Ce que nous partageons ici est à ce point un classique que ceux qui sont déjà initiés à la philosophie vont sans doute trouver qu’on manque d’originalité. Mais pensons un peu aux novices, et on saisira mieux l’intérêt qu’il y a à mettre en avant, une fois de plus, ce texte du philosophe Emile Chartier, publiquement connu sous son pseudonyme : Alain.
« Le doute est le sel de l’esprit ; sans la pointe du doute, toutes les connaissances sont bientôt pourries. J’entends aussi bien les connaissances les mieux fondées et les plus raisonnables. Douter quand on s’aperçoit qu’on s’est trompé ou que l’on a été trompé, ce n’est pas difficile ; je voudrais même dire que cela n’avance guère ; ce doute forcé est comme une violence qui nous est faite ; aussi c’est un doute triste ; c’est un doute de faiblesse ; c’est un regret d’avoir cru, et une confiance trompée. Le vrai c’est qu’il ne faut jamais croire, et qu’il faut examiner toujours. L’incrédulité n’a pas encore donné sa mesure.
Croire est agréable. C’est une ivresse dont il faut se priver. Ou alors dites adieu à liberté, à justice, à paix. Il est naturel et délicieux de croire que la République nous donnera tous ces biens ; ou, si la République ne peut, on veut croire que Coopération, Socialisme, Communisme ou quelque autre constitution nous permettra de nous fier au jugement d’autrui, enfin de dormir les yeux ouverts comme font les bêtes. Mais non. La fonction de penser ne se délègue point. Dès que la tête humaine reprend son antique mouvement de haut en bas, pour dire oui, aussitôt les rois reviennent. »
Alain, Propos sur les pouvoirs, §140
Quelques remarques, afin d’en accompagner la lecture :
Tout d’abord, il n’est possible de comprendre le propos d’Alain que si on sait pourquoi on conservait la nourriture dans le sel, avant de disposer d’une véritable chaîne du froid : les bactéries se nichant dans l’eau, et le sel absorbant l’humidité, plonger les aliments dans le sel permet de les assécher. En retirant l’eau, on retire aussi toute bactérie, et toute source potentielle de pourrissement. Il ne s’agit donc pas de considérer le doute comme un condiment ou un assaisonnement de l’esprit, ce qui n’aurait pas de sens, mais de voir en cette attitude de l’esprit la condition de son assainissement.
Car la pensée, elle aussi, peut contenir, sans qu’on s’en aperçoive, les germes d’une moisissure qui, si on ne la contenait pas, atteindrait par contamination et prolifération une majeure partie des connaissances, et des jugements. Cette pourriture des connaissances, c’est tout simplement l’erreur, qui est d’autant plus difficile à débusquer que, pour celui qui en est porteur, elle a tout l’air d’être une connaissance fiable, c’est à dire un jugement auquel on peut se fier. Fiable, fier, confiance, autant de mots qui sont déclinés de la racine latine fides, qui désigne la foi, la confiance.
On pourrait croire que la confiance en ses propres connaissances est une force, une assurance de se tenir éloigné de toute forme d’erreur. Il n’en est rien d’après Alain. Pour lui, c’est le doute qui constitue la véritable force de l’esprit, précisément parce que tant qu’on doute, on ne commet pas l’erreur. Et inversement, se tromper, c’est placer sa confiance en un jugement qui ne le méritait pas, ce qui arrive nécessairement si on ne se méfie pas, puisqu’il n’y a rien qui ressemble plus à la vérité, qu’une erreur. Si les erreurs se présentaient d’emblée comme telles, on ne les croirait pas. On comprend alors que la thèse d’Alain puisse s’exprimer en ces termes : « le vrai, c’est qu’il ne faut jamais croire », puisque croire, c’est précisément ce que nous faisons quand nous nous trompons. C’est pour ça qu’il s’agit de se méfier des connaissances qui nous semblent être les plus certaines, « les mieux assurées et les plus raisonnables
Cependant, on peut trouver le premier paragraphe de cet extrait paradoxal. En effet, il semble curieux de faire la louange du doute, pour ensuite, très majoritairement, tenir des propos manifestement péjoratifs à son sujet. Il faut donc comprendre qu’Alain distingue deux formes de doute, et qu’il préfère l’une à l’autre, précisément parce que l’usage volontaire d’un certain doute permet d’éviter de tomber dans l’autre.
