On évoquait précédemment ces vers stupéfiants de Lucrèce, ouvrant le livre II de son poème « De Natura rerum« , sur le réconfort qu’on éprouve devant le spectacle des naufrages au loin.
On ne peut pas goûter les textes sans les lire. En voici donc une traduction :
« Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d’assister du rivage à la détresse d’autrui ; non qu’on trouve si grand plaisir à regarder souffrir ; mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent. Il est doux aussi d’assister aux grandes luttes de la guerre, de suivre les batailles rangées dans les plaines, sans prendre sa part du danger. Mais la plus grande douceur est d’occuper les hauts lieux fortifiés par la pensée des sages, ces régions sereines d’où s’aperçoit au loin le reste des hommes, qui errent çà et là en cherchant au hasard le chemin de la vie, qui luttent de génie ou se disputent la gloire de la naissance, qui s’épuisent en efforts de jour et de nuit pour s’élever au faîte des richesses ou s’emparer du pouvoir.
Ô misérables esprits des hommes, ô cœurs aveugles ! Dans quelles ténèbres, parmi quels dangers, se consume ce peu d’instants qu’est la vie ! Comment ne pas entendre le cri de la nature, qui ne réclame rien d’autre qu’un corps exempt de douleur, un esprit heureux, libre d’inquiétude et de crainte?
Au corps, nous voyons qu’il est peu de besoins. Tout ce qui lui épargne la douleur est aussi capable de lui procurer maintes délices. La nature n’en demande pas davantage : s’il n’y a point dans nos demeures des statues d’or, éphèbes tenant dans leur main droite des flambeaux allumés pour l’orgie nocturne ; si notre maison ne brille pas d’argent et n’éclate pas d’or ; si les cithares ne résonnent pas entre les lambris dorés des grandes salles, du moins nous suffit-il, amis étendus sur un tendre gazon, au bord d’une eau courante, à l’ombre d’un grand arbre, de pouvoir à peu de frais réjouir notre corps, surtout quand le temps sourit et que la saison émaille de fleurs l’herbe verte des prairies Et puis, la brûlure des fièvres ne délivre pas plus vite notre corps, que nous nous agitions sur des tapis brodés, sur la pourpre Ecarlate, ou qu’il nous faille coucher sur un lit plébéien ».
Lucrèce – De Natura rerum. Livre II
Une large part de l’émission partagée dans l’article précédent est consacrée au commentaire de ce passage, et ce de manière tout à fait éclairante. On va néanmoins en proposer un autre, croisé dans un fantastique petit livre d’un philosophe allemand contemporain important, Hans Blumenberg, intitulé Naufrage avec spectateur (notez une chose au passage : le simple fait que ce titre résonne en vous d’une façon particulière vous indique que, sans vous en être nécessairement rendu compte, vous êtes entré dans la communauté des philosophes) :
« Le deuxième livre de son poème du monde s’ouvre sur l’image d’un spectateur qui, à partir de la terre ferme, observe la détresse d’autrui aux prises avec la mer secouée par la tempête … e terra magnum alterius spectare laborem [Note duMoine Copiste : j’ajoute les traduction : « depuis la terre ferme, le spectacle des épreuves »]. Certes l’agrément que ce spectacle est censé procurer n’est pas dans les tourments qu’endure autrui, mais dans la jouissance de savoir que sa propre position n’est pas menacée. Il ne s’agit pas du tout des relations entre hommes, souffrants et non-souffrants, mais du rapport du philosophe à la réalité : de l’avantage que représente – grâce à la philosophie d’Epicure – le fait de disposer d’une base ferme et inattaquable pour considérer le monde. Même le spectateur qui assiste à de grandioses batailles sans être menacé par les dangers de la guerre doit mettre en évidence la différence qui existe entre le besoin de bonheur et l’impitoyable volonté propre de la réalité physique. Seule la philosophie qui protège le spectateur est capable de désamorcer cette différence et de la transformer en distance. C’est le sage – ou du moins l’homme qui , par la doctrina sapientum [NdMC : la doctrine des sages], est préparé au processus de la nature et à l’agitation d monde – qui mène à son terme l’idéal de théorie de la philosophie grecque par la représentation du spectateur en même temps qu’il le contredit sur un point essentiel
La contradiction est la suivante : le spectateur ne jouit pas du caractère sublime des objets qui lui deviennent accessibles grâce à sa théorie, mais de la conscience qu’il a de lui-même face au tourbillon d’atomes que constitue tout ce qu’il regarde, y compris de sa propre personne. Le cosmos n’est plus cet ordre dont la contemplation remplit le spectateur d’eudémonia [NdMC : de bonheur terrestre]. Il est tout au plus un reste de l’assurance qu’il existe bien une base solide que l’élément hostile ne peut pas atteindre. En ce sens, ce qui est important, ce n’est pas seulement qu’Epicure soit Grec et Lucrèce Romain, mais bien plus peut être que deux siècles les séparent. L’indifférence de la théorie est arrivée au même rang, à la même puissance d’indifférence de la réalité par rapport à son constituant, l’homme.
