Quand nous nous sommes quittés, mes étudiants en BTS et moi, nous étions dans une phase d’accalmie au cours de laquelle nous ne profitions plus du thème de l’année, « A toute vitesse », pour étudier des publicités BMW, des extraits de road-movies ou de films de guerre : nous avions levé le pied, tiré le frein à main pour nous immobiliser et entamer une phase d’ennui profond en compagnie de Blaise Pascal, qui nous regardait en souriant, sachant pertinemment qu’on aurait du mal à rester ainsi en place.
Tout d’abord, un détour.
Je ne sais pas s’ils s’en souviennent, mais Pascal nous prévenait : « J’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre « . S’il a raison, ces quelques semaines passée à l’isolement sont exactement tout ce qu’on aurait fui comme la peste si on n’y avait pas été contraint par l’urgence sanitaire.
Mais en fait, confinés dans nos chambres, nous n’étions peut-être pas si désœuvrés que ça. Rien ne nous interdisait de nous enfermer avec, près de soi, le matériel nécessaire pour faire entrer le monde dans la chambre, à défaut de pouvoir sortir le visiter. Je n’ose évoquer la possibilité de s’évader en lisant un livre, j’ai un peu peur que ça ne fasse pas tellement écho chez quelques-uns de mes étudiants. Mais tablette ou smartphone en mains, on peut tenir le monde entre ses doigts.
Ou du moins son simulacre.
Encore faut-il y regarder autre chose que soi-même[1]. Et ce n’est pas si facile : il en va des écrans tactiles comme des autres potentiels outils d’émancipation : on y encadre suffisamment leur usage pour que la promesse de liberté ne soit surtout pas tenue, et on y subit finalement davantage d’injonctions qu’on n’en recevra jamais de la part de ceux qui sont censés nous contraindre (la publicité vous donne beaucoup plus d’ordres que vos professeurs). Promettre la liberté, c’est encore le meilleur moyen de ne jamais la donner. Reste que dans cette vie cloîtrée, l’écran est aussi une fenêtre, et que si on utilise celle-ci de façon volontairement détournée, en maîtrisant ce qu’on y regarde, elle permet de voir mieux que le monde, puisque le monde ces temps-ci, ce n’est que la chambre dans laquelle on passe sa journée. Sur l’écran, on peut voir au-delà des murs, à travers les yeux d’autres que soi. Comme ils regardent, comme ils montrent, comme ils font le monde. Et assemblant ces fragments éparpillés dans les yeux des autres, les rassemblant dans son propre regard, on peut alors reconstruire le monde perdu.
Et contrairement à ce que pourrait laisser penser le mot de Pascal, il est possible qu’on trouve dans cette ouverture à l’extérieur un véritable apaisement.
Les yeux sans le visage
Tant qu’à regarder avec les yeux d’un autre, autant choisir ceux qui savent regarder. Les photographes et cinéastes font partie de ceux dont les yeux sont entraînés à adopter des perspectives justes, des angles qui ont ce don d’être tout d’abord étonnants, parce qu’on n’avait jamais regardé de cette façon, avant de devenir simplement évidents, et de déterminer la façon dont on regardera ensuite.
Ces jours ci, il peut donc être intéressant de regarder à travers l’objectif de cinéastes qui prennent le temps de partager quelques images en mouvement. Eux-mêmes ne peuvent plus sortir pour tourner. Ils ne peuvent pas non plus se rendre là où le cinéma s’accomplit, les salles obscures étant fermées pour une période indéterminée. Mais après tout, ce qui est pour le moment bloqué, c’est l’industrie qui permet à cet art de fonctionner et de proposer de grandes œuvres. Impossibilité de réunir des équipes techniques au grand complet, interdiction des projections publiques. Mais rien n’empêche de prendre son smartphone, d’enregistrer des séquences et les monter pour, ensuite, les montrer au monde entier.
