Nouveau type d’exercice : ce qui suit correspond au travail demandé à mes étudiants en BTS pour leur épreuve de culture générale. L’essai personnel est le développement d’une réflexion à propos d’un sujet portant sur un thème; en l’occurrence, c’est le thème au programme cette année : Seuls avec tous.
A strictement parler, ce n’est pas de la philosophie dans la mesure où ça ne mobilise pas les concepts classiques de la philosophie. Ce n’est pas un sujet de philosophie, mais on n’en est pas si loin, dans le mesure où on peut tenter d’appliquer à la question posée des enjeux conceptuels qui sont, eux philosophiques. Et si on considère que toute question dont la réponse n’est pas évidente, au sens où elle relève d’une certaine interprétation du réel, et de définitions qui peuvent être multiples, que toute question de ce genre, donc, peut être considérée, à sa racine, comme philosophique, alors la philosophie a quelque chose à voir avec ces questions de culture générale.
Ainsi, l’élève terminale qui aurait du mal à s’en sortir avec les sujets de philosophie pourrait commencer par traiter ces questions données au BTS, afin de se familiariser avec le plan, qui respecte les mêmes exigences, et avec la nécessité de problématiser la question, afin de savoir pourquoi elle se poser, et comment on va l’aborder.
Dans ce qui suit, la question est la suivante :
Selon vous, le monde contemporain rapproche-t-il ou éloigne-t-il les hommes ?
Plus tard, dans quelques millénaires, si un historien cherche dans les photos de notre époque un témoignage de la façon dont nous vivions, il sera peut-être étonné de trouver bon nombre de photos sur lesquelles nous sommes, ensemble, absorbés par l’écran de nos smartphones, le corps ici, la tête ailleurs, entretenant le contact avec ceux qui ne sont pas là, et fuyant ceux qui nous sont le plus proches. Si un tel paradoxe est possible, c’est que le flux des données est aujourd’hui extrêmement rapide, permettant de faire passer d’un point à un autre du globe des images en direct, de la vidéo, de la musique, tout ce que nous voulons, en somme, instantanément. Ce faisant, les terminaux numériques abolissent les distances, et pourtant ils maintiennent chacun là où il est. Ils permettent de rapprocher ceux qui sont loin, et dans le même temps, ils éloignent ceux qui jusque là avaient été proches. Ils créent de véritables communautés, parfois riches de millions de participants, mais ils peuvent parfaitement, dans le même temps, n’être à l’origine d’aucune rencontre réelle. C’est là le paradoxe que ce monde entretient : il semble être à même de rapprocher les hommes, en deçà même de la sphère de l’intime, et dans le même temps, la solitude, parce qu’elle apparaît comme un échec, y est peut-être plus fréquente, et assurément plus insupportable qu’elle ne l’a jamais été, chacun confondant le fait d’être connecté avec la possibilité de vivre de véritables rencontres. Si cette hyper-communication est le propre du monde contemporain, on peut donc se demander si celui-ci rapproche, ou au contraire éloigne les hommes les uns des autres. Nous verrons tout d’abord quelle est la nature du rapprochement provoqué ce monde, puis nous nous demanderons dans quelle mesure les hommes se sentent, nécessairement, éloignés les uns des autres à cause même des développements techniques dont ils ont l’usage.
Le rapprochement, c’est tout d’abord une abolition des distances. Depuis l’invention du téléphone par Alexander Graham Bell en 1876, nous pouvons parler à quelqu’un qui est physiquement absent. Le fait qu’on se soit habitué à cette expérience ne doit pas nous faire oublier qu’à ses débuts, elle semblait relever d’un double miracle : entendre la voix de quelqu’un dont le corps n’est pas là, et être entendu là où on n’est pas. C’est pour ainsi dire de la magie, quelque chose qui ressemble à une téléportation partielle, permettant de faire preuve d’ubiquité, et de se trouver dans au moins deux lieux différents à la fois. Avant, la relation avec un autre être humain n’était possible que dans le voisinage immédiat, ou alors, via le courrier, mais écrire une lettre, ou la recevoir, c’est percevoir la distance qui nous sépare de l’autre, puisque l’écriture et la lecture du courrier sont séparés par le temps qu’a mis l’enveloppe à parcourir l’espace. Lire une lettre dès lors, c’était dès lors recevoir des nouvelles de quelqu’un dont on éprouvait l’absence. Le téléphone a mis fin à cette distance en permettant la simultanéité de l’émission du signal et de sa réception.
