Puisque ne resteront que les oeuvres, et puisqu’elles resteront, peut-être faut-il entériner ce à quoi nous invite le dernier titre, Lazarus, la résurrection, et considérer que David Bowie existera dans la musique qu’on peut non seulement écouter, mais aussi découvrir encore, parce que c’est une musique qui n’en finit pas de produire des effets nouveaux, écoute après écoute. De tous les albums de Bowie, 1. Outside est l’un des plus saisissants, peut-être un peu sous estimé dans sa discographie, parce qu’il est très atypique, qu’il se présente non pas comme une collection de titres plus ou moins à même de devenir des standards, qu’il est plutôt un bloc homogène, un tout dont on ne peut pas extraire d’élément pour en faire un single qui se tienne, seul, face au public. On perçoit nettement, à l’écoute, la part importante qu’a pu avoir l’improvisation dans son enregistrement, tout en ne laissant aucun doute quant à la cohérence générale de l’album en général, et de chaque titre en particulier, sans qu’il y en ait aucun qui doive être laissé de côté.
Comment un tel disque a t-il pu être enregistré ? Quelles partitions donne-t-on aux musiciens pour en tirer cet univers sonore presque matériellement palpable, ces paysages musicaux aussi amples parfois, aussi claustrophobes aussi ? Brian Eno, le producteur de l’album, a décrit dans son ouvrage Journal, une année aux appendices gonflés, la façon dont il n’a pas donné de partition aux musiciens, préférant leur donner quelques instruction, puis les laisser libres d’improviser. Libres, précisément parce qu’ils disposent d’un monde mental qui leur est confié, sous la forme d’une carte de jeu, par Brian Eno lui-même. Une fois ces cartes lues et assimilées, l’enregistrement peut commencer. Pas de partitions, donc, mais un conditionnement préalable, qui permet d’installer un monde à l’intérieur duquel va se construire l’édifice final.
Aujourd’hui, alors que tout semble disparaître, l’homme, mais aussi toute la musique qui aurait pu être et qui demeurera virtuelle, absente, définitivement inconnue, muette, le mieux est peut-être d’observer comment ce genre de musique apparaît, même si cela ne nous rendra pas capable de produire, par nous-mêmes, cette musique là :
« Durant les sessions d’Outside, je m’efforçais de trouver des moyens d’entrainer les improvisation là où elles ne vont pas d’ordinaire. Le problème habituel, en ce domaine, c’est qu’elles sont soit trop homogènes (tout le monde s’installant dans un territoire familier et moulinant à n’en plus finir), soit trop chaotiques (les gens font des choses qui n’ont pas de cohérence intéressante).
J’avais beaucoup pensé à des jeux. C’est une méthode dont Roy Ascott avait été l’un des pionniers à l’école des beaux-arts d’Ipswitch, du temps où j’y étais, et que j’avais vu fonctionner tout récemment dans la famille de ma femme. A Noël, et à d’autres occasions, tous s’adonnent à des jeux très compliqués qui permettent à des gens d’ordinaire réservés de se montrer brusquement tout à fait extravertis et très drôles. A les voir, il me vint à l’idée que le grand avantage des jeux, c’est qu’en un sens ils vous libèrent de vous-même : vous vous voyez « autorisé » à adopter des formes de comportement qui sinon seraient gratuites, gênantes ou complètement irrationnelles. J’en vins dont à des jeux de rôle pour musiciens.
Dans le premier, je donnais une feuille à chacun d’eux, mais personne ne savait à quelles instructions les autres devaient se conformer – si bien que les individus se retrouvaient dans des univers culturels différents. Au départ, ils reçurent des rôles liés à leurs instruments, puis lors des improvisations ultérieures je les échangeai (mais là encore dans le secret). Ce n’est que bien plus tard que chacun sut ce que les autres avaient été…
La seconde expérience, « Notes sur la musique vernaculaire de la région d’Acrux », était une tentative d’imaginer une culture musicale nouvelle, d’inventer des rôles pour les musiciens qui s’y trouvaient.
