Il se trouvait qu’au moment où on abordait les fameuses six fonctions du langage chez Jakobson, on avait en tête les images de la dernière prise de parole publique de Greta Thunberg, prononcée quelques semainses plus tôt au siège de l’Organisation des Nations Unies. Les quatre minutes et des poussières de son intervention, étonnante de densité malgré les silences qui la structurent, sont restées dans la mémoire de ceux qui les ont vues. Greta Thunberg n’a jamais eu l’air très décontracté, mais cette fois ci, c’est une tension particulière qui semblait la tarauder. Est venue peu à peu l’idée qu’on pourrait essayer d’appliquer les catégories de Jakobson à ce discours, afin de voir si elle fonctionnent. Les élèves ont essayé de trouver de leur côté quelles fonctions apparaissaient dans ce discours, et de mon côté je menais la même enquête. Comme l’exercice était plutôt récréatif, et que simultanément on trouvait dans la performance de cette jeune femme plus de complexité qu’on ne l’avait supposé au premier abord, voici le résultat de l’exercice.
Présentations
Le 23 septembre 2019, Greta Thunberg, jeune militante écologiste suédoise devenue mondialement connue pour son engagement, sa force de conviction mais aussi pour sa personnalité énigmatique, était invitée par l’Organisation des Nations Unies à prononcer un discours. S’étant rendue à New-York en voilier pour se déplacer conformément à ses choix politiques, elle profita de cette tribune pour délivrer un message court, mais percutant, au point que beaucoup considérèrent que c’était là son discours le plus radical depuis son entrée en militantisme. Manifestement agacée et en colère mais d’une façon qui semblait presque artificielle, du haut de ses 16 ans Greta Thunberg remontait les bretelles des dirigeants du monde entier, auxquels donnait une leçon de morale, et de politique. En quelques minutes, martelant son propos d’une interpellation, « How dare you », placée là comme une boucle rythmique qui venait donner toute sa densité au propos, elle assénait leurs quatre vérités aux chefs d’Etats rassemblés pour l’occasion. Mais alors que nous avions étudié les fonctions du langage telles que Roman Jakobson les a déterminées dans ses Essais de linguistique générale, il était tentant de voir si dans un discours aussi percutant, on pouvait y retrouver les fonctions qu’il a décrites. A priori, on pourrait penser que certaines de ces fonctions seront privilégiées par ce genre de communication, tandis que d’autres seront laissées de côté. Pourtant, nous allons voir que si, évidemment, ce discours met en œuvre des fonctions aussi évidentes que l’expression ou la référence, on y trouve aussi, et c’est plus étonnant, des formes qui font appel à l’auto-référence et à la poésie.
Fonction expressive
Ce qu’on retient le plus spontanément de ce discours de Greta Thunberg en particulier, c’est sa forte charge en expressivité. Son ton, ses postures, sont d’une intensité rare dans un monde où le discours public, et le propos politiques, sont censés être lissés par les convenances, exprimés de façon neutre, ou très avenante, quelle que soit la gravité des faits et principes qu’ils abordent. C’est une jeune femme inquiète et en colère qui s’exprime, laissant ces sentiments transparaître nettement dans ses propos et sa façon d’être. Pour autant, on ne peut pas dire qu’il s’agisse d’une forme de sensiblerie ou de laisser-aller émotionnel, et ce pour deux raisons. La première, c’est que l’expression de son état intérieur n’est pas si spontanée que ça : à vrai dire, pendant longtemps, ses détracteurs l’ont d’ailleurs accusée d’être excessivement neutre, impassible, comme indifférente ou insensible aux tragédies qu’elle annonçait. Quand elle a officialisé être touchée par le syndrome d’Asperger, on a compris que cette apparente inexpressivité avait une cause, et qu’il ne fallait pas en déduire qu’elle n’éprouvait rien intérieurement, mais qu’elle ne pouvait pas partager ces émotions comme le font la plupart des gens, dans son expression corporelle. Son attitude présente semble être une réponse peut-être sur-jouée à ces critiques, et une manière de les déjouer : puisqu’une partie de son auditoire refuse d’aller sur son terrain de communication, c’est elle qui vient sur le leur, et on aura constaté que les mêmes, qui souriaient à sa froideur robotique, et à son impassibilité mécanique, rient désormais de son