qu’il y ait une guerre, il faut précisément que cette hostilité ait dépassé la dimension individuelle ou duelle. Il faut pour cela que les uns et les autres se soient assemblés et aient mis en commun leurs forces, ce qui nécessite des accords, des traités, une coordination, un état-major, une hiérarchie; bref, une structure qui est déjà celle de l’Etat. Hobbes fait donc bien de préciser que ce qu’il décrit concerne la relation que « chacun » entretient avec « chacun ». Mais il a peut-être tort de désigner cela comme une « guerre », si on considère que la guerre concerne plutôt ce combat organisé de tous (c’est à dire un groupe constitué), contre tous (c’est à dire « tous les autres », ceux qui ont été désignés, collectivement, comme le groupe constitué des ennemis). La guerre nécessite donc un accord, une décision, des motifs. L’hostilité, elle, peut être considérée comme allant de soi. La distinction est d’autant plus importante que, souvent, le propos de Hobbes est relayé sous une forme inexacte, affirmant que l’état de nature, c’est « la guerre de tous contre tous ». Comme on peut le lire dans ce qui suit, ce n’est pas le cas :
« Si deux hommes désirent la même chose alors qu’il n’est pas possible qu’ils en jouissent tous les deux, ils deviennent ennemis: et dans leur poursuite de cette fin (qui est, principalement, leur propre conservation, mais parfois seulement leur agrément), chacun s’efforce de détruire ou de dominer l’autre. Et de là vient que, là où l’agresseur n’a rien de plus à craindre que la puissance individuelle d’un autre homme, on peut s’attendre avec vraisemblance, si quelqu’un plante, sème, bâtit, ou occupe un emplacement commode, à ce que d’autres arrivent tout équipés, ayant uni leurs forces, pour le déposséder et lui enlever non seulement le fruit de son travail, mais aussi la vie ou la liberté. Et l’agresseur à son tour court le même risque à l’égard d’un nouvel agresseur.
Du fait de cette défiance de l’un à l’égard de l’autre, il n’existe pour nul homme aucun moyen de se garantir qui soit aussi raisonnable que le fait de prendre les devants, autrement dit, de se rendre maître, par la violence ou par la ruse, de la personne de tous les hommes pour lesquels cela est possible, jusqu’à ce qu’il n’aperçoive plus d’autre puissance assez forte pour le mettre en danger. Il n’y a rien là de plus que n’en exige la conservation de soi-même, et en général on estime cela permis. […]
Il apparaît clairement par là qu’aussi longtemps que les hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre, et cette guerre est guerre de chacun contre chacun ».
Thomas Hobbes, Léviathan (1651), trad. F. Tricaud, Éd. Sirey, 1971, pp. 122-124.
Il faut dire que pour Hobbes, le concept de guerre définit plus un temps qu’une situation instaurée. On pourrait parler, en fait, de climat ou d’atmosphère : à l’état de nature, il règne une atmosphère de guerre. Mais il nous semble que dès lors, s’il s’agit de l’agitation qui trouble les rapports spontanés des hommes entre eux, mieux vaut utiliser le concept d’hostilité. L’Etat, lui, est tout autant capable de canaliser et d’éteindre cette propension, que de l’exciter et de l’encourager à passer à l’acte à grande échelle.
Il y a un texte de Michel Foucault qui précise ce qu’on peut entendre par le mot « guerre », dans l’usage qu’en fait Hobbes, c’est un extrait d’un cours qu’il a donné au Collège de France, le 4 février 1976 :
« (…) ce qui s’affronte ce ne sont pas des poings et des forces déchaînées. Il n’y a pas de sang ni de cadavre dans la guerre primitive de Hobbes. Il y a des représentations, des manifestations, des signes, des expressions rusées et mensongères. Il y a des leurres, des volontés qui sont travesties en leur contraire, des inquiétudes qui sont camouflées en certitude. On est sur le théâtre des représentations échangées. (…) Ce qui caractérise l’état de guerre, c’est une sorte de diplomatie infinie de rivalités qui sont naturellement égalitaires. On n’est pas dans la guerre ; on est dans ce que Hobbes appelle précisément «l’état de guerre.»
