Mes élèves connaissent déjà pour la plupart André Gorz, parce que nous avons évoqué son poignant livre Lettre à D., quand nous avons tenté de saisir un peu mieux ce dont il s’agit lorsque nous parlons d’amour. Mais comme je l’avais précisé, Gorz est avant tout un penseur ayant une place de choix dans la tradition marxiste; on trouve dès lors dans son oeuvre bon nombre de textes mettant en oeuvre une réflexion assez incisive sur le travail, distinguant ce qui dans cette activité peut être libérateur
Ce qui suit est une bonne synthèse de ce que nous avons travaillé ensemble, dans plusieurs classes, à propos de notions différentes. Il y est question de la façon dont le sujet (qu’on pourrait définir, ici, comme l’être disposant, sur lui-même, d’une certaine autorité, étant dès lors apte à se déterminer par lui-même) se constitue contre l’ordre séduisant qui l’invite à ne pas se prendre en mains, à ne pas se déterminer par lui-même. Or, si le travail a, dans sa définition la plus noble, le pouvoir de subjectiver (de transformer en sujet) celui qui le met en oeuvre, il peut aussi, une fois organisé socialement d’une certaine manière, devenir ce qui empêchera toute subjectivation. En somme, selon la façon dont il est dirigé, le travail peut-être l’activité par laquelle on devient soi-même, tout comme il peut être le cadre entraînant une nécessaire aliénation. Le texte qui suit renvoie donc à des réflexions que nous avons déjà croisées chez Marx.
Bien entendu, la perspective de la consommation n’est pas davantage le domaine dans lequel on retrouvera nécessairement une autorité sur soi-même, puisque dans un environnement capitaliste, y compris si un système de taxes permet de financer le bien commun par l’intermédiaire de la consommation, le niveau de celle-ci, et les objets qu’il s’agit de consommer sont dictés par des plans marketing qui n’ont rien à envier au « plans » que les économies communistes pouvaient mettre en oeuvre. On ne peut être un « sujet consommateur », puisque le consommateur ne fait rien d’autre que ce à quoi on l’incite.
Dès lors, dans ce qui suit, il est aussi question de ce qu’est un homme, et du rapport particulier qu’il est censé avoir avec lui-même : l’homme est celui qui n’est pas déjà fait, et qui a donc comme perspective la possibilité de « se faire »; mais cette liberté est à double tranchant, puisqu’elle ouvre la possibilité d’être l’auteur de soi-même, mais elle laisse aussi à d’autres le soin de faire de nous un être qui n’aurait pas déterminé par lui-même ce qu’il est.
Normalement, la lecture de ce qui constitue l’entrée en matière de son livre, Ecologica, devrait convoquer quelques souvenirs du cours, voila une bonne manière de réviser sans ressasser :
« La question du sujet est restée centrale pour moi, comme pour Sartre, sous l’angle suivant : nous naissons à nous-mêmes comme sujets, c’est-à-dire comme des êtres irréductibles à ce que les autres et la société nous demandent et permettent d’être. L’éducation, la socialisation, l’instruction, l’intégration nous apprendront à être Autres parmi les Autres, à renier cette part non socialisable qu’est l’expérience d’être sujet, à canaliser nos vies et nos désirs dans des parcours balisés, à nous confondre avec les rôles et les fonctions que la mégamachine sociale nous somme de remplir.
Ce sont ces rôles et ces fonctions qui définissent notre identité d’Autre. Ils excèdent ce que chacun de nous peut être par lui-même. Ils nous dispensent ou même interdisent d’exister par nous-mêmes, de nous poser des questions sur le sens de nos actes et de les assumer. Ce n’est pas « je » qui agis, c’est la logique autonomisée des agencement sociaux qui agit à travers moi en tant qu’Autre, me fait concourir à la production et reproduction de la mégamachine sociale. C’est elle le véritable sujet. Sa domination s’exerce sur les membres des couches dominantes aussi bien que sur les dominés. Les dominants ne dominent que pour autant qu’ils la servent en loyaux fonctionnaires. C’est dans ses interstices, ses ratés, ses marges seulement que surgissent des sujets autonomes par lesquels la question morale peut se poser. A son origine il y a toujours cet acte fondateur du sujet qu’est la rébellion contre ce que la société me fait faire ou subir. Touraine, qui a étudié Sartre dans sa jeunesse, a très bien formulé ça : « Le sujet est toujours un mauvais sujet, rebelle au pouvoir et à la règle, à la société comme appareil total ». La question du sujet est donc la même chose que la question morale. Elle est au fondement à la fois de l’éthique et de la politique. Car elle met nécessairement en cause toutes les formes et tous les moyens de domination, c’est à dire tout ce qui empêche les hommes de se conduire comme des sujets et de poursuivre le libre épanouissement de leur individualité comme leur fin commune.
Que nous sommes dominés dans notre travail, c’est une évidence depuis 170 ans. Mais non que nous sommes dominés dans nos besoins et nos désirs, nos pensées et l’image que nous avons de nous-mêmes. Ce thème apparaît déjà dans Le Traître et est re-développé dans presque tous mes textes postérieurs. C’est par lui, par la critique du modèle de consommation opulent que je suis devenu écologiste avant la lettre. Mon point de départ a été un article paru dans un hebdomadaire américain vers 1954. Il expliquait que la valorisation des capacités de production américaines exigeait que la consommation croisse de 50% au moins dans les huit années à venir, mais que les gens étaient bien incapables de définir de quoi seraient faits leur 50% de consommation supplémentaire. Il appartenait aux experts en publicité et en marketing de susciter des besoins, des désirs, des fantasmes nouveaux chez les consommateurs, de charger les marchandises même les plus triviales de symboles qui en augmenteraient la demande. Le capitalisme avait besoin que les gens aient de plus grands besoins. Bien mieux : il devait pouvoir façonner et développer ces besoins de la façon la plus rentable pour lui, en incorporant un maximum de superflu dans le nécessaire, en accélérant l’obsolescence des produits, en réduisant leur durabilité, en obligeant les plus petits besoins à se satisfaire par la plus grande consommation possible, en éliminant les consommations et services collectifs (trams et trains par exemple) pour leur substituer des consommations individuelles. Il faut que la consommation soit individualisée et privée pour pouvoir être soumise aux intérêts du capital. »
André Gorz, Ecologica