expressivité qui peut sembler excessive. La seconde raison, c’est que les raisons de cette colère ne sont pas seulement intimes, ce n’est pas son être personnel qui est mis en cause ; cette colère est un sentiment collectif, qu’elle n’éprouve pas d’une façon égocentrique, comme lorsqu’on est attaqué personnellement, elle l’exprime en fait pour l’ensemble politique auquel elle appartient ; et manifestement, sa Cité est à échelle mondiale. Sans le dire en ces termes, son horizon est cosmopolitique : son inquiétude n’est pas personnelle, elle est tout à fait mondiale. Ce qu’elle exprime d’elle a en fait une valeur universelle : quand elle dit qu’elle ne devrait pas être là, qu’elle devrait être à l’école, elle rappelle que sa situation particulière consiste précisément à ne plus vivre la vie banale d’une lycéenne parce que cet engagement s’impose à elle, comme il s’impose au très grand nombre de collégiens, lycéens et étudiants qui ont, ces derniers mois fait grève le vendredi pour protester contre la gestion globale du monde dont ils seront les héritiers. Son entrée en matière, annonçant d’emblée « Mon message (silence), c’est que (silence), nous allons vous avoir à l’œil (silence) provoque des rires dans le public, qui apprécie cette formule un peu agressive, pourtant, elle demeure imperturbable, le visage fermé sur sa colère froide. C’est à un véritable exercice de maîtrise de la fonction expressive du langage qu’elle se livre cette fois ci, combattant en elle son absence d’expression, ainsi que la tentation d’en faire trop.
Fonction référentielle
Dans le discours de Greta Thunberg, la fonction référentielle tient une place plus importante qu’on ne le croit spontanément. En effet, si on se concentre volontiers sur son style, son apparence et son attitude, on oublie qu’en réalité, son but premier est de transmettre des informations d’autant plus objectives qu’elle les tient de spécialistes. Ce sont des faits observés, dont elle est le témoin, pas parce qu’elle les a elle-même observés, mais parce qu’elle en transmet la connaissance et qu’elle fait en sorte que ceux qui l’écoutent la relayent à leur tour. A chaque intervention, Greta Thunberg reprend donc les mêmes annonces, faites de mesures effectuées sur le terrain, de projections à court et moyen terme, réalisées par des experts. Il y a donc, en fait, quelque chose à apprendre dans son discours au sens où celui-ci propose une certaine description du monde qui, si elle n’avait pas de lourdes conséquences, constituerait un simple ensemble de données. Elle rappelle que le monde compte déjà un grand nombre de victimes directes des changements observés dans le climat et que nous assistons à une extinction de masse, ce sont des faits sur lesquels la communauté scientifique arrive à constituer des formes de consensus.
Fonction conative
Mais, en réalité, l’usage que fait Greta Thunberg de ces informations n’est pas seulement expressif. Il est aussi conatif. Ces éléments ont pour objectif de toucher le public. Evidemment, le problème pour elle, c’est de gérer le fait qu’elle s’adresse à un double public : il y a les hommes politiques, auxquels son discours s’adresse évidemment ; et il y a ce qu’on appelle « le grand public », qui écoute lui aussi les mots qu’elle prononce. Les chiffres qu’elle évoque sont choquants, tant ils indiquent que la question relève désormais d’une véritable urgence. Ce qu’elle espère, c’est que ces informations provoquent un effet chez ses auditeurs. Plus précisément, elle semble être consciente qu’à vrai dire, ces chiffres et ces observations laisseront les décideurs politiques indifférents. Et sans doute ne touchent-ils pas tellement le grand public non plus. En revanche, le spectacle de l’indifférence des hommes politiques face à ces informations est un levier émotionnel important, dont elle essaie de jouer : il s’agit de faire en sorte que chacun soit le témoin de cette indifférence. Simultanément, elle tente aussi de toucher les politiques au plus profond, en les interpellant directement dans son discours. En utilisant la deuxième personne du pluriel, elle leur directement, ce qui souvent ne se fait pas dans ce genre de discours où il est de bon ton de rester courtois. Ça se fait d’autant moins que Greta Thunberg passe de l’interpellation à la mise en cause directe et à l’invective, s’adressant à eux comme on parle à quelqu’un qui a commis une faute majeure.