C’est pourquoi le Festival du Film de Thessalonique a proposé à quelques cinéastes contemporains de réaliser, malgré leur confinement, un court métrage. Et aussi surprenant que ça puisse paraître, tous ceux à qui ils l’ont proposé ont accepté de se lancer dans cette aventure. Parmi eux, un réalisateur chinois, Jia Zhangke, a envoyé une contribution particulièrement soignée, qui réussit en trois minutes à toucher tous ceux qui aiment le septième art, tant elle parvient à amener progressivement le regard vers ce qu’est le cinéma : la projection quasi immatérielle de quelque chose qui s’est trouvé, un jour, devant l’objectif d’une caméra, et le regard partagé avec d’autres sur les traces de cette présence passée. Dans Interstellar, (Christophe Nolan, 2014), Joseph Cooper (Matthew McConaughey) affirme que dès qu’on a des enfants, on n’a plus qu’une chose à faire : devenir pour eux des souvenirs. C’est aussi le destin de tout ce qui passe devant l’objectif d’une caméra ou d’un appareil photo : pouvoir se permettre de disparaître, puisqu’une trace en a été conservée. C’est ce processus, qui relève de la magie noire et blanche, qu’exploite le court-métrage de Jia Zhangke. En trois minutes, Visit (Lai Fang en VO ; 2020) passe de l’impossible préparation d’un film à l’image projetée de ce qui est désormais impossible : se tenir, épaule contre épaule dans la foule en compagnie des autres hommes. Entre temps, ce qui apparaît, c’est la possibilité du monde, et son souvenir fixé dans le cadre de l’image. Les trois minutes sont-elles aussi un cadre, qui suffit à contenir la vie dans sa totalité, limites comprises.
Cette possibilité d’assister à une projection en salle, ensemble, dans la présence physique des autres, épaules contre épaules, Jia Zhangke l’évoque dans une lettre qui accompagne son film. Il y revient sur ce confinement qu’il a vécu, à son retour en Chine. Et il est intéressant que ce qui fait l’objet de sa nostalgie, ce soit moins l’acte même de filmer ou de monter un film (Visit témoigne du fait qu’il peut toujours le faire), que le fait de pouvoir regarder ensemble des images en mouvement en salle, spectateur parmi les spectateurs. Le cinéma n’a donc pas disparu dans cet épisode d’isolement, puisqu’on peut toujours voir des films ; en revanche, l’expérience qu’est le cinéma a été amputée d’une part significative d’elle-même : on ne peut plus faire partie de ce public qui, ensemble, flotte à la surface du flux des images projetées sur l’écran.
Voici cette lettre, telle que je l’ai artisanalement traduite à partir du texte anglais qui est lui-même la traduction de la lettre originelle, rédigée en chinois. Autant dire qu’on n’est pas à l’abri d’une distorsion du sens, mais je pense qu’on peut quand même en saisir la matière principale :
« Le 4 mars, j’étais de retour à Pékin après le festival du film de Berlin. A ce moment, on demandait à ceux qui arrivaient de l’étranger de rester confinés chez eux pendant quatorze jours avant de reprendre leurs activités en ville. Je restais donc à la maison comme on me le demandait, à roder dans mon salon.
Passer du Palais des festivals bondé à mon appartement produisait comme un effet de montage, faisant contraster les modes de vie. J’ai essayé de trouver de l’occupation dans les réseaux sociaux, mais après quelques jours, j’en avais déjà marre de cette vie confinée entre quatre murs. Je me sentais comme un chien errant habitué à courir les rues, qu’on aurait enfermé tout à coup dans une cage ; ses jours passés dans la rue finiraient par lui manquer.
