Nouveau sujet tiré d’une préparation à l’examen menée avec des étudiants en BTS, pour leur épreuve de Culture générale et d’expression. Le sujet, ici, est le suivant : Modifier le corps humain, est-ce le propre de l’homme ? A strictement parler, on pourrait se contenter des deux premières parties, qui permettraient déjà de proposer quelque chose d’un peu substantiel à son lecteur, avec de la référence très classique (Aristote), et de la culture plus contemporaine (avec Massacre à la tronçonneuse, ou The Walking Dead). Mais on s’est dit qu’on pouvait, à la manière du corps humain, étendre encore un peu plus la réflexion, en proposant de considérer que le « corps humain », ce soit davantage encore que ce qu’on suppose d’habitude. Un peu à la manière dont on dit d’une équipe de sport qu’elle fait corps autour du projet commun, on peut considérer que l’humanité, elle aussi, fasse corps, et que celui-ci s’étende partout où les êtres humains interviennent. C’est toute l’idée de la troisième partie.
On pourrait penser que l’augmentation du corps de l’homme est une tentation récente, qui serait caractéristique de ce qu’on appelle le transhumanisme, ce projet visant à améliorer l’homme afin de le doter d’aptitudes nouvelles, et de rompre avec ses fragilités d’avant. Et à ce compte-là, on pourrait se dire que ce projet serait une rupture pour l’homme qui, jusque-là, aurait vécu selon sa nature, mortelle et fragile, tandis que le transhumain serait, lui, un être artificiel, et donc plus tout à fait un homme. Mais une telle conception est loin d’être évidente, et ce pour au moins deux raisons. Tout d’abord, on peut se demander si l’homme, dès lors qu’il a conçu des outils, n’a pas cherché, immédiatement, à augmenter son corps. Et on peut alors se dire que l’homme a toujours été un être en trans-formation. Ensuite on peut se dire aussi que si l’homme se transforme ainsi, c’est qu’il n’a pas de définition propre, et que dès lors, il n’y a pas de propre de l’homme. Dès lors, il n’y aurait pas d’opposition possible entre l’homme naturel et l’homme dénaturé, puisque l’homme serait, en fait, tout simplement cet être qui, par nature, se dénature.
On peut, évidemment, se dire que l’homme c’est, a priori, cet être qui partage, dans l’ensemble de son espèce, des caractéristiques génétiques qui permettent de le repérer comme humain, au sens où il se distingue des animaux. Il y aurait donc une nature humaine, définie par ce que l’homme est, matériellement, c’est-à-dire à la naissance : un ensemble de gènes qui font que chaque individu appartient bien à l’humanité, et pas à une autre espèce.
A ces caractères génétiques sont liées des aptitudes spécifiques à l’humanité, qui donc la définissent en la distinguant des espèces qui n’en bénéficient pas. Ainsi, l’homme est naturellement apte au raisonnement, à la connaissance, et à la connaissance de sa propre connaissance. C’est pourquoi on l’appelle homo sapiens sapiens. Il sait qu’il sait. De ceci on peut tirer l’enseignement suivant : l’homme est naturel quand il laisse aller ses caractères naturels. Or il est porté de deux façons à « l’augmentation ». Naturellement, il connaît une forte phase de croissance jusqu’à 20 ans. Son corps grandit, et il le fait de façon parfaitement naturelle. Puis il vieillit, de façon tout aussi naturelle. Et cela aussi est programmé génétiquement. L’autre forme d’augmentation de lui-même, qui réclame des actes volontaires de se part, c’est sa croissance intellectuelle. L’homme peut apprendre, ce qui réclame un effort, et un travail régulier.