Fonction phatique
D’où le leitmotiv qui vient rythmer son discours, le fameux « How dare you ? » (Comment osez-vous ?) qui veut semer la honte chez les hommes politiques, honte devant leur hypocrisie, et honte aussi devant leur inaction. Cette formule joue ici un rôle phatique dans son discours, c’est sa façon de capter de nouveau l’attention de l’auditoire, quel qu’il soit : pour le grand public, il est plaisant de voir une jeune femme faire la leçon aux responsables politiques, et c’est une manière de rendre spectaculaire un discours qui, sinon, pourrait provoquer une forme d’ennui. Pour les hommes politiques, c’est une façon, aussi, de briser leur quant-à-soi en leur lançant un « He Ho ! » et en les interpellant sur le terrain moral. C’est une façon de leur annoncer qu’elle n’est pas prête à lâcher prise, qu’elle mesure mieux qu’eux la gravité de la situation, et qu’elle continuera à s’adresser à eux comme s’ils étaient des enfants incapables de prendre leurs responsabilités, auxquels il faut s’adresser dans un mélange d’indignation, de mépris et de colère. L’autre élément de son discours dans lequel on reconnaît la fonction phatique du langage, ce sont les silences qui ponctuent sa prise de parole. En coupant son flot, Greta Thunberg met en attente son auditoire, et capte ainsi son attention. Ce découpage est sans doute partiellement volontaire. Il est évident qu’elle répète son discours avant de le prononcer, la responsabilité qui pèse sur ses épaules est trop importante pour laisser place à l’improvisation. Mais il est aussi possible que règne en cette jeune femme une tension véritable, due à la situation présente, mais aussi à sa colère sincère, qui l’oblige à canaliser ses émotions pour garder le contrôle de son discours. Dans un cas comme dans l’autre, l’effet produit, c’est une attention accrue des auditeurs, qui se demandent tout simplement jusqu’où elle va aller dans ce ton accusateur.
Fonction métalinguistique
Restent deux fonctions du langage, dont on pourrait se dire qu’elles sont peu présentes dans le discours de Greta Thunberg. La fonction métalinguistique tout d’abord, qui consiste en la possibilité qu’a le langage de se prendre lui-même pour objet. A priori, la jeune militante ne tient pas de propos sur son propre propos, elle n’évalue pas, pas plus qu’elle ne critique son propre discours, les mots qu’elle utilise, le ton qu’elle prend pour parler aux hommes politiques. Cependant, il y a dans son discours un élément qui appartient bien à cette sphère des possibilités offertes par le langage, c’est le moment où, au début de son discours, elle s’interroge sur le fait même qu’elle ait à prendre la parole. Se demandant ce qu’elle fait là, elle fait mine de réaliser qu’en fait elle devrait être ailleurs, et qu’elle a mieux à faire que se déplacer à l’autre bout de la planète pour tenir un discours à des hommes politiques qui ne l’écouteront pas. Se demander s’il est pertinent, utile ou souhaitable de tenir ce discours, c’est établir entre elle et ses mots une distance qui est le propre de cette fonction auto-référentielle, ou métalinguistique.
