Whatever I’ve done
I’ve been staring down the barrel of a gun
Depeche Mode – Barrel of a gun
Encore un petit Bond dans la dialectique ?
De la forme au signe il n’y a qu’un pas. Si James Bond est une forme générale, un ensemble abstrait, conceptuel, qui demeure invariant quelles que soient les apparences diverses que revêtent les films, le concept de James Bond, semblable à lui-même, s’appuie lui sur des signes qui réapparaissent, presque identiques à eux-mêmes, d’épisode en épisode. Ce sont les éléments qui matérialisent l’identité générale de la série, avec lesquels on ne peut jouer que très prudemment, chaque écart pris avec le modèle originel constituant, dès lors, une sorte de manifeste esthétique.
Ces invariants sont des formes esthétiques qui permettent au spectateur de se trouver sur un territoire dont il connait déjà quelques balises. Quelques éléments sonores, puisque la musique de James Bond est assez précisément codifiée, et quelques éléments visuels aussi. Dont, la fameuse Gun barrel sequence. On ne sait pas forcément que ce moment porte ce nom, mais tous ceux qui ont déjà vu un James Bond devinent de quoi il s’agit : cette sorte de micro-générique commun à tous les films, qui prend la forme d’une sorte de diaphragme d’objectif, qui est en réalité la vue intérieure d’un canon d’arme à feu, qui vise la silhouette de James Bond arrivant de profil, se tournant vers la salle pour tirer en premier. Depuis 1962, à quelques variations près, chaque épisode propose cette séquence désormais iconique.
Quelqu’un d’assez malin a eu une chouette idée : monter en split screen la totalité de ces ouvertures, de sorte que la fameuse Gun barrel sequence soit exactement synchronisée dans chaque case. Et que remarque-t-on ? Que conformément à ce qu’on évoquait dans un article précédent, l’apparition de James Bond sous la forme de Daniel Craig est une rupture radicale dans la série, et ce jusque dans la mise en scène de cette séquence, qui est totalement métamorphosée, et presque niée puisque Bond y entre presque malgré lui, de dos, saisi en pleine action à la fin de la scène d’ouverture, tournée en noir et blanc. Le timing est spécifique, l’image ne peut être confondue avec aucun autre épisode. Ce film est transgressif dans la série à laquelle il appartient, y compris dans ses signes d’appartenance à cette série. Pour autant, malgré la rupture qu’il s’agit de signifier ici, cette révolution est aussi un signe de continuité. Un message est envoyé à tous les fans de films d’action, et de récits d’espionnage : oui, on sait que Jack Bauer est passé par là, et que le James Bond d’avant n’a plus sa place dans l’univers cinématographique du 21ème siècle, si ce n’est sous forme parodique, et on sait aussi que ce créneau a été pris par OSS 117. Oui, James Bond peut encore exister, mais il faut qu’il synthétise en lui tout ce qui a été injecté dans les films d’action, tout ce qui fait de lui un personnage d’un temps révolu. Plutôt que s’opposer à ce qui le combat, il l’intègre, il le synthétise. C’est de la dialectique.
Il revient donc, plus sombre qu’avant, et en une scène de flashback, c’est à dire une mise en scène du passé, on va passer de la rencontre classique entre agents secrets (dialogue poli, tentative d’élimination), ratée, aux temps modernes (la baston dans les toilettes, détruisant tout sur son passage, le sang, la sueur, la rage, l’absence totale de fairplay et de self-control, la souffrance visible, les blessures concrètes), réussie. A partir de là, cet univers quitte son jardin d’Eden et embarque avec lui le spectateur, qui va accepter ce nouveau contrat, parce qu’il y a quelque chose à reconnaître dans le méconnaissable, une victoire radicale (c’est à dire fondée sur les racines) contre ce qui était censé le dépasser.
La Gun barrel sequence est, déjà, en elle-même dialectique, dès sa première version, puisqu’elle joue sur une inversion du rapport entre celui qui regarde et celui qui est regardé, entre celui qui vise et celui qui se fait tirer dessus. On croit être le tireur d’élite, on pense être au coeur du canon, le voyeur, et on est soudain pris pour cible, touché, au point que le champ de vision tout entier est noyé dans le sang. On ne saurait mieux plonger le spectateur dans le spectacle. Mine de rien, cette séquence est à elle seule une destruction du fameux quatrième mur du cinéma. Dans Casino Royale, cette destruction n’est plus simplement un signe, car la séquence est intégrée au récit, Bond y apparaît de façon naturelle, ce n’est plus sa silhouette qui nous tire dessus, c’est lui.
Elle est, aussi, une image du processus même de la saisie des images par le cinématographe. Après tout, il y a quelque chose de tellement commun entre le fusil et la caméra, au delà même de l’optique du viseur, qu’une des caméras inventées par Etienne-Jules Marey, pour saisir, photographie après photographie, et ce le plus vite possible, le mouvement et le restituer ensuite en le projetant, avait précisément la forme d’un fusil. La séquence d’ouverture des James Bond est donc, en fait, un retournement de l’ordre habituel du cinéma. Un peu comme Godard le met en scène en ouverture du Mépris. Et si on voulait carrément surinterpréter cette courte séquence, on pourrait y voir une relecture, et un hommage au fameux court-métrage des Frères Lumières, peut-être aussi le premier film comique de l’histoire du cinéma : L’Arroseur arrosé.
Inutile de préciser, dans la grille qui suit, où se trouve ce fameux Casino Royale, première apparition du James Bond nouvelle manière, sous les traits de Daniel Craig. On le repère aisément. Il dépasse tous les autres, puisqu’il en est la négation, et la somme tout à la fois.