Puisque j’ai évoqué Louis Stettner dans l’article précédent, en évoquant l’exposition qui lui est consacrée au Centre Beaubourg (Louis Stettner, Ici ou ailleurs), et puisque son oeuvre est vraiment passionnante, profitons-en pour partager autre chose, bien que ce ne soit pas directement lié à la question du travail.
Un des paradoxes de ce photographe, c’est qu’il n’a, à ma connaissance, jamais délaissé la photographie argentique, et n’a pas cédé à la tentation de la photographie numérique. D’ailleurs, l’exposition précisait qu’aujourd’hui encore, Louis Stettner se promène dans les Alpes et photographie encore, non plus les êtres humains, mais plutôt les arbres, avec une vielle chambre photographique lourde et encombrante, à l’ancienne.
Et pourtant, un photographe amateur qui, aujourd’hui, opérerait avec, par exemple, un petit appareil numérique ou bien un smartphone aurait beaucoup à apprendre de son oeuvre, car Stettner a été un de ceux qui, très tôt, ont délaissé non seulement les studios, mais aussi les mises en scène artificielles, pour préférer saisir « sur le vif » ce qu’il allait enregistrer sur la pellicule, offrant un travail véritablement documentaire sur les milieux qu’il observait, sans jamais, pourtant, s’éloigner d’une véritable préoccupation plastique, d’une ambition proprement « photographique », c’est à dire d’une volonté d’écrire avec la lumière et l’ombre.
Ainsi, la façon dont Louis Stettner parle de ses propres photographies et des techniques qu’il met en oeuvre mêlent souvent des préoccupations liées aux personnes qu’il photographie, aux lieux qu’il explore, avec des considérations strictement graphiques. Ainsi, si sont oeuvre peut être considérée comme artistique avant d’être documentaire, c’est parce que ce qu’il photographie n’est jamais l’objet de la photographie. C’est un point de départ à partir duquel quelque chose d’autre se construit, qui dépasse l’anecdote de l’instant saisi sur la pellicule, quelque chose qui est une forme qui se suffit à elle-même, à tel point qu’on n’a pas besoin de savoir ni où, ni quand ont été prises ces photos, elles s’imposent elles-mêmes non pas comme « image de » quelque chose, mais comme quelque chose en soi, une présence, qui n’est pas la copie de ce qui se tenait devant l’objectif, même si ça a quelque chose « à voir » avec ce qui était « là » à cet instant précis.
On comprend mieux, alors, le titre de cette exposition (que vous pouvez encore voir, gratuitement, au centre Pompidou) : Ici ou ailleurs. En fait, ce titre n’est rien d’autre que la définition même de la photographie.
Un exemple, parmi les différents propos de Stettner repris par l’exposition, me semble « parlant », c’est ce qu’il dit de la série de photographies qu’il a prises à New-York, en 1958, à Penn Station (http://www.loustettner.com), saisissant dans le métro des passagers, parfois en étant assis en face d’eux, les photographiant sans qu’ils s’en aperçoivent. Ce que Stettner dit de cette technique, qui n’est rien d’autre que ce qu’on appelle, aujourd’hui, « photographie de rue », on va le voir, croise les préoccupations documentaires, et les ambitions purement plastiques. Le texte qui suit s’intitule Sic transit :
« Sic transit
Photographier dans le métro est la première chose que j’ai faite après-guerre. J’y allais tous les jours, sur la ligne BMT, qui relie Coney Island à Times Square. Ce qui me fascinait, c’était la possibilité de contempler les autres. La plupart se rendaient à leur travail. J’opérais toujours dans les tunnels, jamais à la lumière du jour, ça aurait manqué de contraste [Note du moine copiste : vous la voyez, la transformation du regard documentaire en intention purement photo-graphique (c’est à dire en volonté d’écrire, de composer quelque chose avec la lumière et l’ombre ?)]. Parfois, la rame s’arrêtait longtemps… Je donnais l’impression de jouer avec mon appareil, un rolleiflex, avec lequel on vise en regardant en bas, et non en l’approchant de l’oeil – c’est moins aggressif. Souvent, les gens se rendaient compte que je les photographiais mais ils n’osaient rien dire ; la notion de vie privée était différente. Jamais personne ne s’est opposé à ma pratique. Aujourd’hui ce ne serait plus le cas. Lorsqu’ils prenaient conscience de la situation, j’arrêtais de les photographier. Ils n’étaient plus eux-mêmes, c’était trop posé. «