L’idée n’est pas que de tels jeux devaient dominer les événements, mais simplement vous permettre d’avoir un autre point de départ. Si vous y parvenez, vous pouvez espérer vous fier à l’intelligence musicale et à la curiosité des autres pour explorer ce nouveau territoire de manière fructueuse. Comme nous formions un groupe pour lequel cela avait toutes les chances d’être vrai – Reeves Gabrels, Erdal Kizilcay, Mike Garson, Sterling Campbell, David Bowie et moi -, Nous avons obtenu de très bons résultats en ce domaine.
Une chose intéressante : dans un jeu comme dans l’autre, j’ai écrit des rôles pour le coproducteur/ingénieur du son (Dave Richards) et son assistant (Domonik Tarqua), si bien qu’eux aussi ont joué un rôle actif dans les improvisations. Leur contribution s’est avérée très importante.
Le rôles :
1
On est en 2008. Vous êtes membre de l’un des nouveaux groupes « Néo-science » et vous jouez dans un club underground du ghetto afro-chinois d’Osaka, non loin de l’université. Le public est défoncé à l' »Eau de Rêve », un hallucinogène auditif si puissant que la condensation de la sueur suffit à en assurer la transmission. Vous en ressentez également les effets, vous sentant fasciné par des motifs rythmiques sur une note très compliqués, des hiéroglyphes sonores du genre tessons de la pierre de Rosette. Vous ne jouez pas dans une gamme particulière – ce sont des simples bouffées aléatoires de données que vous insérez dans votre jeu. Vous vous perdez dans la beauté rationnelle et dépouillée d’un système que personne d’autre ne comprend tout à fait, et vous émettez des messages qu’on ne peut traduire. Vous êtes un grand artiste, votre public attend de vous quelque chose d’intellectuellement stimulant.
Enfant, votre disque préféré (dans la collection de votre père) était Trout Mask Replica.
2
Vous jouez dans un collectif d’improvisation Néo-M-Base. On est en 1999, à la veille du second millénaire. Le monde retient son souffle, au niveau international les choses sont tendues. Vous jouez des « feuilles de son » atonales d’allure glacée, qui pendent, limpides, dans l’air, et constituent une toile de fond changeante derrière la musique. Vous vous considérez comme la « géologie tonale » de celle-ci – le soubassement harmonique dont tout le reste provient. Quand vous jouez, vous cascadez à travers des arpèges de glace – incroyablement lents et grandioses, ou vous jonglez avec une confusion intérieure compliquée. Entre ces cascades, vous balancez de brèves décharges staccato à la tonalité noueuse.
Vous adorez les vieux albums du Mahavishnu Orchestra.
3
Vous êtes membre d’un groupe « Art et Langage » du début du XXIè siècle. Vous vous livrez à des incantations, des permutations de quelque chose entre discours et chant. La langue que vous utilisez est riche et mystérieuse – et vous recourez à un « mélange » de plusieurs idiomes, puisque de toute façon le public, dans sa grande majorité, parle un patois nouveau qui mêle sans effort anglais, japonais, espagnol, chinois et wolof. A l’aide d’ordinateurs installés sur scène, de technique de sampling simultané et de chambres d’écho à longs retards, vous édifiez d’épais nuages de mots colorés. Vos admirateurs voient en vous le plus grand représentant de poésie abstraite.
Samuel Beckett est l’une de vos grosses influences.
4
Vous êtes un musicien de l’Astéroïde, un club de l’espace (actuellement en orbite à 300km au-dessus de la surface lunaire), et vous jouez avant tout pour le personnel de maintenance, rasé, tatoué et androgyne, qui se rassemble là les week-ends. Ce sont des durs qui aiment la musique bizarre, bien dure, sautillante et squelettique, et qui dansent selon des styles nouveaux, sexy et violents. Ces gens ont des goûts musicaux formés au début de l’adolescence, vers le milieu des années 90.
Enfant, votre plus grosse influence fut les Funkadelics.
