Pour évaluer à quel point on a compris le texte d’un philosophe, le mieux est sans doute de se confronter à un autre texte, du même auteur, de difficulté plus élevée. L’Existentialisme est un humanisme est un texte réputé assez facile d’accès, puisque vulgarisant une thèse philosophique qui peut prendre des aspects bien plus complexes. On s’assurera de le maîtriser en se penchant sur quelques passages de cette autre pièce maîtresse dans l’histoire de la philosophie qu’est l’Etre et le Néant, parue deux ans avant le court ouvrage tiré de la conférence du cercle Maintenant. L’Etre et le Néant est un sommet autrement plus élevé qui devrait offrir quelques résistances au lecteur encore amateur.
Le passage qui suit se singularise par un vocabulaire moins courant, et par des références plus présentes, et plus pointues que dans l’Existentialisme est un humanisme. Néanmoins, il ne faut pas se laisser démonter. A strictement parler, ce passage s’éclaire par lui-même, dans la mesure où il donne par lui-même les éléments de sa compréhension. Lire un philosophe, c’est toujours se mesurer à plus grand que soi (philosopher, c’est d’ailleurs aussi se mesurer à plus fort que soi), mais les plus grands des philosophes sont ceux qui installent dans leurs écrits les marchepieds permettant de se hisser jusqu’à eux.
Ainsi, on pourra comprendre ce texte en utilisant cette clé, tendue par Sartre lui-même, dans cette phrase : « L’être qui est ce qu’il est ne saurait être libre » (NB : je serais élève de terminale préparant un éventuel oral de rattrapage en philosophie, je pense que j’apprendrais cette phrase par cœur, tant elle semble permettre de saisir le centre même de la pensée existentialiste telle que Sartre la définit). Je croise les doigts pour que mes élèves comprennent d’emblée cette proposition, dans la mesure où l’idée qu’elle porte fut amplement commentée en classe. Mais comme on sait que tout passe, et tout lasse, et puisque certains tombent ici qui ne sont pas mes élèves, précisons un peu : Ne peut être libre qu’un être qui n’est pas réductible à ce qu’il est d’ores et déjà. La liberté implique de pouvoir « néantiser » ce qu’on est (le réduire à néant, ne serait ce que par la pensée, en saisissant que ce qu’on est , là, maintenant, ne constitue pas l’essence de cet être qu’on est) afin de se projeter dans un autre soi. Il ne s’agit pas de schizophrénie (on croisera, plus tard dans l’histoire du XXè siècle, un Deleuze qui fera, lui, appel à ce concept), mais tout simplement d’aptitude à ne pas se contenter d’être ce que les choses ont fait de soi ; et il ne s’agit pas seulement d’un conseil de vie tel que pourraient en donner ces syndicats d’initiative existentiels que sont les soi-disant guides de « développement personnel » qui pullulent dans les rayons des librairies (parfois même au rayon philosophie, d’ailleurs). Ici, il s’agit de définir cet être particulier qu’est l’être humain, dont on va voir que, précisément, à la différence des autres êtres, il n’est pas totalement contenu dans ce qu’il est ; et qu’il est aussi ce qu’il n’est pas.
Ce passage permet de comprendre deux expressions qui reviennent sans cesse dans cet extrait, ainsi que dans l’ensemble de l’Etre et le Néant : l’en-soi, et le pour-soi. L’Etre qui est ce qu’il est, cela désigne ce que Sartre appelle l’en-soi. Pour un élève de terminale, il me semble qu’une compréhension plutôt fidèle du texte autoriserait à voir dans l’en-soi l’autre nom de ce qu’on appelle un « objet », c’est-à-dire un être qui est exactement conforme à sa définition, qui n’est que ce qu’il est, sans plus. Cet être là ne dispose d’aucune liberté puisque son être est entièrement fixé, et figé, par sa définition (définitive). Au contraire, le pour-soi désigne l’être qui peut s’envisager lui-même, celui qui peut porter sur lui-même un regard. Ici, pour un élève de terminale encore, on peut autoriser à « lire » derrière cette expression le mot « conscience ». Mais il faut alors voir dans la conscience non pas cette « chose » conceptualisée par Descartes (vous vous souvenez de la question qu’il pose dans ses Méditations : que suis-je ? Réponse : une chose qui pense ; en somme, chez Descartes, la conscience est une chose, un être objet en-soi qui ne serait que ce qu’il est), mais comme une distance vis-à-vis de soi même, une non coïncidence avec soi même qui créerait un « néant » entre soi et soi. C’est d’ailleurs ici que Sartre est héritier de Husserl, qui avait correctement diagnostiqué cette spécificité de la conscience, qui n’est pas un objet, mais une tension vers autre chose qu’elle-même, idée qu’il résumait lui même par un concept, « l’intentionalité », et par une simple phrase : « Toute conscience est conscience de quelque chose ». Mais si la conscience est une tension vers autre chose, cela signifie qu’en elle-même, elle n’est rien. Chez Sartre, c’est justement de ce néant qu’émerge la liberté . On comprend mieux, alors, pourquoi dans l’Existentialisme est un humanisme, on affirme à longueur de pages que l’homme est libre parce qu’il n’est rien.