Le cinéma, qui a souvent l’occasion ou le besoin de montrer plusieurs personnages au même moment en des endroits différents a justement utilisé le téléphone pour lier les uns et les autres au-delà de la distance qui les sépare, dans le champ, et hors-champ, ou bien dans chaque zone du split-screen. Ainsi, on peut même monter un film tout entier sans jamais quitter une cabine téléphonique (Phone Game, de Joel Schumacher en 2003), utiliser le téléphone comme seul lien entre une victime enterrée vivante dans son cercueil, la caméra ne sortant jamais de ce huis-clos (Burried, de Rodrigo Cortès, en 2010) ou bien mener une enquête téléphonique depuis le standard téléphonique d’un commissariat de police (The Guilty, de Gustav Moller, en 2018). C’est même une façon intelligente et maligne de mettre un personnage en relation avec des actions ou des lieux qui se passent à distance, sans même avoir besoin de les montrer à l’image. Le simple fait de voir quelqu’un au téléphone permet au spectateur de se figurer ce qui se passe à l’autre bout du fil. Si ce processus fonctionne, c’est bien que l’outil permet, pour de bon, de mettre en contact celui qui est au téléphone et le lieu avec lequel il est en communication. La scène de cinéma qui permet sans doute de percevoir ce principe le plus efficacement, c’est l’ouverture de Snake Eyes de Brian de Palma (1998). Dans un très long plan séquence, on y voit le héros, Rick Santoro (joué par Nicolas Cage) jongler avec les deux outils permettant de passer d’un lieu à un autre : la télévision, et plusieurs téléphones portables. On ne le lâche pas d’une semelle du début à la fin de cette scène, mais on est en contact, via ses téléphones, avec ses interlocuteurs qui se trouvent pour certains ailleurs, dans ce stade qui sert de décor à cette entrée en matière.
Il y a donc, dans le monde contemporain, quelque chose qui est intimement lié avec la possibilité de lier entre eux des êtres qui, auparavant, étaient distants. Télévision, téléphone, mais aussi sans doute liaisons utilisant l’image (Skype, appels vidéo), ce sont autant d’artifices qui rapprochent les êtres humains, par-delà les distances qui les séparent. Peu à peu, le perfectionnement de ces techniques a mené à l’apparition de systèmes permettant une connexion permanente avec les autres, qui rendent les coups de téléphone inutiles, puisqu’on peut désormais se suivre 24h/24, via des réseaux sociaux qui donnent accès, en permanence, à la vie des autres tout en diffusant constamment la sienne. La connexion permanente, les fils d’actualité, les stories alimentées sans interruption donnent l’impression de vivre constamment sous le regard et dans la présence des autres. L’éloignement n’est plus, dès lors, une séparation, les distances n’ont même plus besoin d’être franchies puisque, de fait, tout se passe comme si on vivait dans la présence des autres sans avoir besoin de les rejoindre.
Pour toutes ces raisons, le monde contemporain a tendance à rapprocher les hommes : il réduit les distances, ou les rend totalement insignifiantes. Pourtant, chacun peut aussi l’observer, ce même monde, avec ses mêmes moyens techniques, produit aussi un phénomène inverse qui semble isoler chacun dans une bulle, comme s’il devenait absent aux yeux de ceux qui lui sont le plus proches.
En effet, une des critiques les plus fréquentes entendues à propos de l’âge de la communication, c’est qu’il permet, certes, d’entrer en relation avec n’importe qui, n’importe où sur la planète, mais qu’il a aussi tendance à creuser une distance phénoménale entre ceux qui sont, les uns pour les autres, les plus proches. Le village global est un monde étrange dans lequel on dialogue pendant des heures avec une inconnue à l’autre bout du monde, et on ne connaît pas le nom de ses voisins de palier. On peut se demander, dès lors, si cette ubiquité permise par les moyens techniques contemporains est vraiment compatible avec ce qu’est, essentiellement, un être humain, et si nous sommes faits pour être ainsi en contact permanent avec des personnes qui sont, en fait, absentes physiquement. Un premier détail de ce désaccord entre l’être humain et la téléportation permise par les moyens techniques nos est donné par les études menées dans le domaine de la sécurité routière : on sait qu’au volant, quand on parle au téléphone avec quelqu’un, même à travers un « kit mains libres », la conscience de celui qui conduit se déplace là où se trouve son interlocuteur. On devient alors moins conscient de son environnement immédiat. Donc, en réalité, on n’est pas vraiment doué pour l’ubiquité ou la téléportation, et on ne peut pas se trouver, pour de bon, dans deux lieux simultanément. L’effet produit par l’usage des technologies de la communication, c’est plutôt une dissociation d’avec soi-même qui semble consister à se perdre, plutôt qu’à se retrouver. Et on peut dès lors se demander s’il est très utile de se rapprocher de parfaits inconnus, si c’est pour s’éloigner de nos proches, et de soi-même.