Moi aussi, j’avais déjà la nostalgie du bon vieux temps, j’aurais pu dire – comme le fait Gabriel Garcia Marquez au début de Cent ans de solitude – « Des années plus tard, face à la pandémie de coronavirus, je devais me rappeler ce lointain après-midi durant lequel mon père m’emmena faire connaissance avec le cinéma ». Cet après-midi-là, cinq cent personnes se rassemblaient dans le cinéma de ma ville pour regarder un film ensemble, riant, pleurant et s’exclamant tous en même temps. En ce temps-là, nous n’avions pas encore de multiplex. Chaque projection faisait salle comble, rassemblant des centaines de spectateurs, même le hall du cinéma était pris d’assaut. Depuis les multiplex sont devenus tendance en Chine. On est déjà content si une salle de projection fait une centaine de places. Mais c’est déjà ça, on peut toujours se retrouver au cinéma, voir un film ensemble et savoir que les autres sont là, dans le noir.
Mais là, pendant la pandémie, les cinémas sont fermés. On doit rester à la maison et regarder les films sur le mobile ou l’iPad, les écouteurs dans les oreilles, chacun dans son coin. Pour moi, il n’y a pas de plus grande solitude que celle-ci.
Dans mon souvenir, quand j’ai commencé à réaliser des films à la fin des années 90, le support audiovisuel c’était la cassette vidéo, puis on est passé au VCD, au DVD, avant qu’arrive l’ère d’internet. Maintenant, internet est sur les mobiles. Le développement technologique nous isole de plus en plus. L’invention de l’image animée réunissait les gens, les nouveaux medias font le contraire. La pandémie achève de disperser chacun loin de toute proximité sociale, nous tenant éloignés des cinémas, des cafés, des bureaux et des stades.
Ce virus nous punis, il nous met au coin.
Historiquement, on a coutume de dire qu’il y a deux genres de réalisateurs dans le monde : ceux qui ont été à la guerre, et ceux qui ne l’ont pas faite. Une expérience différente mène à une compréhension différente de la nature humaine et de la société. Des années plus tard, nous dirons peut-être qu’il y a deux genres de réalisateurs dans le monde, ceux qui ont traversé le COVID-19, et les autres.
On aura connu ces temps au cours desquels des centaines de millions de personnes furent emprisonnés à domicile, alors que les vols internationaux étaient annulés, et les frontières du pays fermées. On aura connu cette période pendant laquelle nous suivions le comptage quotidien des morts, loin de nos amis et de ceux qu’on aime.
On aura traversé l’anxiété, la colère, la peine et le sentiment d’impuissance, avant d’aller vers la récession et de subir une crise de confiance.
Récemment, j’ai fait un court-métrage produit par le Festival International du Film de Thessalonique. Je l’ai réalisé en confinement, avec un smartphone, il est intitulé Visit. Il dure seulement 3 minutes, c’est une histoire banale au temps de la pandémie. Quand j’ai de nouveau regardé le monde à travers le viseur de la caméra, je me suis senti comme un bébé qui apprend à se lever, et à marcher – c’était à la fois difficile, et excitant.
Je me dis que nous devrions tenir tête à cette pandémie, et continuer à avancer au nom de ces temps difficiles que nous avons traversés, pour faire franchement face au monde, avec courage. J’espère que nous pourrons bientôt retourner au cinéma, et s’assoir ensemble, épaule contre épaule.
C’est le plus beau geste du monde. »
Le texte en anglais peut-être lu ici :
https://filmkrant.nl/opinie/a-letter-from-jia-zhang-ke/
A toute lenteur
Mais le film de Jia Zhangke n’est pas resté lettre morte. Un autre cinéaste, depuis son propre isolement, l’a lue et a entrepris de lui répondre. Et cette lettre elle-même, pleine d’images de cinéma, se présente comme un scénario.