Fonction poétique
La fonction poétique, elle, relève de la façon dont l’usage des mots peut viser autre chose que ce que leur sens habituel désigne. Elle relève d’un usage inédit du langage, qui injecte dans celui-ci des pouvoirs nouveaux sur ceux qui le lisent, ou l’écoutent. Il y a, à vrai dire, peu d’éléments de cet ordre dans le propos de Greta Thunberg. Elle ne fait pas preuve d’un sens particulier de la formule, on ne trouve pas dans ses discours de véritables punchlines, de slogans inspirés ou de formes inventives d’expression. Le fait qu’elle soit à ce point factuelle, qu’elle exprime aussi sèchement ce qu’elle a à dire relève presque d’une forme d’interdiction de toute forme de poésie, comme si ce qu’elle a à dire était si grave qu’on ne puisse s’autoriser à embellir le propos, ou à recourir à des formules qui relèveraient un peu du marketing idéologique. Cependant, une des formes que peut prendre la poésie consiste précisément à mettre des mots dans la bouche de ceux qui ne sont pas censés les prononcer. Pour qu’un acte de langage ait lieu, il lui faut un cadre. On sait que celui-ci comprend un certain nombre d’éléments, qui lui sont nécessaires. Un destinateur (qui émet le message), un destinataire, qui le reçoit, un code, qui va permettre à chacun d’eux de se comprendre, puisqu’il leur est commun, un message, qui est le contenu transféré de l’un à l’autre, un contexte, dans lequel ce message peut avoir un sens, et enfin un media, ou support, qui va permettre au message de transiter matériellement. La poésie consiste donc à faire du message, dans toutes ses dimensions, une expérience esthétique. Et le discours de Greta Thunberg n’est pas dénué de caractères esthétiques. Il y a d’une part la répétition des « How dare you », qui vient rythmer, structurer et donner de la force à son propos, mais il y a aussi un jeu entre le niveau de responsabilité de son discours et la personne qui porte celui-ci. Si ses mots frappent les auditeurs, alors que bien des militants écologistes tiennent, et depuis longtemps, les mêmes, c’est parce qu’il y a une tension entre la destinatrice, celle qui émet, et le message lui-même, et cette tension a un reflet , celle qui existe aussi entre ces mots et ceux à qui ils sont censés s’adresser : ce discours devrait le leur, plus que le sien. Ce décalage provoque évidemment un effet esthétique important, parce qu’il y a quelque chose de potentiellement déchirant à voir un enfant appeler à l’aide des adultes qui se détournent de sa détresse. Si on ajoute son attitude singulière, en partie due au syndrome qui est le sien en lesquel elle voit parfois comme un « super-pouvoir », on comprend alors qu’écouter Greta Thunberg soit, finalement, une expérience esthétique, et que ce soit sans doute là, aussi, qu’elle puise sa force de persuasion, là où la seule information ne parviendrait pas à convaincre.
Conclusion et dépassement
Il y a donc, dans le discours de cette militante atypique, un usage global du langage, dans toutes ses dimensions. Rien d’étonnant à cela : Greta Thunberg vise l’efficacité et joue de ces différents registres pour produire un message qui dépasse les mots qu’elle utilise. C’est là le propre de ce qu’on appelle aujourd’hui le spectacle : le discours seul ne vaut pas grand-chose sans la mise en forme qui va permettre sa diffusion, et la démultiplier. L’étrangeté comportementale de cette jeune femme participe au message, au sens où elle offre à celui-ci comme une onde porteuse qui va servir de support médiatique à sa parole, et la porter le plus loin possible. On peut voir là un spectacle, et en tant que tel, ce genre de prise de parole pourrait être discutable. Mais on peut aussi y voir ce que Hannah Arendt, philosophe du 20ème siècle, appelait action, concept qu’elle définissait par l’aptitude humaine à faire émerger quelque chose d’inédit dans le monde, à inaugurer des formes nouvelles, à produire quelque chose qui serait de l’ordre d’une naissance. Pour Arendt, l’action apparaît de façon la plus pure dans le cadre de la parole et de la politique. On ne s’étonnera pas que Greta Thunberg se tienne à la croisée de ces deux domaines. Après tout, elle n’est guère plus qu’une jeune femme qui parle. Mais sa parole, parce qu’elle s’incarne dans ce corps précis, inaugure quelque chose de nouveau, et c’est en cela qu’elle en même temps politique et poétique. Il s’agit donc, sans doute, d’un phénomène plus dense et moins anecdotique que ce qu’on serait tenté de croire. Ça ne préjuge ni de la valeur de ce discours, ni des effets qu’il produira, ou pas, à l’avenir, mais il est possible de voir, là, le prototype de ce dont est capable le langage, quand on l’utilise comme une arme de construction massive.
Toutes les illustrations sont des photographies saisies lors de l’intervention du 23 septembre 2019, à l’exception de la dernière, saisie dans le hall d’accueil de l’ONU, au moment où Greta Thunberg est bloquée par la sécurité et le protocole par le passage de Donald Trump. La scène dure plusieurs minutes, durant lesquelles on a pu la voir ruminer tandis que le président américain l’ignorait tout à fait.
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