Il y a quelque chose de curieux à faire du film de Chaplin, Les Temps modernes, une référence automatique dans les dissertations portant sur le travail. Qu’un film qui envoie le personnage de Charlot à l’usine comme on verserait du sable dans les rouges des mécanismes d’une horloge, fasse àson tour l’objet d’une telle mécanique argumentative, ce n’est pas le moindre de ses paradoxes. Et à vrai dire, si cette illustration est encore possible, c’est qu’elle n’en est pas vraiment une. Les Temps modernes dépasse l’illustration, et comme toutes les grandes œuvres, elle n’est pas l’image d’autre chose qu’elle-même. Ce n’est une illustration qu’en apparence. C’est avant tout un acte. Et comme toutes les grandes actions, on n’en finit pas d’avoir des choses à en dire.
Ainsi, dans L‘Insurrection des vies minuscules, Guillaume Le Blanc renverse la façon habituelle dont on pose la question de la réussite « dans la vie » : la question n’est plus » comment on va s’élever dans la société ? Elle est bien plutôt : comment tenir le coup quand on est viré ? Comment habiter le monde malgré tout ? Comment construire une niche écologique pour temps précaire ? » On oublie de le dire, tellement on s’y est habitué : Charlot est un vagabond, un nomade qui semble toujours n’être, dans la Cité, que de passage. Le tour de force des Temps modernes consiste à l’introduire dans le monde de la production industrielle, dans le mécanisme de l’usine, comme un virus, afin d’en gripper les rouages. Et il est aussi, au sein de la grande industrie du cinéma, un agent dormant. Car c’est aussi de cela qu’il s’agit, évidemment. J’extrais juste quelques ligne du chapitre intitulé Travail. Et le moine copiste qui sommeille en moi se retient d’en partager davantage encore :
« Charlot, ouvrier, l’un de ces anonymes, visse des boulons sur une chaîne de montage mais rêve du bonheur de la vie illimitée. Aucune conciliation ne semble possible entre ces deux mondes. La vie rêvée de Charlot n’est pas sa vie réelle. Toute passerelle semble avoir disparu et Charlot n’a alors d’autre possibilité que de s’enfoncer progressivement dans sa vie mutilée. Laquelle devient une vie étrangère, inquiétante à force d’adhérer malgré elle aux canons de la normalité ambiante. S’il est vrai, selon Cavell, que « l »inquiétante étrangeté est l’expérience normale du cinéma », alors la répétition familière des actes de travail de Charlot finit par leur conférer une inquiétante étrangeté qui peut être interprétée comme la révélation d’un monde fondamentalement dépourvu de signification.
La vie mutilée de Charlot est une vie toujours plus réduite. Qui ne tient plus qu’à la ligne de la chaîne de montage sur laquelle il avance, tel un alpiniste en premier de cordée sur un plan vertical, automate en cours de fabrication, petit Frankenstein de la vie ordinaire, rompu en apparence à l’intensification des cadences, décrétée par supervision depuis des écrans placés à divers endroits, reliant le patron, invisible en haut du building, aux contremaîtres qui fixent les rythmes et procèdent aux surveillances.
Mais le corps réel de Charlot ne saurait se loger dans la gangue automatisée que la loi du travail cherche à greffer dans sa chair. La recherche du bonheur intervient par incises comme la promesse d’une autre vie, pleinement humaine, dans laquelle il devient enfin possible de ne pas être tellement gouverné par la loi du travail. Traîner aux toilettes en fumant, c’est se refaire une santé, un corps de possibilités face à la loi impossible du travail. C’est désirer abolir momentanément cette loi en usinant une petite figure à soi dans le monde des autres. Charlot recherche la différence entre la vie désirable et la vie machinale, il veut l’éprouver comme une bulle d’air en laquelle plonger régulièrement sa tête pour respirer. Se maintenir en vie malgré tout. Pourtant, le monde du travail est un monde hautement toxique où les cadences s’embrasent, les surveillances se propagent et les machines s’affolent.
Bientôt viendra le moment où tous les actes vitaux seront recyclés dans la grande machinerie sociale. Bientôt le cycle biologique lui-même sera intégré au cycle du travail. Et, dans cette absorption totale du corps turbulent, une nouvelle humanité sera enfin engendrée, industrieuse, adaptable, programmée. La séquence fordienne de l’analytique des Temps modernes est un catalyseur des émotions trahies, un enfumage en règle de toutes les poursuites de bonheur. Nous vivons de l’intérieur le paradoxe des temps modernes : le recherche de son bonheur implique d’avoir un travail mais le travail tue le bonheur. Il tend à faire de l’être humain une ombre sans relief, petit corps défait, une machine en direction de la machine. Heureusement, et de façon finalement inattendue, l’auto-mangeoire Bellows que le directeur veut introduire dans son usine pour mécaniser le temps de pause de midi en le rendant plus efficace et moins aléatoire ne fonctionne pas bien. Il reste que Charlot, dans l’expérimentation dont il est l’objet, encastré entre la mangeoire automatisée, pris en elle comme dans une tenaille, n’a plus la moindre possibilité de fuite. C’en est fini de toute halte dans la vie infernale, de l’hétérotopie des toilettes, de la possibilité non programmée de l’Ailleurs. Même le déjeuner est un épisode supplémentaire de soumission au travail. La vie non réglée est absorbée et recyclée dans la mécanique du travail. Au point que Charlot absorbe les boulons de l’auto-mangeoire, devenant lui-même machine, abolissant la frontière entre le naturel et l’artificiel. Le devenir-machine de Charlot est lancé. Il se réalise pleinement lorsqu’il glisse inopinément dans les rouages de l’appareillage et voyage entre les roues dentelées comme la mince pellicule d’un film dans l’appareil-projecteur d’un cinéma. »
De quel monde sommes-nous les témoins, les spectateurs ? Et la question de Charlot à la gamine revient comme une boucle narrativepersistante, le seul leitmotiv des subalternes : « Où habitez-vous ? » L’usine, c’est l’anti-chez-soi dans lequel le corps du travailleur est métamorphosé en corps fou, soumis à tous les spasmes des cadences incorporées. Ces spasmes créent la chorégraphie de l’aliénation. Charlot quitte son poste de travail et danse soudainement, moins par lui-même que parce qu’il est, au contraire, privé de soi, que parce qu’il ne s’appartient plus. Il devient le danseur dépossédé par la loi contemporaine de la division du travail. A chacun sa tache mais aucune vie ne loge dans une tache. A chacun son rythme mais aucune vie ne loge dans un seul rythme. L’eurythmie-Charlot est une sorte de réponse désespérée à la pathologie sociale qui réduit toutes les possibilités de vie des uns et des autres, dans laquelle Charlot est plongé, au point de se risquer de disparaître, au point de s’exténuer à ne pas disparaître. »
Guillaume Le Blanc; L’Insurrection des vies minuscules, o. 84 sq
En prime, voici six séquences au cours desquelles on peut regarder les frères Dardenne, commentant quelques plans des Temps modernes. Evidemment, comme ils ont l’oeil aiguisé, ils vont vite à l’essentiel et captent, dans l’ensemble du film, quelques éléments clé qui permettraient, en les développant, de constituer ce genre de discours qu’on peut attendre dans un travail philosophique. Parce que miraculeusement, sans être une illustration du monde, un tel film permet de saisir au plus juste les concepts grâce auxquels on pense le monde.