En Thaïlande vit un des réalisateurs les plus mystérieusement magiques que le cinéma connaisse aujourd’hui. Apichatpong Weerasethakul est l’auteur de films qui semblent mettre en scène les songes qui pourraient nous habiter si on prenait encore le temps de rêver. Tropical Malady (2004), Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures (2010), Cemetery of Splendour (2015) sont de véritables expériences physiques qui réclament qu’on accepte, le temps d’un film, de couper les ponts avec ce qu’est devenu le rythme de nos vies et d’entrer dans un autre temps, celui au cours duquel on peut se permettre de regarder le monde au point d’y discerner tout ce qui le peuple de souvenirs, d’absences encore porteuses de quelque chose qui demeure sans être ici-même, comme si le passé irradiait encore le présent, et que la caméra d’Apichatpong Weerasethakul était capable de capter les quelques photons projetée jadis par ce qui habita le monde avant nous, ces particules auxquelles on est devenu insensible, et qui forment encore des images quand le projecteur du cinéma les ravive comme on souffle sur les braises qu’on croyait éteintes et que le foyer rougeoie. Ses films sont un temps de recueillement, et pour autant ils sont porteurs d’une énergie intense, qui est essentiellement celle de la nature elle-même, omniprésente, à l’image évidemment, mais plus encore au son. Si on n’a jamais entendu une forêt, et si ne l’a jamais écoutée, il faut aller en salle voir un de ses films. On deviendra pour toujours sensible à la jungle intérieure qui nous aura, le temps d’une projection, envahi.
Il n’est pas étonnant que la nostalgie évoquée par Jia Zhangke ait touché à son tour Apichatpong Weerasethakul. Si leurs films ne se ressemblent pas, leur rapport au cinéma en tant qu’expérience vécue est proche. Et c’est de cette expérience que le cinéaste thaïlandais tire la matière de sa propre lettre, et du scénario qu’il imagine. Là encore, je l’ai traduit de l’anglais, et cette traduction relève du pur amateurisme. J’espère cependant ne pas avoir trahi l’esprit dans lequel Weerasethakul l’a écrite.
Mais il me semble que si on veut la saisir vraiment, il faut tout d’abord voir un autre film, dont je me demande s’il ne l’évoque pas sans le dire, ou s’il ne l’a pas en tête au moment où il écrit. Ou plutôt, je conseillerais d’écouter ce film avant de lire cette lettre. Car finalement, qu’est-ce que La Jetée, de Chris Marker (1962), si ce n’est l’histoire d’un homme qui apprend à voir ? Et pour cela, on lui montre des images, que la voix-off du film décrit simplement. Le texte en voice-over de La Jetée fait preuve d’une forme étrange et obsédante de sobriété descriptive. Il se contente de mettre des mots sur des images, une par une. On pourrait, donc, avant d’entrer dans cette lettre, avoir la voix de Jean Negroni dans la tête, afin de se faire le temps d’une lettre, son cinéma, et introduire en soi le ton sur lequel on pourrait la lire :
« J’ai été touché par la lettre de Jia Zhangke. Elle m’a fait ressentir l’importance des liens de parenté en ces temps de confinement. Ça m’a donné l’envie de partager à mon tour les quelques pensées que voici.
Ce matin, je pense à un mot, voyage, et à la relation que j’ai entretenu avec lui. Sur la route, quand nous étions gamins, nos esprits agités ne cessaient de répéter en boucle « C’est encore loin ? », « On arrive bientôt ? ». Puis, en prenant de l’âge, on a été plus attentif au défilement du paysage. On a regardé les arbres, les maisons, les panneaux de signalisation, les autres véhicules. On a appris à être plus calmes pendant les voyages. Nous savions qu’il y avait une destination.
Un film, c’est aussi en soi un voyage. Il nous conduit vers des points de tension. En route, il y a des contenus qui jouent le rôle d’étapes sur le trajet. Plus le réalisateur trace un chemin fluide et fait perdre la conscience du temps au public, plus elle, ou il, est proche de ce qu’est l’art du cinéaste. L’équipe, toute en chœur, aux costumes, au maquillage, à la prise de son, à l’éclairage, à l’édition, à la musique, dans tous les domaines, travaille dur pour propulser les spectateurs vers ces destinations.
A la différence d’un film, ce voyage qu’est le Covid-19 n’a pas de destination précise. Ce n’est pas un road-trip, nous sommes immobiles. Pour la plupart, nous sommes coincés à la maison. Nous regardons par la fenêtre la même perpétuelle scène, et nous restons là, à regarder.