Michel Foucault, Il faut défendre la société, éd. Gallimard – Le Seuil, p. 79-80
Mais, si on se met d’accord pour considérer qu’il s’agit là d’une agressivité, d’une hostilité naturelle, il faut reconnaître que la façon dont Hobbes la décrit, et le type d’argumentation auquel il recourt sont particulièrement percutants. En effet, l’affirmation d’un antagonisme de nature entre les êtres humains reçoit souvent pour réponse une indignation qui prétend, par humanisme revendiqué, faire preuve d’une grande confiance en autrui, qu’on devrait ériger en vérité anthropologique. Le problème, c’est que même le plus sincère des humanistes, dans les faits, au moment de passer à l’acte, a tendance à se méfier spontanément de ses « frères » humains, sans doute parce qu’il se connaît assez bien, lui-même. L’extrait qui suit se trouve quelques lignes après le précédent :
« Il peut sembler étrange à celui qui n’a pas bien pesé ces choses que la nature puisse ainsi dissocier les hommes et les rendre enclins à s’attaquer et à se détruire les uns les autres: c’est pourquoi peut-être, incrédule à l’égard de cette inférence tirée des passions, cet homme désirera la voir confirmée par l’expérience. Aussi, faisant un retour sur lui-même, alors que partant en voyage il s’arme et cherche à être bien accompagné, qu’allant se coucher il verrouille ses portes, que dans sa maison même il ferme ses coffres à clef, et tout cela sachant qu’il existe des lois et des fonctionnaires publics armés pour venger tous les torts qui peuvent lui être faits: qu’il se demande quelle opinion il a de ses compatriotes quand il voyage armé, de ses concitoyens quand il verrouille ses portes, de ses enfants et de ses domestiques quand il ferme ses coffres à clef. N’incrimine-t-il pas l’humanité par ses actes autant que je le fais par mes paroles? Mais ni lui, ni moi n’incriminons la nature humaine en cela. Les désirs et les autres passions de l’homme ne sont pas en eux-mêmes des péchés. Pas davantage ne le sont les actions qui procèdent de ces passions tant que les hommes ne connaissent pas de loi qui les interdise; et il ne peuvent connaître de loi tant qu’il n’en a pas été fait; or aucune loi ne peut être faite tant que les hommes ne se sont pas entendus sur la personne qui doit la faire ».
Dans le cadre de la réflexion qui nous a occupés dans l’article précédent, on sera attentif à ce détail : « les désirs et les autres passions de l’homme ne sont pas en eux-mêmes des péchés ». Autrement dit, on ne peut pas condamner l’homme pour des actes qu’il commet par nature, et non par volonté. En quelque sorte, individuellement, cette hostilité, c’est plus fort que lui. Mais on a ici confirmation de notre thèse : dès qu’on naturalise la violence, c’est à dire, dès qu’on lui trouve comme cause une « nature » humaine qui prédisposerait l’homme à se comporter violemment, on déresponsabilise l’homme de sa mise en oeuvre, et on la légitime. Et ce faisant, on définit aussi l’Etat qui devra oeuvrer contre cette nature comme nécessairement autoritaire, et violent à son tour, avec les meilleures raisons du monde de l’être. A rebours, si on veut plaider en faveur d’un Etat qui mette au second plan le recours à la violence et l’autoritarisme, il faut concevoir la violence comme un effet de la culture, c’est à dire comme un choix effectué sciemment par ceux qui passent à l’acte. Il faut donc supposer que l’homme est libre, par nature, d’entrer ou pas dans la violence. Ce qui ne signifie pas qu’il ne faille pas l’éduquer. Mais de fait, on le sait bien : on peut éduquer à la violence et à la guerre, tout comme on peut le faire au pacifisme. Il s’agit en fait de déterminer à quoi les forces qui habitent l’homme seront mises au service.