Le propre de l’homme, ce serait donc de laisser faire la nature pour l’augmentation du corps, et d’agir conformément à la nature humaine pour ce qui est des apprentissages et de la culture. Et c’est bien ainsi que les hommes se sont eux-mêmes considérés jusqu’au 20ème siècle : l’humanisme, c’est la volonté d’accroître ce qui peut, en l’homme, l’être volontairement : son savoir et sa sagesse. Le reste, c’était livré à la nature. Mais l’augmentation intellectuelle (qui passe tout de même par un effort du corps, puisqu’on pense avec son cerveau, pour simplifier un peu grossièrement) était, aussi, un processus naturel. En quelque sorte, par l’apprentissage, par l’entrainement au raisonnement, il s’agissait pour l’homme de devenir ce que la nature avait prévu qu’il devienne, grâce à la transmission de ses aînés. L’évidence, si on veut ainsi laisser aller la nature, c’est qu’en revanche, il est hors de question d’intervenir sur le corps lui-même, puisque celui-ci grandit à son propre rythme et selon des dimensions relativement communes. Et comme une telle croissance est un phénomène observable aussi chez les plantes et les animaux, on ne peut pas dire qu’il soit spécifique à l’homme, et il ne lui est donc pas propre.
Le propre de l’homme, ce serait donc de s’augmenter de la façon qui lui est propre, c’est-à-dire spirituellement, intellectuellement. Ce serait là un agrandissement conforme à sa nature, et pour le corps, il s’agirait au contraire de le laisser faire tel que son programme génétique le commande, sans chercher à entraver ses mouvements, sans chercher non plus à lui en imposer d’autres. Mais c’est là qu’on peut émettre une objection importante, qui n’est pas nouvelle puisqu’on en trouve les racines dans la Grèce antique.
Le problème avec l’homme, c’est qu’on ne sait trop où se trouve son corps. Cette phrase est un peu étrange, on va l’expliquer, tout d’abord en l’illustrant. Chacun a déjà eu l’occasion d’utiliser une télécommande. Celle-ci, quand elle est dirigée vers la télévision, peut servir à changer de chaine, augmenter ou diminuer le volume, etc. Il se passe alors quelque chose d’intéressant : le corps de celui qui tient la télécommande agit sur quelque chose avec quoi il n’est pas en contact physique, comme s’il avait une baguette magique. C’est comme si soudainement le bras du téléspectateur s’allongeait pour rejoindre l’écran situé à plusieurs mètres de lui. Et le principe fonctionne évidemment avec tout ce que l’homme peut prendre en main, et qui lui donne une aptitude à agir sur le monde autour de lui, dans son environnement immédiat, ou à longue distance (avec un téléphone par exemple, et a fortiori avec un smartphone).
L’homme est le seul à augmenter son corps en le complétant avec des dispositifs qui permettent d’augmenter sa sphère d’influence. Et dans ses formes les plus spectaculaires (on peut penser aux armes à feu par exemple), on peut évidemment se dire que l’homme rompt avec sa nature quand il s’équipe avec des dispositifs qui semblent lui donner une puissance sans commune mesure avec ce que son corps, naturellement, permet. Pourtant, c’est plus compliqué que ça, et ce pour deux raisons. Tout d’abord, ces outils ne viennent comme ça spontanément vers nous. Nous les saisissons. Et si nous le faisons c’est tout bêtement parce que nous avons des mains. Un philosophe, dans l’antiquité, avait observé que les mains, en fait, c’est pas si bête que ça. Ou plutôt, ce qui n’est pas bête, c’est que nous en soyons dotés. Aristote, en effet, pensait que les mains sont les prises grâce auxquelles l’homme peut doter son corps d’extensions qui vont le doter d’aptitudes nouvelles. Disons-le autrement : les mains sont des prises grâce auxquelles on peut brancher des outils sur le corps humain, et donc l’augmenter. Dès lors, si l’homme est, avec le singe, le seul à disposer de telles prises USB biologiques, c’est qu’il est naturel, pour lui, d’être ainsi complété par ces éléments extérieurs qui étendent son corps. Et puisque l’homme est le seul à pouvoir s’étendre ainsi, c’est donc le propre de l’homme de le faire.