Il y a un doute qui nous frappe sans qu’on l’ait vu venir. C’est celui qui s’abat sur nous quand nous nous rendons brutalement compte que ce qu’on avait toujours cru « vrai » s’avère être, en fait, une erreur. Chacun a déjà vécu ce genre de moment, parce qu’on a été victime d’un quiproquo, parce qu’on avait été d’autant plus naïf qu’on ne savait pas qu’on était naïf. Le moment où on se rend compte de son erreur est toujours pénible, et honteux. C’est ce doute que décrit majoritairement Alain ici, alors que ce n’est pas celui qu’il privilégie. D’où les qualificatifs critiques envers ce qui semble être, avant tout, le sentiment d’avoir été trompé, et ce d’autant plus douloureusement qu’on est en réalité victime de soi-même, ce qui provoque tristesse, honte, faiblesse. A chaque fois, ce doute précis est vécu douloureusement parce qu’il est consécutif à la prise de conscience d’une erreur. Pour l’éviter, il faut dès lors éviter ce qui le cause : l’erreur elle-même.
Mais c’est ici qu’il ne faut pas se tromper : Si l’erreur provoque un doute douloureux, la solution ne consiste pas à éviter le doute, mais au contraire à le provoquer; volontairement. Le doute est à lui-même sa propre solution. Douter volontairement, c’est précéder l’erreur afin de l’éviter. Pour cela, Alain le dit, il faut se montrer incrédule, c’est à dire cesser de croire. Et si cette méthode n’a pas encore montré tout ce dont elle est capable, c’est qu’elle réclame à être mise en oeuvre sans fin, comme un bouclier immuablement dressé contre les erreurs, c’est à dire contre l’adhésion facile à des connaissances qui, en fait, n’en sont pas.
En fait, ce dont il faut se méfier, c’est de notre tendance spontanée à « adhérer », à accueillir des idées comme des évidences, et à nous y fier. Le second paragraphe permet de mieux le comprendre, même s’il impose de faire quelques sacrifices. Ceux ci concernent les grands idéaux qu’Alain aligne comme autant de totems devant lesquels nous aimons nous prosterner comme devant des divinités auto-instituées, sans jamais nous être interrogés à leur sujet. Ces idéaux, Alain nous prévient : on s’en tiendra d’autant plus éloigné qu’on croira leur être proche. En d’autres termes : c’est en croyant saisir ce que sont la paix, la justice, la liberté, qu’on les perd. Et en la matière, on se trompe d’autant plus qu’on s’en remet aux institutions dont on croit qu’elles saisissent mieux que nous ces idéaux, et qu’elles seront capables de nous les livrer dans toute leur pureté. On saisit mieux, ici, la dimension politique de la réflexion d’Alain. Parce qu’en matière d’idéaux, les erreurs ne tombent pas du ciel. Elles sont entretenues et elles trouvent dans les rapports de pouvoir un terrain idéal pour prospérer. Etre sous l’autorité d’un autre, être sous son influence, c’est accepter comme vrai son propos en abandonnant tout esprit critique. Les grandes institutions provoquent une fascination telle que les concepts qu’elles utilisent sont pris, tels quels, pour des vérités établies, sans aucun recul critique, sans aucune réflexion, sans aucun doute en somme.
