De Maurice Pialat, on connait surtout les longs métrages, réputés pour engager entre fiction et réalité une relation complexe qui serait comme un dévoilement, dévoilement progressif de ce dont le film est l’image, mais aussi dévoilement de ce qu’est le film, lui-même, et de ce que sont tous ceux qui y participent; on connait moins ses courts métrages, réalisés alors qu’il passe progressivement de la peinture, son premier art, au cinéma. On retrouve, dans le premier court qu’il réalisera professionnellement le rapport singulier que Pialat instaurait entre le réel et la représentation qu’il en propose.
L’Amour existe n’est pas une œuvre de fiction. Ce n’est pas non plus un documentaire. Ce serait plutôt un essai filmé : des plans, captés dans la région parisienne, comme les souvenirs d’un regard, comme l’effet lointain d’une persistance rétinienne qui constaterait la disparition progressive d’un monde, qui laisse la place à quelque chose d’autre, qui semble n’avoir pas de sens. Ce n’est pas une fiction, et l’écran ne propose pas une narration. En revanche, le magnifique texte, lu par Jean-Loup Reynold, constitue bien un récit. Il y a un avant, un après ; il y a non pas des personnages, mais plutôt ce que Bresson appelait des « figures », au sens où on parle de figure géométrique, il ne s’agit pas de visages, un genre humain qui peu à peu glisse, à cause d’une certaine organisation du travail, à cause d’une certaine conception de ce qu’on est censé faire après le travail, à cause des débuts de ce qu’on appelle aujourd’hui « politique de la ville », à cause de la vie nouvelle que celle-ci propose, pleine de pavillons de banlieue, d’occupations qu’on baptisera « propositions culturelles », de tranquillité. Ce genre humain glisse de l’alentour vers la banlieue qui l’absorbe, des paysages vers les squares qui sont censés en être la trace, de l’action et de la vie communes à la survie collective, morne, délaissée mais encadrée. L’image, elle, fait dialoguer le mouvement de la masse, et l’inertie des grands ensembles. Après avoir capté les déplacements par tous les moyens possibles, après avoir filmé en mouvement cette périphérie urbaine ancienne qui n’est plus qu’un vestige, Pialat fait se succéder les plans fixes sur les façades des immeubles modernes, monolithes percés de quelques meurtrières permettant à ceux qui les habitent de jeter un coup d’oeil aux ruines que, peu à peu, leur habitat remplace, fièrement. Ces murs empêchent tout mouvement. Ce qui est là doit y demeurer, quelques kilomètre de trop à l’écart.
A bien des égard, on a l’impression de croiser des images déjà rencontrées dans les mots d’Albert Camus, dans Le Mythe de Sisyphe :
Il arrive que les décors s’écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d’usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le « pourquoi » s’élève et tout commence dans cette lassitude teintée d’étonnement. « Commence », ceci est important. La lassitude est à la fin des actes d’une vie machinale, mais elle inaugure en même temps le mouvement de la conscience. Elle l’éveille et elle provoque la suite. La suite, c’est le retour inconscient dans la chaîne, ou c’est l’éveil définitif. Au bout de l’éveil vient, avec le temps, la conséquence : suicide ou rétablissement. En soi, la lassitude a quelque chose d’écœurant. Ici je dois conclure qu’elle est bonne. Car tout commence par la conscience et rien ne vaut que par elle. Ces remarques n’ont rien d’original. Mais elles sont évidentes : cela suffit pour un temps, à l’occasion d’une reconnaissance sommaire dans les origines de l’absurde. Le simple « souci » est à l’origine de tout.
Qu’est ce que la conscience ? Un décalage par rapport à ce qui nous apparaît. Un changement d’angle. C’est exactement ce à quoi convie la dernière phrase du texte de Pialat : un simple changement d’angle suffit. C’est aussi ainsi que Camus invite à considérer Sisyphe, dans la dernière phrase de son livre : « Il faut imaginer Sisyphe heureux ». Les questions d’angle sont au cœur de la prise de vue, en photographie, puisqu’il faut bien en choisir un, et plus encore au cinéma, puisqu’on peut les faire dialoguer entre eux. Ainsi, si l’imagination est la faculté de produire des images mentales, le cinéma permet de partager ces visions intérieures, de faire d’un regard personnel un angle commun. La conscience s’y voit pleinement accomplie, puisqu’elle n’est pas simplement un regard, une saisie, elle est aussi, étymologiquement, un accompagnement; or un accompagnement bienveillant, qui tisse une perspective commune, c’est une définition possible de l’amour. Ainsi, quand finalement le changement d’angle proposé fait apparaître, aux yeux de tous, une main tendue, on peut considérer que, au moins à titre de promesse ou de proposition (mais qu’est-il d’autre ?), l’amour existe. C’est bien la seule manière de faire l’amour qui puisse être universellement partagée, au-delà même de ce qui lui fait obstacle; et tout simplement, c’est beau.