Mais il faut aller plus loin. Ces outils, d’où viennent-ils ? Soit on les choisit, soit on les crée. Dans un cas comme dans l’autre, ce n’est pas seulement parce qu’il a des mains que le propre de l’homme est d’augmenter son corps. C’est aussi parce qu’il est intelligent. De nouveau, c’est Aristote qui repère ce qui constitue la spécificité de l’homme dans la nature, et ce que le distingue, lui, de son proche voisin doté de deux fois plus de mains, mais qui ne sait pas quoi en faire, le singe. Si l’homme s’occupe les mains, c’est parce qu’il peut en créer l’usage, parce qu’il pense, et qu’il définit quel outil il lui faut pour réaliser ses projets. Leatherface, le héros du grand film de Tobe Hooper, en 1982, ne serait pas le même personnage, s’il avait en mains une raquette de tennis. Massacre à la tronçonneuse est un film spécifique parce qu’il met dans les mains de son héros un outil dont tout le monde comprend très bien ce qu’il va permettre, et à son personnage principal, et à ses victimes, et au film tout entier. C’est tout l’intelligence de Tobe Hooper que d’aller chercher cet outil précis, qui est bien plus important pour le film que n’importe quelle autre caractéristique de Leatherface. De même l’homme, quand il s’investit dans ce qu’il fait, projette son corps dans une action qu’en fait, il ne peut pas accomplir, et imagine déjà quelle configuration il lui faudra adopter pour réussir ce qu’il entreprend, et donc de quels outils il faudra s’équiper pour ce faire.
On comprend donc qu’en fait, ce qu’on appelle « être humain » n’est pas simplement cet être qui nait, porteur des gènes spécifiques à son espèce. L’homme est ce que lui-même fait de ce que la nature lui donne. Dès lors, l’augmentation de son corps, qui est intimement liée à celle de son esprit, ne peut plus être envisagée comme un processus contre-nature. Il est au contraire absolument naturel à l’homme de se modifier ainsi. Mais ce n’est pas sans conséquence, comme on va le voir, sur la définition qu’on peut donner de cet être.
Dans les fictions, les personnages sont définis. Dès lors ils sont souvent porteurs d’extensions de leur corps dans lesquelles leur personnage se projette, et peut être reconnu. The Walking dead, en particulier, exploite cette possibilité en dotant les personnages les plus importants – c’est-à-dire ceux qui vont survivre – d’une arme qui leur est spécifique. A Daryl l’arbalète, à Michone le sabre, à Morgan le bâton, et bien entendu, à Negan Lucille, et à Rick, son Colt Python, sans lequel il n’est plus tout à fait lui-même. On l’aura compris, les autres personnages, s’ils n’ont pas d’arme attitrée, peuvent craindre le pire. Ce sont toujours eux qui disparaissent. C’est donc en prenant arme qu’un personnage de The Walking dead devient lui-même. On peut donc dire ceci : c’est le propre de Daryl de tirer à l’arbalète, et c’est le propre de Rick Grimes d’avoir un Colt à la ceinture. Mais dès lors, une fois qu’ils sont ainsi équipés et spécifiés, ils ne peuvent plus augmenter leur corps dans une nouvelle direction. Ils deviendraient alors un autre personnage, quelqu’un d’autre. On pourrait donc dire que, pour eux, il n’est plus possible d’augmenter leur corps. Ils deviennent un peu comme les morts vivants, qui se contentent de ne pas mourir, et d’être en mouvement, mais sans aptitude à devenir autre chose que ce qu’ils sont déjà.
L’être humain, lui, parce qu’il n’est pas un personnage, ne connait pas cette limitation : il peut sans cesse devenir autre chose que ce qu’il est. C’est d’ailleurs là un sens intéressant du mot « existence ». Etymologiquement, ce mot signifie « se tenir hors de soi-même ». Ça peut sembler curieux, mais c’est en réalité plein d’un sens assez profond, puisque c’est exactement ce qu’on fait quand on fait un projet : on se projette et on s’envisage comme quelqu’un qu’on n’est pas encore. Aristote, déjà, avait cette intuition : parce qu’il n’est au départ rien d’autre qu’un être incomplet et insuffisant, l’homme se voit contraint de devenir davantage que ce qu’il est. Mais ce qui est au départ une contrainte devient ensuite une chance, puisqu’il n’est jamais coincé dans une définition qui l’empêcherait de devenir autre chose que ce qu’il est. On comprend alors que Negan, avec sa batte de baseball, est un peu comme cet animal décrit par Aristote, qui est contraint de garder ses chaussures pour dormir. L’homme, lui, est libre, parce que n’étant rien, et le sachant, il peut tout devenir.