A priori, ces quelques précisions devraient suffire à comprendre le texte qui suit. Et si tout se passe bien, ce texte plus difficile devrait permettre à son tour de mieux comprendre les propositions tenues dans le texte a priori plus simple, mais aussi plus eliptique, qu’il s’agit de présenter lors de l’oral « de rattrapage ».
« Etre, pour le pour-soi, c’est néantiser l’en-soi qu’il est. Dans ces conditions, la liberté ne saurait être rien autre que cette néantisation. C’est par elle que le pour-soi échappe à son être comme à son essence, c’est par elle qu’il est toujours autre chose que ce qu’on peut dire de lui ; car au moins est-il celui qui échappe à cette dénomination même, celui qui est déjà par delà le nom qu’on lui donne, la propriété qu’on lui reconnaît. Dire que le pour-soi a à être ce qu’il est, dire qu’il est ce qu’il n’est pas en n’étant pas ce qu’il est, dire qu’en lui l’existence précède et conditionne l’essence ou inversement , selon la formule de Hegel, que pour lui Wesen ist was gewesen ist [Traduction du moine copiste : L’essence, c’est ce qui a été (ou même, ce qui est été, cette traduction alternative et un peu tordue sera importante par la suite, on le verra)], c’est dire une seule et même chose, à savoir que l’homme est libre. Du seul fait, en effet, que j’aie conscience des motifs qui sollicitent mon action, ces motifs sont déjà des objets transcendants pour ma conscience, ils sont dehors ; en vain chercherai-je à m’y accrocher ; j’y échappe par mon existence même. Je suis condamné à exister pour toujours par delà mon essence, par delà les mobiles et les motifs de mon acte : je suis condamné à être libre. Cela signifie qu’on ne saurait trouver à ma liberté d’autres limites qu’elle-même ou, si l’on préfère, que nous ne sommes pas libres de cesser d’être libres. […] L’homme est libre parce qu’il n’est pas soi, mais présence à soi. L’être qui est ce qu’il est ne saurait être libre. La liberté, c’est précisément le néant qui est été au cœur de l’homme et qui contraint la réalité-humaine à se faire, au lieu d’être. Nous l’avons vu, pour la réalité-humaine, être c’est se choisir : rien ne lui vient du dehors, ni du dedans non plus, qu’elle puisse recevoir ou accepter. Elle est entièrement abandonnée, sans aucune aide d’aucune sorte, à l’insoutenable nécessité de se faire être jusque dans le moindre détail. Ainsi la liberté n’est pas un être : elle est l’être de l’homme, c’est-à-dire son néant d’être. Si on concevait d’abord l’homme comme un plein [Note du moine copiste : c’est-à-dire comme un être plein, sans vide, en somme un objet, ce que Sartre désignera aussi comme le « gros plein d’être », c’est-à-dire celui qui se complait à se réduire à ce qu’il est, que ce soit dans l’autosatisfaction (l’individu qui s’identifie à ce personnage de « celui qui a réussi ») ou dans la victimisation (celui qui conçoit ses échecs comme programmés par avance par son appartenance sociale, se désignant comme le jouet impuissant de forces qui décident de tout à sa place)] il serait absurde de chercher en lui, par après, des moments ou des régions psychiques où il serait libre : autant chercher le vide dans un récipient qu’on a préalablement rempli jusqu’aux bords. L’homme ne saurait être tantôt libre et tantôt esclave ; il est tout entier et toujours libre ou il n’est pas. »
J-P. Sartre, L’Etre et le Néant, p. 494 sq dans l’édition Gallimard, collection Tel; p. 515 sq dans l’édition originelle.
On portera attention à la dernière phrase, qui est bel et bien libellée ainsi : « Il est tout entier et toujours libre ou il n’est pas », et non pas « Il est tout entier et toujours libre ou il ne l’est pas ». En somme, par l’aliénation hypothétique de sa liberté, l’homme perd son humanité. Ce qui signifie, si on tire toutes les conséquences du texte qui précède, que l’homme perd son humanité dès l’instant où il tente de se définir autrement que comme un vide en mouvement, une projection de soi vers ce qui n’est pas, encore, soi. Dès lors que l’homme s’objective, parle de lui comme on parlerait d’un objet, se définit, s’attribue une essence, il n’est plus humain. On a là de quoi mieux saisir les propositions radicales, mais dès lors logiques, qui sont tenues dans l’Existentialisme est un humanisme.
On saisira mieux encore pourquoi Sartre présentera son existentialisme comme un humanisme. Il aurait été difficile de le définir comme une anthropologie, puisqu’il aurait alors fallu constituer l’homme comme un objet qu’il s’agirait de connaître. Parler d’humanisme, c’est déplacer l’homme du terrain des objets pour le placer sur celui des valeurs, sans pour autant céder à la tentation d’en faire une idée figée, au terminus de l’histoire, ce à quoi tout homme se devrait de correspondre. La manière qu’aura l’existentialisme d’être humaniste, ce sera de détacher l’homme de toute définition afin de lui rendre l’aptitude à être tout, puisque n’étant rien.
Reprenez maintenant l’Existentialisme est un humanisme, ça devrait vous paraître étonnamment simple.
Illustration : Sartre ,par Giacometti (1949)