5
On est en 2005. Vous êtes musicien d’un groupe de soul arabe dans un club nord-africain de rôles sexuels. La clientèle est riche, raffinée et impossible à choquer – elle est au monde arabe ce que New-York était aux Etats-Unis dans les années 80. Vous jouez une sorte de funk répétitif et atonal, avec de temps à autre des ornementations follement ambitieuses qui impressionnent votre futur beau-père, le ministre des réseaux de Siliconia, qui est dans l’assistance.
Vous adorez Farid et Atrache.
6
Vous êtes dans une banlieue de Lagos, la nouvelle Silicone Valey, où toutes les industries à très grande échelle d’intégration sont installées. L’endroit est plein de boites de nuit bizarres accueillant la communauté internationale très éclectique de l’endroit – groupes « Néo-science », « Art et Langage », « Nouvel Afrotech ». Celui auquel vous appartenez fut l’un des précurseurs de ce dernier genre. Votre musique est éclectique. C’est de la musique de danse très rythmée, marquée par des influences aussi diverses que la soul, la Silicon Techno et la Somadelia, mais bien entendu avec une saveur africaine très marquée. Ce qui se manifeste dans des orchestrations aux rythmes complexes, recourant abondamment aux percussions, ou par une sorte de tranchant agressif qui fait penser au grand Fela Ransome Kuti, avec de longs morceaux qui s’ouvrent lentement sur des climax et des ruptures multiples. Vous êtes considéré comme un des plus grands interprètes « Crack Rythm » de votre milieu.
Votre plus grosse influence fut autrefois Tunde Williams, trompettiste et orchestrateur de Fela dans le milieu des années 70.
7
On est en 2005. Vous êtes MO-tech du principal groupe de Forcefunk de la NAFTA. Ce genre de travail a fait son apparition dans les années 60; on disait alors « technicien de scène » mais, à mesure que la technologie se compliquait, il est devenu évident que beaucoup de décisions musicales importantes obéissaient à des choix technologiques mis en oeuvre bien avant que les musiciens ne montent sur scène. Celui qui procède à de tels choix dans un océan d’options aide à déterminer l’oeuvre. Si bien qu’apparut la fonction de technicien Modus Operandi. Votre travail consiste à déterminer les choses avant les concerts – choisir qui jouera, par exemple, ou quels seront les réglages des synthés, de quelle boîte à rythmes on fera usage, etc. – de telle manière que les musiciens soient placés dans des positions nouvelles et intéressantes, mis au défi; à noter quelles dispositions fonctionnent et les encourager, lesquelles ne marchent pas et doivent être remplacées.
Vous êtes tout particulièrement impressionné par des artistes tels que Aphex Twin et l’école ambient.
8
Vous êtes technicien d’enregistrement aux studios Niveau Zéro d’Hiroshima, les plus grands de l’empire médiatique Matsui. On est en 1998. Vous êtes célèbre pour vos effets de surprise – quand les musiciens écoutent la prise, vous avez, sans les prévenir, créé un paysage sonore au sein duquel elle est située. Vous vous considérez comme « un peintre de toiles de fond sonores ». Vous travaillez à l’aide de traitements ou de sons « environnementaux », de boucles et d’overdubs provoqués – comme cela vous plait. Vous travaillez en étroite collaboration avec votre assistant, dont vous sollicitez fréquemment les goûts, et qui possède une bibliothèque d’effets sonores que vous mettez à contribution.
Shadow Morton est votre personnage historique préféré. «
Brian Eno – Journal, une année aux appendices gonflés, fr. 1998, p. 450 sq
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Illustrations : 1- Photogramme tiré de Lost Highway, de David Lynch, dont I’m deranged, extrait de l’album 1- Outside, constitue le générique, de début et de fin. On y reviendra un jour, car on peut émettre l’hypothèse que ce titre soit le vortex autour duquel tourne l’oeuvre de Bowie, le film de Lynch étant lui-même l’oeil du cyclone que constitue l »ensemble de ses films, une mise en orbite de son art. 2- pochette de l’album 1- Outside