S’en laisser conter, à propos des idées, c’est être sous l’influence d’une idéologie sans même s’en rendre compte. Combien sont capables de défiler pour la république, de se battre pour sauver les valeurs républicaines sans même être capable de définir la République ? Combien de discours absurdes est-on capable de tenir à propos de la liberté, croyant combattre en son intérêt, et tirant dès lors allègrement contre son propre camp ? Combien de propos définitifs sur le « travail », qui parlent, en fait, d' »emploi » ? Nous sommes très légers avec les concepts lourds. Nous prenons pour acquis ce qui, en fait, réclamerait un long travail préparatoire avant de pouvoir prétendre le maîtriser. Un travail si long, en fait, qu’on devrait plutôt s’en tenir à considérer pour de bon que non, décidément, on en le maîtrisera jamais tout à fait.
La véritable justice, c’est celle dont on est en quête, et non celle qu’on croit posséder. La paix n’est jamais acquise, elle est le fruit d’un entretien constant. Il n’y a pas moins libre que celui qui est convaincu de l’être absolument. Etre conscient qu’on se tient, nécessairement, à l’écart des idéaux, c’est se tenir à leur juste distance. Se croire intime des idées, c’est en être bien plus éloigné qu’on ne le voudrait. Si le respect est une juste distance avec les êtres, on pourrait dire que la vérité ne peut s’aborder que dans le plus grand des respects. Il ne s’agit pas d’instaurer une sacralité artificielle et dogmatique, mais de reconnaître ce qui est : il y a du jeu entre notre pensée et la vérité, elles ne coïncident jamais tout à fait. Tout ce que nous pouvons faire, c’est tenir des propos qui soient, le plus possible, en harmonie avec la vérité, en accord avec elle. Mais vérité et connaissance ne chanteront jamais d’une seule et même voix. Dès lors, s’en remettre aux autorités, aux milieux autorisés, c’est vouloir prendre un raccourci qui n’a pas lieu d’être, puisque cela consiste à croire qu’il existe une autorité capable d’accéder à la vérité, et qu’il suffit de l’écouter pour être soi-même dans le vrai. C’est là une illusion dont il faut se dépendre : rien, ni personne, ne parvient au terme d’un tel parcours. Le croire, c’est abdiquer devant un discours qui, nécessairement, trompe, ou se trompe. Si la fonction de penser ne se délègue point, c’est parce que personne n’a d’autorité légitime à penser à la place des autres. Mieux vaudrait, alors, s’en remettre à un prophète. Mais ce serait alors affirmer que penser n’est plus nécessaire, qu’il suffit d’écouter et reprendre un propos définitivement acquis, pour le reproduire tel quel.
Nous n’en sommes pas là, parce que même le jugement selon lequel telle connaissance peut être établie comme prophétie définitive est sujet à caution. On ne peut recevoir un tel jugement comme une vérité éternellement établie. Pour cela, il faudrait accepter sans examen un propos qui s’imposerait comme véridique, en dehors de toute forme d’examen. Or, le propre d’une prophétie, c’est qu’elle est ce qui est reconnu comme vrai en dehors de tout examen, et même, contre toute mise en examen. Si on la questionne, c’est qu’on ne la considère plus comme prophétie, qu’on l’envisage comme une connaissance lambda, et qu’on en a fini de la crédulité. Reconnaissons cette cohérence à la prophétie : elle n’a pas de source humaine. Au moins, elle ne consiste pas à se soumettre à un jugement humain. Mais pour toutes les autres connaissances, on pourra admettre avec Alain que la soumission est hors de propos, puisque chacun est tout à fait capable, comme le disait Descartes lorsqu’il observait que tous les hommes sont également dotés de « bon sens », de penser par soi-même. Acquiescer en hochant la tête, s’incliner devant une vérité humaine, c’est abdiquer un pouvoir qu’on ne peut abandonner qu’en renonçant à ce que nous sommes, le plus intimement : des êtres pensant. Et si la vérité, quand on l’atteint, réclame qu’on arrête de penser, alors on peut considérer qu’il est contre nature, pour l’homme, d’en être possesseur. C’est donc précisément en cette conviction de ne plus avoir à douter qu’il faut placer notre plus grande méfiance.