Ce que nous ressentons, c’est la vulnérabilité de notre esprit et de notre corps. Nous sommes pleinement conscients de nos horloges – internes, et externes. Mes habitudes matinales sont désormais routinières. J’ai bien enregistré chaque étape que comporte la préparation de mon petit-déjeuner. J’ai mémorisé l’angle précis selon lequel le soleil éclaire depuis l’extérieur, à chaque heure de la journée.
Pour rester en bonne santé, certains ont adopté des techniques de méditation. Nous scrutons notre environnement, nos émotions, nos actes, l’écoulement du temps, l’éphémère. Quand l’avenir est incertain on saisit toute la valeur du présent.
Ce matin, après le petit-déjeuner (quelques fruits, des céréales et des œufs à la coque), j’ai conçu un scénario. Cette situation suscite l’apparition de groupes de personnes qui développent une capacité à rester dans le présent plus longtemps que les autres. Ils peuvent observer certaines choses plus longtemps. Ils s’épanouissent dans la pleine conscience.
Une fois le virus vaincu, quand l’industrie du cinéma se réveille de sa propre stupeur, ce nouveau groupe, en tant que spectateurs, ne veut pas reprendre les routes tracées par le cinéma « d’avant ». Ils sont passés maîtres dans l’art de regarder ; les voisins, les toits, les écrans des ordinateurs. Ils se sont entraînés lors d’innombrables appels vidéo avec leurs amis, au cours de repas partagés en plan séquence, selon un seul et même angle de caméra. Maintenant ils sont en quête d’un cinéma plus proche de la vie, et du temps-réel. Ils veulent un cinéma de l’Instant présent, qui n’a ni étapes, ni destination.
Alors on leur présente le cinéma de Béla Tarr, de Tsai Ming-Liang, de Lucrecia Martel, peut-être aussi d’Apichatpong et de Pedro Costa, entre autres. Pendant un certain temps, ces cinéastes obscurs, à la faveur de leur soudain succès, deviennent millionnaires. Ils s’achètent de nouvelles paires de lunettes de soleil et des gardes du corps. Et puis des manoirs et des bagnoles et des usines de cigarettes, et ils ne font plus de films. Mais bientôt, le public accuse ce cinéma lent d’être trop rapide. On voit des tracts apparaître, on peut y lire : « Nous ne voulons plus aucune intrigue, aucun mouvement de caméra, aucun raccord, aucune musique ; rien. »
On rédige un Manifeste du Cinéma Covid-19 (MCC) pour qu’il se libère de ses structures et de son propre parcours. « Il n’y a pas de place dans notre cinéma pour la complaisance ou la psychologie. L’unique but, c’est le public, les éclairés ».
Dans les salles obscures des grandes capitales, les gens regardent purement la lumière, blanche. Le prochain film pourrait être un peu moins lumineux. Certains films sont tellement obscurs que dans les salles on ne distingue presque plus la tête des spectateurs. Pourtant, entre l’écran est les gens s’est établie une tension, une énergie de pleine conscience. C’est ce que Jia décrivait dans sa lettre : « … assis ensemble, épaule contre épaule ». Et oui, « C’est le plus beau geste du monde. »
Dans le monde entier, le mouvement gagne du terrain. Nothing Film FestivalTM prospère. Entre temps, ceux qui ont du mal à se concentrer, ceux qui sont dépendants, sont devenus minoritaires. Dans l’espace public, pour ne pas attirer l’attention ils font mine d’être sereins. Ils respirent et mâchent leur nourriture lentement. Ils ne manifestent que rarement de la colère. Si ça leur arrive, ils retournent à la maison pour crier, s’endormir et crier encore plus en rêve.