Plus largement, les raisons pour lesquelles nous cherchons aujourd’hui à être ainsi en liaison permanente avec ceux que nous appelons nos « contacts » ne sont plus très claires. S’il s’agissait d’un véritable rapprochement, nous le ferions pour eux. Mais nous savons bien qu’en réalité, l’apparition des réseaux sociaux a eu pour effet que chacun est devenu le centre d’un petit monde focalisé sur soi-même dans lequel il s’agit moins de s’intéresser aux autres que de vérifier en permanence que les autres s’intéressent bel et bien à soi. Ce faisant, la modalité actuelle de la communication entre les personnes, en s’appuyant sur un objet perpétuellement porté sur soi et sur les applications de réseau social, ont pour effet non pas de produire plus de coopération entre les personnes, mais plutôt de les mettre en concurrence. De la même façon, elle ne produit pas non plus davantage d’intérêt pour autrui, mais au contraire un égocentrisme qui, une fois qu’il est généralisé, sépare et même oppose les uns aux autres dans une concurrence universelle. Les autres deviennent alors uniquement le moyen d’obtenir, massivement, une valorisation fictive de soi-même à travers les marques d’intérêt que les autres nous portent, alors que nous savons bien qu’en réalité, ces marques d’intérêt n’ont pour véritable but que le fait qu’on s’intéresse aux autres à son tour, ce qui n’arrive jamais, puisque les réseaux sociaux sont, massivement, utilisés dans le seul but de faire augmenter son aura personnelle, et pas de valoriser les autres.
La ruse de cet âge de la communication, ce serait donc de faire mine de rapprocher les êtres humains, quand en réalité il les éloigne. De fait, ce qu’on peut constater, c’est que peu à peu, les hommes ont de moins en moins tendance à œuvrer en commun. Cette tendance avait été initiée par la généralisation de la télévision, qui avait pour effet que chacun restait, le soir, chez soi. Les cafés, les rues s’étaient vidés. Mais le téléphone portable, puis le smartphone ont eu un effet plus étrange : même quand les êtres humains sont ensemble, ils semblent déconnectés les uns des autres, et ne plus avoir de relation commune. Ce qu’ils vivent, ils semblent ne pas vraiment le partager, comme s’ils ne le vivaient que pour l’étaler sous les yeux d’autres qui, eux, ne sont pas là. Il ne s’agit pas, en fait, de partager véritablement ce qu’on vit, mais de montrer aux autres qu’on vit, soi, ce qu’eux ne vivent pas, en somme de provoquer un sentiment qui n’a rien de très social : l’envie. Or un monde qui encourage chacun, en permanence, à rendre les autres envieux n’est pas un monde qui rapproche les gens, mais bel et bien un monde qui les éloigne, profondément.
On pourrait donc développer un regard extrêmement sceptique sur l’avènement de l’ère de la communication, en constatant que le rapprochement promis n’a pas eu lieu, et qu’au contraire, cette volonté de communiquer en permanence a eu un effet d’éloignement d’autant plus terrible qu’il n’est même pas vraiment conscient : comme personne ne s’ennuie, puisque tout le monde est absorbé par son réseau, chacun est persuadé d’être entouré, et de ne pas être seul. Pour autant, notre raisonnement s’est jusque là appuyé sur ce présupposé : l’éloignement serait nocif quand le rapprochement serait souhaitable. Il est temps de remettre cet a priori en question : après tout, l’être humain n’est pas nécessairement fait pour être en contact étroit avec ses semblables, et les outils contemporains de communication mettent peut-être plus en évidence qu’ils ne provoquent cet étrange mélange de solitude et d’omni-présence.
En 1992, le romancier américain Nicholson Baker propose, dans son roman intitulé Vox, de partager, comme un observateur un peu voyeur, la conversation de deux inconnus sur un réseau de téléphone rose. Un homme et une femme qui ne se connaissent pas vont échanger, sur la durée d’un roman, et donc en temps réel, sur ce qu’ils sont, sur leur désir, sur leurs déceptions, leurs manques, leurs espoirs. Étrangement, sans pouvoir se rejoindre physiquement, leur conversation va atteindre une profondeur à laquelle il serait difficile d’accéder, y compris avec des proches. Nicholson Baker montre alors qu’il a compris quelque chose d’essentiel dans les modes de communication contemporains : ils permettent d’autant plus d’intimité qu’ils maintiennent une certaine distance. On se livre d’autant plus à autrui, et donc on partage d’autant plus qu’on n’est pas impliqué dans une relation excessivement privée. En somme, l’intimité réclame une certaine distance.