Mais alors, faut-il considérer l’homme comme un loup pour l’homme ? Les philosophes sont un peu comme les rappeurs, on n’en retient souvent que les punchlines, et on réduit parfois leur pensée à un slogan, tant pis pour la simplification. En fait, dans la même phrase, Hobbes prête à l’homme deux comparaisons : Dieu, et le loup. Ce n’est pas dans le Léviathan qu’on trouve ce double portrait, mais dans un ouvrage antérieur, que nous avons évoqué, qui s’intitule De Cive (Du Citoyen), plus précisément, dans l’épître dédicatoire (c’est à dire la dédicace) adressée au Comte de Devonshire :
« Et certainement il est également vrai, et qu’un homme est un dieu à un autre homme, et qu’un homme est aussi un loup à un autre homme. L’un dans la comparaison des Citoyens les uns avec les autres; et l’autre dans la considération des Républiques; là, par le moyen de la Justice et de la Charité, qui sont les vertus de la paix, on s’approche de la ressemblance de Dieu; et ici, les désordres des méchants contraignent ceux mêmes qui sont les meilleurs de recourir, par le droit d’une légitime défense, à la force et à la tromperie, qui sont les vertus de la guerre, c’est-à-dire à la rapacité des bêtes farouches; laquelle, quoique les hommes, par une coutume qui est née avec eux, se l’imputent mutuellement à outrage, se représentant leurs actions dans la personne des autres ainsi que dans un miroir où les choses qui sont à la main gauche paraissent à la droite, et celles qui sont à la droite, à la gauche, n’est pas toutefois condamnée comme un vice par ce droit naturel qui dérive de la nécessité de sa propre conservation. »
En fait, comme souvent, on ne sort des apparentes contradictions de ce texte, qui ne sont en fait que le reflet des ambiguïtés de l’homme lui-même, qu’en considérant qu’il y a, dans l’homme, une double nature, dont l’une réclame à être révélée et cultivée par un certain effort. Quand Hobbes dit que l’homme est un dieu à un autre homme, il le précise dans la phrase suivante, c’est à l’échelle de la relation des citoyens entre eux, c’est à dire en tant qu’ils se reconnaissent mutuellement comme tels. A vrai dire, si les humains se reconnaissaient spontanément comme également citoyens, alors effectivement l’Etat ne serait pas nécessaire, et apparaîtrait comme un double néfaste de l’autorité individuelle. Mais on peut comprendre ici que le citoyen n’est pas un homme détourné de sa mauvaise nature : il y a dans l’égalité quelque chose qui relève d’une loi naturelle, de ce qu’on reconnaît naturellement pour peu qu’on soit raisonnable. Mais la loi de nature n’est pas ce qui est mis en oeuvre spontanément. Elle se heurte en permanence à l’urgence de la survie individuelle, et elle nécessite pour s’installer durablement, dans la paix qui est, elle aussi, la loi naturelle, que soit institué une autorité forte, qui empêche le désordre des passions de s’installer. Ainsi, réduire l’homme à n’être qu’un loup pour l’homme est réducteur, y compris dans la conception qu’en a Hobbes. C’est précisément parce que Hobbes conçoit la nature humaine comme plus élevée que celle de l’animal qu’il affirme que l’Etat est nécessaire. Si l’homme ne valait pas mieux que cela, un tel effort serait inutile. Mais pour cela, il faut donc postuler que l’homme ne se réduit pas à ce qu’on en constate, et qu’il est nécessaire, par l’autorité de l’Etat, de l’inviter à se faire violence, afin de reconnaître en chacun des autres citoyens, un dieu.
Illustration : le frontispice de l’édition originale du Léviathan de Hobbes. Nous y reviendrons un jour, son commentaire étant, en lui-même, une entrée en philosophie politique.