Bientôt, cette minorité ne se réunit plus que dans l’ombre. Ils pressent le pas et parlent vite sans attendre que l’autre finisse sa phrase. Ils suivent plusieurs idées à la fois. Un jour un jeune homme annonce qu’il a fait un film. Il amène ses amis agités dans sa cave et leur montre sa création. L’audience, estomaquée, découvre que le film contient quelque chose. N’en croyant pas leurs yeux, les spectateurs regardent l’image projetée d’un paysage défilant par la fenêtre d’une voiture ; pendant trois heures. Et pour la première fois, ils peuvent rester assis, calmement, l’esprit en paix.
Les projections clandestines continuent malgré leur interdiction officielle. Dans des bunkers, dans des arrière-boutiques, les gens s’entassent nerveusement pour voir quelque chose – trois branches, la mer, le vent, pendant des heures. Des contenus illégaux s’échangent sous le manteau, montés à la hâte.
Un soir, sur l’écran on peut voir un homme qui dort, pendant cinq heures, puis :
Trois hommes attablés en plein après-midi. L’un d’eux fume et lit le journal, les deux autres jouent aux cartes. Le fumeur fait signe à une femme pour qu’elle lui amène une bouteille de vin. Il verse le vin dans les verres et sert ses amis. Ils trinquent et boivent. La femme réapparaît avec un plateau et elle débarrasse le verre du fumeur. (A ce moment, une des personnes dans le public ne peut plus en voir davantage. Elle sort, et ferme les yeux.) Le fumeur poursuit la lecture du journal. Il montre un article à ses amis. Ils rient tous de bon cœur. Pendant ce temps, il prend ce qui semble être une feuille de papier dans son paquet de cigarettes, ou une enveloppe. Le film s’achève. Le public est assis, silencieux. Ces trois hommes ne sont clairement pas des lumières – pendant 67 secondes, ils se sont égarés dans l’errance de leur esprit et de leurs vices.
Puis,
Un train entre en gare. Sa locomotive sort du cadre sur la gauche. Les gens sur le quai saluent les passagers alors qu’ils descendent.
Le plan dure 50 secondes.
Un beau jour, les portes s’ouvrent,
et les ouvriers quittent l’usine
pendant 46 secondes. »
Le texte en anglais peut être lu ici :
https://filmkrant.nl/opinie/signs-life-a-letter-from-apichatpong-weerasethakul/
Dans La Jetée, Chris Marker proposait un cinéma radical. Pas au sens où il serait inaccessible au plus grand nombre, ce qu’il n’est pas. Mais au sens où ce qui constitue la matière de ce film, ce sont les éléments essentiels de tout film, ce sont les racines du cinéma. Des images fixes qui, se succédant devant le projecteur, forment sur l’écran ce que le regard prend pour une image animée. En construisant son film à partir d’images dénuées de mouvement, Chris Marker offre au spectateur une pure expérience de cinéma. Le scénario d’Apichatpong Weerasethakul remonte plus loin encore le long de ces racines : on y voit des spectateurs allant au cinéma pour y contempler la pure lumière du projecteur. Sur l’écran, une version cinématographique du Carré blanc sur fond blanc de Malevitch, dans la salle, des spectateurs s’offrent à la lumière absolue, comme des personnages de Hopper en quête de soleil. Puis, de film en film, ils découvrent les infinies nuances que peut prendre la lumière, en allant de l’éblouissement à la quasi obscurité, réduisant l’écriture cinématographique à cette simple donnée : laisser passer, ou pas, la lumière vers l’écran. Et rien d’autre.
Pour ceux qui connaissent l’Allégorie de la caverne, telle que Platon l’expose au début du Livre 7 de sa République, ce qui se passe dans ce cinéma imaginaire, c’est un peu ce qui se passerait si dans la grotte platonicienne il n’y avait plus aucun objet brandi devant le feu, la paroi du fond n’étant plus animée que par la fluctuation de la luminosité. Mouvement abstrait, pure lumière, absence totale de figuration : ce n’est plus la représentation de quelque chose, c’est purement la présentation du cinéma dans ce qu’il a de plus épuré.