C’est quelque chose qui n’est pas nouveau. En effet, dans ses Parerga et Paralipomena, Schopenhauer proposait une fable montrant quelle est la réalité des liens qui unissent les êtres humains. Il figurait l’humanité sous la forme d’un troupeau de porcs épics qui devaient trouver un juste milieu entre le contact physique trop étroit, qui leur procurait de la chaleur mais les blessait réciproquement à cause de leurs piquants, et une distance trop grande, qui les protégeait des piquants des autres, mais les exposait au froid. Derrière cette image simple, Schopenhauer mettait en évidence quelque chose d’essentiel : l’être humain a tout autant besoin de la présence des autres, et du contact avec ses semblables, que du maintien d’un minimum de distance avec les autres. En somme, un être humain, c’est un être social, qui vit nécessairement et volontairement en société, qui trouve dans les rapports humains non seulement une protection, mais aussi une forme de satisfaction. Mais c’est aussi un être qui se développe indépendamment des relations sociales, pour et par lui-même, et dont il faut dès lors respecter un minimum la solitude. Quand on a compris cette double tendance inhérente à chaque être humain, on peut regarder l’ère de la communication sous un angle nouveau.
En effet, la question, dès lors, ce n’est plus de se demander si le monde contemporain rapproche ou éloigne les êtres humains, puisque naturellement, on l’a vu, les hommes sont déjà dans un rapport d’éloignement et de rapprochement, simultanément. La question alors, c’est de savoir si le monde contemporain favorise, ou entrave ce double mouvement. Or il apparaît qu’en fait, le phénomène massif de l’inscription et du partage sur les réseaux sociaux, dès qu’il est lié à l’utilisation du smartphone, produit un effet pervers, dans la mesure où il tend à empêcher l’éloignement. La connexion permanente, l’impossibilité ou la difficulté à mettre fin au contact empêchent de conclure une séquence de relation avec nos contacts. Avant, les conversations téléphoniques pouvaient être longues, mais elles connaissaient une fin. On pouvait même jouer la petite comédie du refus de raccrocher en premier. Les messageries et réseaux sociaux empêchent de mettre fin à la conversation, qui se transforme dès lors en bavardage infini, tournant à vide autour de soi. Même les querelles en ligne ne permettent plus ce plaisir particulier qui consiste à avoir le dernier mot, car il n’y a pas de dernier mot dans le flux sans fin des forums. Le fait de porter sur soi, en permanence, un terminal ou un bracelet, comme une menotte qui nous rappelle à l’ordre dès que quelque chose se passe, c’est-à-dire dès que quelqu’un, quelque part dans le monde, réagit à ce qu’on a mis en ligne, cette sollicitation continue, sous la forme de sonneries, de flashes ou de vibrations intimes dans la poche du pantalon, ce sont autant de rappels à l’ordre qui viennent rompre, en permanence, la possibilité de se retirer du monde. C’est pourquoi on investit toujours trop d’espoirs dans les réseaux, dès qu’on espère qu’ils vont briser la solitude, ou permettre de se construire davantage soi-même : parce qu’on est l’outil qu’ils utilisent, ils déconstruisent le sujet en en faisant un objet. Pour se construire, il faut qu’on nous laisse tranquille; or le réseau, lui, ne s’éteint jamais.
Finalement, ce qu’on découvre en analysant un peu ce qui caractérise ce monde de la communication qui est le nôtre, c’est que, précisément, il rompt avec ce qu’est censé être le monde. La relation naturelle que l’homme entretient avec le monde, c’est la possibilité d’y plonger, d’y participer pleinement, d’en prendre plein les yeux, de vivre des expériences, mais c’est aussi la possibilité de s’en retirer, de s’isoler dans son for intérieur, d’y méditer, de se ressouvenir de ce qu’on a vécu, et parfois de s’en protéger. Plus qu’un monde de la communication, le monde contemporain semble être celui de la connexion, c’est-à-dire du branchement permanent de chaque individu sur un réseau qui, jour et nuit, du premier au dernier jour, transfère à haut débit de l’information; et tout est entretenu de façon à ce que l’idée même de s’en débrancher ne vienne même pas à l’esprit. Ce qu’on a pu établir au fil de notre réflexion, c’est que finalement, c’est parce qu’il incite à un rapprochement excessif que ce monde produit un éloignement, lui aussi, extrême. L’homme n’a pas à être en permanence attaché aux autres, pas plus qu’il n’ a à s’en séparer tout à fait. L’humanité est un ensemble d’individus qui, en trouvant un juste milieu dans la distance qui les sépare, et en entretenant cet écart réciproque, se permettent les uns les autres de se construire comme des personnes. Plus que le rapprochement ou l’éloignement en eux-mêmes, c’est donc ce juste milieu entre l’un et l’autre qui demeure empêché par le monde contemporain.
Les illustrations sont des photogrammes extraits des films suivants :
1 – Millénium: Les hommes qui n’aimaient pas les femmes, David Fincher, 2011
2 – Phone game, Joel Schumacher, 2003
3 – 24, Joel Surnow et Robert Cochran, 2001-2014
4 – X-Files, Chris Carter, 1993-2002
5 – Fight Club, David Fincher, 1999
6 – Matrix, Lana & Lilly Wachowski, 1999