De même que, en général, chez Epicure et chez Lucrèce, quelque chose de l’image des dieux qui ont traversé la philosophie et son situés au-delà des mondes, est incarné dans le sage. Ils ne peuvent être bienheureux, comme on le dit d’eux, que parce qu’ils ne déclenchent ni ne gouvernent le cours du monde et qu’ils sont uniquement préoccupés d’eux-mêmes. Il ne peut en aller de même pour le spectateur du monde. Il a besoin au moins de la physique des atomes pour consolider sa propre position modeste qui est quasi extérieure au monde. Seul un dieu pourrait être un véritable spectateur, mais c’est là quelque chose qu’il ne désire même pas. Pourtant le Moyen Âge finissant, oubliant la doctrine d’Aristote sur le caractère exclusif de l’intérêt que se porte à lui-même le Moteur immobile, a fait de Dieu le spectateur du théâtre du monde. Comme s’il n’avait interrompu son éternité que dans ce but, toutes les créatures sont devenues pour lui, selon le mot de Luther, des masques et des déguisements, un jeu de Dieu qui les a mis un peu en marche.
Quand Lucrèce a de nouveau recours à la métaphore de la détresse en mer et du naufrage, il parle logiquement de son univers du mouvement déréglé des atomes comme de l’océan de la matière (pelagus materiae), d’où les formes de la nature sont jetées sur la plage du phénomène visible, tels les débris de violents naufrages (quasi naufragiis magnis multisque coortis), et par là, mises en garde adressées aux mortels contre la perfidie de la mer. C’est seulement parce que le stock des atomes est inépuisable que les catastrophes de la réalité physique peuvent rester fertiles en créations de forme et faire naître pour celui qui reste sur la rive des phénomènes le tableau de quelque régularité. On voit ce que signifie ici l’indicium mortalibus [NdMC : la leçon faite aux mortels] : l’homme fait bien de se contenter du rôle de spectateur et de ne pas abandonner sa position face et au-dessus du monde de la nature. En tant qu’individu, il n’a aucun profit à tirer de cette théorie de l’univers en devenir et en désagrégation, où catastrophe et productivité sont identiques. «
Hans Blumenberg – Naufrage avec spectateur; p.34 sq
Au sens propre, ce texte est une explication, c’est à dire une façon de déplier le propos de Lucrèce, et non de le réduire pour le rendre plus accessible. Il n’est pas étonnant dès lors que Blumenberg puisse donner l’impression de nous dépasser un peu; c’est qu’il déploie le territoire de la pensée épicurienne jusqu’à en faire un paysage si vaste qui ne peut être appréhendé d’un seul coup d’oeil. Cependant, quand on a un peu étudié l’épicurisme, il est alors intéressant de constater qu’on est déjà suffisamment armé pour aborder ce Naufrage avec spectateur, qui est pourtant un ouvrage dont on ne pas dire qu’il soit d’emblée accessible à tout lecteur. Suivre un tel guide sur des sentiers de montagne qui sont peu pratiqués, c’est une occasion de se rassurer tout en conservant une certaine humilité.