Le monde re-présenté
Alors seulement, clandestinement, la figuration peut revenir, en douce, sous le manteau. Et avec elle, les choses. Ou du moins leur image. Ce que décrit Apichatpong Weerasethakul, c’est une rééducation du regard. Alors on donne tout d’abord à voir des choses simples. Et bien sûr, ceux qui ont déjà quelques connaissances en histoire du cinéma reconnaissent les images qu’il évoque : le film qui figure un homme qui dort pendant cinq heures existe. Il a été réalisé par Andy Warhol en 1964 et s’intitule Sleep. La scénette au cours de laquelle trois hommes boivent un verre, deux d’entre eux jouant aux cartes tandis que le troisième leur lit le journal, c’est un film connu lui aussi, il fut projeté en 1896, et contrairement à ce qu’on pourrait croire, il n’est pas réalisé par les Frères Lumières, mais par un des trente-trois spectateurs de la toute première projection de cinéma publique bel et bien organisée, elle, par les Frères Lumière le 28 décembre 1895 : Georges Méliès qui s’amuse dans son Joueurs de carte à parodier un film des Frères créateurs du cinéma : Partie d’écarté. Le cinéma payant n’a pas un an qu’on fait déjà des remakes. 1896 toujours, c’est l’année où les Frères fondateurs projettent leur œuvre la plus spectaculaire : L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, qu’Apichatpong Weerasethakul intègre à son scénario. Et si une telle image n’est rien pour nous, c’est que nous sommes devenus insensible à la magie qu’est la représentation cinématographique, et donc que ne regardons plus vraiment les films, nous préférons leur demander de s’effacer devant les choses qu’ils représentent. Puis, des ouvriers sortent de leur usine, comme dans la quarantaine de secondes de Sortie de l’usine Lumière à Lyon, film projeté lors de la fameuse projection inaugurale du cinéma moderne, ce 28 décembre 1895, où Méliès entrait dans le cercle des sorciers.
Apichatpong Weerasethakul ne pronostique pas un retour à ce cinéma des origines. Ce qu’il partage ici, c’est la possibilité d’un réapprentissage de ce que c’est, au fond, qu’être spectateur de cinéma. Et ce faisant, tout en partageant un petit Panthéon de l’art cinématographique premier, il pose les fondations de tout cinéma possible. Pour faire un film, il faut sculpter de la lumière, qu’on peut projeter pure sur l’écran, tout comme on peut la former selon des modèles qui lui sont extérieurs : trois hommes, un train, un dormeur…
Construction time again
Mais pour faire un film, il faut aussi sculpter du temps. Si, parce qu’ils sont des œuvres picturales, un tableau et une photographie sont définis par le cadre, c’est-à-dire leurs dimensions spatiales, le film se définit aussi par sa durée. Cinq heures pour Sleep, cinquante secondes pour L’Arrivée du train en gare de La Ciotat. Une projection de cinéma embarque ses spectateurs dans une découpe de temps, et comme le réalisateur sculpte la lumière, il donne aussi une forme au temps qu’il découpe : les plans sont plus ou moins longs, le rythme du montage peut contracter la durée ou, au contraire l’étaler interminablement. Apprendre à voir, c’est donc aussi réapprendre à considérer le temps comme la matière même de l’expérience, ce sans quoi rien ne pourrait être vécu, dans la réalité comme dans la fiction.
Le tout petit livre consacré à ce réalisateur par Ulrike Kremeir, Apichatpong Weerasethakul – vidéaste, s’ouvre sur une citation de l’artiste lui-même : « Je m’intéresse à la possibilité de faire un film où fiction et réalité se croisent et se complètent. Mon intention n’était pourtant pas de révolutionner la méthode narrative. » Sa lettre de confinement est une mise en forme de ce projet, telle que les événements pourraient la produire : un retour aux fondamentaux de la projection cinématographique partagée, une mise à jour de ce qu’on fait vraiment, quand on fait un film, c’est-à-dire quand on le réalise, mais aussi quand on le regarde.
