On l’indiquait dans le précédent article, préparer le passage à l’oral en philosophie réclame de maîtriser non seulement une œuvre mais aussi les concepts que cette œuvre travaille. Il ne s’agit pas seulement de se préparer à d’éventuelles questions sortant du strict cadre du texte, mais avant tout d’être capable de le comprendre, en maîtrisant les problématiques qui le motivent, puisque celles-ci sont ce qui fait de ces « œuvres » des textes de philosophie.
Ainsi, il serait illusoire de prétendre saisir l’Existentialisme est un humanisme, ce court texte de Sartre, sans avoir étudié plus largement la liberté, concept central dans les études de philosophie en général, et dans cette oeuvre en particulier. La lecture de ce texte peut donner l’impression que Sartre pense en opposition à toute l’histoire de la philosophie, seul dans son camp, redéfinissant de fond en comble la liberté, à l’envers de tout ce que la tradition avait pu établir. C’est que le format de la conférence donne à ce texte un ton assez virulent, polémique, et ne laisse guère la place aux références approfondies. Pourtant, Sartre, dans des écrits plus développés, s’appuie sur cette tradition philosophique, et loin de la nier, il y puise au contraire les éléments de sa propre analyse. Parfois cependant, cet appui se fait de manière assez paradoxale, et on peut être surpris de la manière dont il va puiser, dans des thèses qui sont a priori incompatibles avec les siennes, les sources de ses propres positions.
Dans le recueil Situations I, on trouve un passage dans lequel Sartre commente la théorie du libre-arbitre chez Descartes. On sait que pour celui-ci, le libre-arbitre n’a de valeur que si on le conçoit comme un attribut de Dieu, car lui seul, unique être parfait, peut se permettre d’être indifférent, c’est-à-dire de ne pas pencher vers ceci plutôt que vers cela. Sachant combien, dans l’Existentialisme est un humanisme, Sartre plaide en faveur d’un existentialisme athée, on cerne mal a priori ce qu’il peut retirer d’une telle théorie. Pourtant, on va le voir, l’analyse qu’il met en œuvre consiste précisément à saisir la définition du libre-arbitre chez Descartes, et à le déplacer de Dieu à l’homme, en retirant à celui-là ses prérogatives pour les confier à l’homme lui-même. Ce faisant, on va le voir, ce n’est pas seulement la liberté qui est redéfinie (à strictement parler, d’ailleurs, elle n’est justement pas redéfinie, elle demeure ce qu’elle était chez Descartes, elle est simplement attribuée à un autre être), mais c’est aussi le Bien et avec lui l’ensemble des valeurs, qui sont requalifiés, puisqu’elles cessent d’être un ensemble de repères idéaux dans le « ciel numineux des valeurs », et sont désormais considérées comme le résultat de la délibération humaine, qui ne se manifeste pas autrement que par ses actes. Il n’y a dès lors pas de Bien en soi, mais le Bien est ce que l’homme désigne comme tel, avec toute la contingence que cela suppose. Dès lors, c’est l’homme qui détermine le Bien, et non l’inverse ; et par conséquent, l’homme détermine l’homme, ce qui jusque là avait été considéré comme une spécificité divine.
Voici donc ce passage, extrait de cet ouvrage, Situations I (1947) qui est en fait un recueil d’articles de provenances diverses, dont celui qui nous intéresse ici, La Liberté cartésienne :
« Descartes a parfaitement compris que le concept de liberté renfermait l’exigence d’une autonomie absolue, qu’un acte libre était une production absolument neuve dont le germe ne pouvait être contenu dans un état antérieur du monde et que, par suite, liberté et création ne faisaient qu’un. La liberté de Dieu, bien que semblable à celle de l’homme, perd l’aspect négatif qu’elle avait sous son enveloppe humaine, elle est pure productivité, elle est l’acte extra-temporel et éternel par quoi Dieu fait qu’il y ait un monde, un Bien et des Vérités éternelles. Dès lors la racine de toute Raison est à chercher dans les profondeurs de l’acte libre, c’est la liberté qui est le fondement du vrai, et la nécessité rigoureuse qui paraît dans l’ordre des vérités est elle-même soutenue par la contingence absolue d’un libre arbitre créateur. […] En Dieu le vouloir et l’intuition ne font qu’un, la conscience divine est à la fois constitutive et contemplative. Et, semblablement, Dieu a inventé le Bien ; il n’est point incliné par sa perfection à décider ce qui est le meilleur, mais c’est ce qu’il a décidé qui, par l’effet de sa décision même, est absolument bon. Une liberté absolue qui invente la Raison et le Bien et qui n’a d’autres limites qu’elle-même et sa fidélité à elle-même, telle est finalement pour Descartes la prérogative divine. Mais, d’un autre côté, il n’y a rien de plus en cette liberté qu’en la liberté humaine et il a conscience qu’en décrivant le libre arbitre de son Dieu, de n’avoir fait que développer le contenu implicite de l’idée de liberté. C’est pourquoi, à bien considérer les choses, la liberté humaine n’est pas limitée par un ordre de libertés et de valeurs qui s’offriraient à notre assentiment comme des choses éternelles, comme des structures nécessaires de l’être. C’est la volonté divine qui a posé ces valeurs et ces vérités, c’est elle qui les soutient : notre liberté n’est bornée que par la liberté divine. Le monde n’est rien que la création d’une liberté qui le conserve indéfiniment ; la vérité n’est rien si elle n’est pas voulue par cette puissance divine et si elle n’est reprise, assumée et entérinée par la liberté humaine. L’homme libre est seul en face d’un Dieu absolument libre ; la liberté est le fondement de l’être, sa dimension secrète ; dans ce système rigoureux, elle est, pour finir, le sens profond et le vrai visage de la nécessité. »
On peut prendre point par point les éléments de définition de la liberté divine chez Descartes, et les plaquer sur l’homme, afin de concevoir correctement la manière dont Sartre considère la liberté de celui-ci. On comprend dès lors mieux à quel point elle est simultanément absolue et responsabilisante. On comprend mieux aussi pourquoi il ne cessera, dans l’Existentialisme est un humanisme, de voir en la liberté un condamnation, c’est à dire non pas une situation dans laquelle l’homme pourrait être, ou ne pas être, mais la condition même de son existence, ce dont, de lui, il ne peut se séparer, ce qu’il ne peut pas de bonne foi réduire à néant.