Les vidéastes amateurs ont la côte sur Youtube. Certains, on est bien placé pour le savoir dans notre lycée, mettent leur art au service de la remise en question des enseignements prodigués à l’école, glissant en douce les éléments censés remplacer ceux qu’ils viennent de détruire, en faisant passer ça pour de la pièce d’origine. D’autres oeuvrent pour permettre à cette culture parfois ancestrale de perdurer encore quelques décennies dans les esprits humains. Parmi ces francs-tireurs qui viennent prêter main forte aux professeurs sur ce théâtre des opérations, certains s’y prennent d’une manière que les enseignants ne pourraient pas mettre en oeuvre, parce qu’un cours demeure quelque chose de relativement académique, n’offrant que peu de place aux fantaisies et aux mises en scène spectaculaires. Les indépendants de l’enseignement, qui font ça pour le plaisir de faire, bénévolement, n’ont pas de contraintes, ni de comptes à rendre. C’est pour cette raison que la forme qu’ils donnent à leur discours peut parfois échapper au bon goût et à une certaine réserve qu’on se doit de maintenir quand on est, plus officiellement qu’eux, enseignant. C’est parfois aussi dans cette « liberté » qu’on trouve les limites de leur propos, puisqu’ils peuvent éventuellement ne pas faire preuve d’une rigueur totale dans le contenu qu’ils proposent.
C’est le cas avec ce premier épisode de la web-série Coup de phil. On a les ingrédients habituels de ce genre de petite séquence d’école buissonnière : l’aisance, la petite dose de mauvais esprit qui permet de ne pas se sentir à l’école, une autosatisfaction assaisonnée d’une dose d’autodérision suffisante pour que l’ensemble ne soit pas purement égocentrique, un peu de contenu véritablement philosophique, quelques détails qui montrent que l’auteur a vraiment pensé son sujet, mais aussi pas mal de raccourcis et de simplifications.
Dix minutes, donc, pour retenir quelques éléments simples de la fameuse caverne platonicienne.
Rappelons qu’il est a priori insensé de proposer une représentation de cette caverne, puisque le propos de cette allégorie est de montrer que, justement, la représentation est un leurre qui attire à lui l’attention, et la détourne de ce que la représentation représente. Dès lors, s’attacher à l’image qu’est la caverne, qui est elle-même l’image d’autre chose vers quoi l’apprenti philosophe doit se diriger, c’est peut-être regarder dans la mauvaise direction. Mais, justement, finalement, Cyrus, l’auteur de la video que vous allez découvrir ci-dessous, ne représente pas visuellement la caverne de Platon. Il en parle. Or, dans le Banquet, une autre de ses oeuvres majeures, Platon dit qu’on reconnait une belle expérience au fait qu’elle donne envie de tenir de beaux discours. Cyrus a trouvé certains concepts philosophiques suffisamment beaux pour ne pas résister au désir de les partager. C’est là une démarche qui est déjà, même si sa forme peut parfois déconcerter un peu, philosophique.
Détail intéressant : il n’y a qu’un seul moment qui soit véritablement discutable dans cette très courte invitation caverneuse : lorsqu’il montre un schéma classique de la caverne (ce dessin est le plus souvent utilisé pour illustrer ce passage du Livre X de La République), il affirme que les ombres sont les apparences des idées, et que celles ci se trouvent derrière les prisonniers, sous la forme d’objets brandis devant le feu, dont les ombres sont la représentation. En fait, c’est un peu faux : ces objets appartiennent au monde sensible, dont la représentation consiste en l’ensemble de l’intérieur de la caverne, ombres et objets compris. Les idées, elles, c’est à l’extérieur de la caverne qu’on les contemplera, dans ce qu’on peut considérer comme un autre monde. Ainsi, les objets dans la caverne, sont eux mêmes des représentations des idées. Et les ombres sont la représentation de ces représentations. Pourtant, Cyrus ne passe pas loin de la vérité de ce texte, comme le montre la petite séquence où il appelle Ikea pour leur dire que l’objet en métal qui se trouve dans leur catalogue ne peut pas être un lit, puisqu’un lit doit être en bois. Il faudrait pousser ce moment plus loin, parce qu’en fait, il en dit long : celui qui ne reconnait pas un lit parce qu’il n’est pas, à ses yeux, dans le bon matériau, fait preuve d’une connaissance empirique : parce qu’il a toujours vu des lits en bois, il est convaincu que le bois fait partie de la définition essentielle du lit, et que ce qui est en métal participe d’une autre définition, et constitue une autre classe d’objets. Ainsi, pour reconnaître un lit, y compris quand il est très différent de ceux qu’on a connus jusque là, il faut disposer non pas d’expériences de literie, mais de l’idée générale de lit, qui est tellement abstraite qu’elle peut correspondre, abstraitement, à n’importe quel lit réel. IL y a un concept qui peut permettre de mieux saisir de quoi parle Platon, c’est le concept de forme. La forme, c’est ce qu’on peut reconnaître comme étant partagé, commun, à des objets potentiellement très différents les uns des autres. Ainsi, dans le catalogue Ikéa, on va trouver dans la photo d’un lit une forme commune avec le lit dans lequel on dort quotidiennement. Cette forme est abstraite, et elle correspond à tout lit pouvant exister. Comme on le voit, Platon oppose une conception idéaliste de l’origine de la connaissance à une origine empirique de cette connaissance. Qu’en dix minutes, cette vidéo ne puisse pas aller jusque là, ça n’a rien d’étonnant, et on ne peut pas lui en faire le reproche. Ce qui importe, ici comme pour le cours d’ailleurs, c’est la réflexion qu’on peut mener soi-même à partir du discours tenu. Sinon, on ne philosophe pas. Et si cette vidéo a un intérêt, c’est qu’on y voit quelqu’un qui, à sa manière, tire quelque chose de ce qu’il a lu. C’est déjà pas mal.
[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=r4cjmgElt9Y[/youtube]