Evidemment, le cinéma est passé maître dans l’art de perdre le spectateur dans les méandres et les retournements de ses propres récits. Christopher Nolan a, depuis ses débuts, fait du temps la matière même de son cinéma, au-delà des images volontiers spectaculaires qu’il met en scène. Guy Ritchie est aussi un as de la reconstruction temporelle après coup, triturant le fil du temps pour en faire une pelote qu’il agite sous les yeux du spectateur qui, tel un chaton, tente de s’y accrocher et de démêler ce que le film emberlificote patiemment.
Et on prendra certainement le temps, l’année prochaine, de voir comme tout ça fonctionne dans une mécanique aussi bien conçue que Dunkerk (Nolan ; 2017). Mais je me disais que ce serait bien, aujourd’hui même, de proposer une expérience de cinéma.
Apichatpong Weerasethakul nous y invite, dans un court-métrage qui concentre dans ses dix-sept minutes ce qui constitue la matière singulière de son cinéma. A travers Blue (2018), on va regarder une femme qui, simplement, cherche le sommeil sans le trouver tout à fait. Mais à cette image simple qui pourrait nous mettre, excessivement, en sa présence, vont s’ajouter des couches supplémentaires d’images, multipliant les surfaces de représentation au sein même de l’image en mouvement. Ainsi, à la banalité du quotidien va s’ajouter l’extraordinaire présence des autres mondes s’invitant dans la nuit ; au profane de la vie commune va s’ajouter la sacralité des grands cycles de l’univers, oscillant entre veille et sommeil, entre jour et nuit, entre vie et mort. Ce film, comme celui de Jia Zhangke, est disponible en ligne. Il n’est pas nécessaire de le voir en salle. Pour autant, chacun peut sentir, en le regardant, qu’il ne constitue pas une expérience solitaire. Plonger dans les dix-sept minutes de son flux, c’est entrer dans une temporalité qui n’est plus simplement personnelle, puisque c’est le réalisateur qui lui donne forme, c’est aussi savoir que partout dans le monde, d’autres font la même expérience sur leur propre écran.
Le cinéma est cette sorcellerie qui parvient à fixer et projeter ce qui, du monde, s’est effacé. Il est cet art de convoquer l’absence pour l’extirper du passé et faire de la présence un présent. C’est une machine à rendre présent, c’est-à-dire à ramener au présent ce qui appartient à d’autres temps. Dans cette étrange période que fut pour nous tous le « confinement », les autres ont été effacés, repoussés au loin par la distanciation sociale, au-delà des murs, des portes hermétiquement fermées et des masques. Et nous avons bien compris que malgré le nécessaire dé-confinement, la distance demeurera la règle.
On n’est sans doute pas près de
pouvoir, de nouveau, se tenir épaule contre épaule, le regard contemplant les
mêmes images, dans le même présent projeté sur l’écran. Si c’était le plus beau
geste du monde, nous devons nous faire à cette idée : nous avons
durablement perdu une part importante de la beauté du monde. Le court métrage
de Jia Zhangke vient nous rendre visite. Frappant à la porte, il représente
cette beauté perdue, berçant l’humanité dans l’onde immense de l’image animée,
et dans le même temps, il met en scène de nouvelles attitudes de partage et une
nouvelle cérémonie de la beauté.
Peut-être se souviendra-t-on, plus tard, qu’en plein confinement, c’est un
cinéaste chinois qui, en pleine conscience de ce qui était en jeu pour nous
tous, entreprit de faire le premier geste.
[1] J’avoue espérer secrètement que les plus dépendants du smartphone, dont les noms se trouvent sur mes listes d’appel, fassent pendant ce confinement une telle overdose de snapshat et autres réseaux dits « sociaux » qu’ils en viennent à ne plus supporter de voir l’ombre du moindre écran tactile et soient pris de nausées quand apparaissent les monolithes de 2001, l’Odyssée de l’espace.
Et voici la séance de projection proposée dans la lettre d’Apichatpong Weerasethakul :