Certains, parmi ceux qui ont déjà abordé en cours de terminale la notion du travail, ont peut-être remarqué que, pour une fois, les débats politiques suscités par la campagne présidentielle qui s’installe doucement font un peu écho aux éléments de réflexion qu’on tente de mettre en place quand on aborde cette épineuse question du travail.
Épineuse, car, en gros, tout en cherchant à échapper à l’effort qu’il réclame, on cherche cependant à en augmenter le fruit, c’est à dire le revenu. On tient là l’un des nœuds permettant de comprendre la notion (mais ce n’est pas le seul, et ce n’est pas, toute considération sociale mise à part, le principal), mais aussi l’un des ressorts qui permet de contraindre le plus grand nombre à travailler : il suffit, pour cela, de provoquer une précarité la plus grande possible; et de lier, si possible systématiquement, le revenu permettant de vivre à l’effort qu’on aura produit.
Bien entendu, plus la productivité augmente, moins, a priori, il est nécessaire de produire de travail, à consommation constante. Mais à consommation constante, il faut un revenu constant. L’enjeu, c’est alors de déterminer comment on peut rémunérer de façon constante pour une quantité de travail qui, elle, est censée baisser. .C’est aussi de continuer à convaincre qu’il est nécessaire de travailler autant alors même que chacun voit bien dans son travail qu’il produit beaucoup plus qu’avant, dans un temps nettement réduit.
Ce débat n’est pas nouveau, et en 1990, dans les colonnes du Monde diplomatique, André Gorz écrivait un article dans lequel il diagnostiquait la nécessité, pour une société dont le seul moteur officiel est le salaire, de rendre celui-ci d’autant plus nécessaire en précarisant davantage ceux qui vivent de leur salaire. D’où le titre de cet article : Pourquoi la société salariale a besoin de nouveaux valets.
En mai 2013, le Monde diplo exhumait cet article pour le proposer de nouveau à la lecture. Il semble que ce temps soit, de nouveau venu, tant les analyses de Gorz sont à la racines de certaines des pistes politiques qu’on semble vouloir nous proposer. Evidemment, ici, l’enjeu est avant tout philosophique, mais on remarque que, si la philosophie n’indique pas clairement quelle est la voie qui doit être suivie, politiquement, en revanche, elle montre que derrière le choix politique, il peut y avoir une réflexion portant sur les concepts, sur les mécanismes qui nous mènent à penser que tout travail mérite salaire, et que dés lors tout revenu implique un effort. De là à penser que cette réflexion ne soit pas une simple possibilité, mais un devoir, il n’y a qu’un pas que nous franchissons ici.
Et ce qui suit n’indique cependant pas pour quel candidat il faut voter lors des prochaines élections :
Dans l’ensemble des pays capitalistes d’Europe, on produit trois à quatre fois plus de richesses qu’il y a trente-cinq ans ; cette production n’exige pas trois fois plus d’heures de travail, mais une quantité de travail beaucoup plus faible. (…)
Nous sortons de la civilisation du travail, mais nous en sortons à reculons, et nous entrons à reculons dans une civilisation du temps libéré, incapables de la voir et de la vouloir, incapables donc de civiliser le temps libéré qui nous échoit, et de fonder une culture du temps disponible et une culture des activités choisies pour relayer et compléter les cultures techniciennes et professionnelles qui dominent la scène. (…)
Pour près de la moitié de la population active, l’idéologie du travail est devenue une mauvaise farce ; l’identification au travail est désormais impossible, car le système économique n’a pas besoin ou n’a pas un besoin régulier de leur capacité de travail. La réalité que nous masque l’exaltation de la « ressource humaine », c’est que l’emploi stable, à plein temps, durant toute l’année et toute la vie active, devient le privilège d’une minorité. Pour [les autres], le travail cesse d’être un métier qui intègre dans une communauté productive et définit une place dans la société. Ce que le patronat appelle « flexibilité » se traduit pour les salariés par la précarité. (…)
Que doit être une société dans laquelle le travail à plein temps de tous les citoyens n’est plus nécessaire, ni économiquement utile ? Quelles priorités autres qu’économiques doit-elle se donner ? Comment doit-elle s’y prendre pour que les gains de productivité, les économies de temps de travail profitent à tout le monde ? Comment peut-elle redistribuer au mieux tout le travail socialement utile de manière à ce que tout le monde puisse travailler, mais travailler moins et mieux, tout en recevant sa part des richesses socialement produites ?
La tendance dominante est d’écarter ce genre de questions et de poser le problème à l’envers : comment faire pour que, malgré les gains de productivité, l’économie consomme autant de travail que par le passé ? Comment faire pour que de nouvelles activités rémunérées viennent occuper ce temps que, à l’échelle de la société, les gains de productivité libèrent ? A quels nouveaux domaines d’activité peut-on étendre les échanges marchands pour remplacer tant bien que mal les emplois supprimés par ailleurs dans l’industrie et les services industrialisés ?
On connaît la réponse, pour laquelle les Etats-Unis et le Japon ont montré la voie : le seul domaine dans lequel il est possible, en économie libérale, de créer à l’avenir un grand nombre d’emplois, c’est celui des services aux personnes. Le développement de l’emploi pourrait être illimité si l’on parvenait à transformer en prestations de services rétribuées les activités que les gens ont, jusqu’à présent, assumées chacun pour soi. Les économistes parlent à ce sujet de « nouvelle croissance plus riche en emplois », de « tertiarisation » de l’économie, de « société de services » prenant le relais de la « société industrielle » (1). (…)
Le problème de fond auquel nous sommes confrontés est celui d’un au-delà de l’économie et, ce qui revient au même, d’un au-delà du travail rémunéré. La rationalisation économique libère du temps, elle continuera d’en libérer, et il n’est plus possible, par conséquent, de faire dépendre le revenu des citoyens de la quantité de travail dont l’économie a besoin. Il n’est plus possible, non plus, de continuer à faire du travail rémunéré la source principale de l’identité et du sens de la vie pour chacun.
La tâche d’une gauche, si gauche il doit y avoir, consiste à transformer cette libération du temps en une liberté nouvelle et en des droits nouveaux : le droit de chacun et de chacune de gagner sa vie en travaillant, mais en travaillant de moins en moins, de mieux en mieux, tout en recevant sa pleine part de la richesse socialement produite. Le droit, d’autre part, de travailler de façon discontinue, intermittente, sans perdre durant les intermittences de l’emploi le plein revenu — de manière à ouvrir de nouveaux espaces aux activités sans but économique et à reconnaître à ces activités qui n’ont pas la rémunération pour but une dignité et une valeur éminentes, tant pour les individus que pour la société elle-même.
André Gorz
Source de l’aricle :
http://www.monde-diplomatique.fr/2013/05/GORZ/49074
Illustrations :
Photogramme extrait du film Playtime, de Jacques Tati (1967)
Portrait d’André et Dorine Gorz