Par opposition, on peut dire que les moins humains des hommes sont ceux qui croient avoir atteint l’idéal de l’humanité. Ils sont moins humains que les autres, pour commencer, parce qu’ils se trompent : il n’y a pas d’idéal humain, du moins il n’y en a pas qui soit défini. L’homme est un être en perpétuelle recréation. Ils sont dès lors moins humains pour la simple raison qu’ils croient l’être, ce qui est impossible. L’homme est cet être qui est en expansion permanente, celui qui se situe toujours au-delà de ce qu’il maintenant. Il peut regarder vers le passé, il peut savoir où il en est maintenant, mais son milieu de vie, c’est ce vers quoi il se projette. Et comme on l’a vu, parce qu’il n’est pas qu’un esprit, quand l’homme se transforme, quand il devient quelqu’un d’autre (comme l’élève devient étudiant par exemple), il étend aussi les possibilités offertes à son corps, il devient, entièrement, un autre homme. Ce processus a lieu tant individuellement que collectivement : si une télécommande suffit à allonger le corps d’un homme jusqu’au dispositif qu’il commande à distance, alors l’humanité, aujourd’hui, peut se considérer comme ayant augmenté sa présence physique partout où elle a envoyé des dispositifs qui relaient son action : robots d’exploration sous-marine, sondes positionnées sur les sommets les plus inaccessibles, satellites en rotation autour de la Terre, sonde Voyager 1, qui est aujourd’hui à plus de 21 milliards de kilomètres de la Terre, loin au-delà des limites de notre système solaire. L’homme est partout où quelque chose qui est le fruit du travail de son esprit, puis de ses mains, est envoyé. Et il n’y a que l’homme, dans l’univers, qui jusqu’à présent, puisse pouvoir revendiquer une présence aussi lointaine, une influence aussi large dans l’univers. Et il est le seul à, déjà, envisager d’élargir encore cette influence, et donc d’augmenter encore davantage sa présence.
Augmenter son corps, c’est donc bel et bien le propre de l’homme. Mais comme a pu le voir, il ne s’agit pas seulement de gagner quelques centièmes de seconde au 100 mètres, ou d’être plus grand de quelques centimètres. L’augmentation du corps de l’homme est spécifiquement humaine avant tout parce que l’être humain ne peut pas se contenter de ce qu’il est : par nature, il est insuffisant ; il est donc naturel pour lui de devenir plus que ce que la nature fait de lui. Et comme il n’y a pas d’objectif prédéfini à atteindre, on comprend donc que ce processus est sans fin, et que l’homme n’en aura jamais fini avec l’extension de son propre corps. Ce que nous avons vu, aussi, c’est que ce processus étend l’homme dans toutes les directions. Non seulement il devient, physiquement, ce qu’il n’avait jamais été jusque là, mais il se redéfinit aussi spirituellement puisque finalement, c’est la définition même de l’homme qui se trouve transformée au fur et à mesure de cette projection. On mesure dès lors à quel point une telle augmentation est bel et bien le propre de l’homme, puisque finalement, c’est bien là ce qui le définit sans le finir ; corps et âme.
Le illustrations sont des photogrammes extraits de :
Tetsuo, de Shin’ya Tsukamoto – 1989
L’homme de Vitruve, dessin de Léonard de Vinci, vers 1490
Massacre à la tronçonneuse (Chainsaw Massacre), Tobe Hooper, 1974
Lucille, dans The Walking dead, série de Frank Darabont et Robert Kirkman, 2010
Akira, de Katsuhiro Ōtomo, 1991