L’équivoque

In Culture, Etudes de textes, Merleau-Ponty, Nature
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« Il n’est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou d’embrasser dans l’amour (1) que d’appeler table une table. Les sentiments et les conduites passionnelles sont inventés comme les mots. Même ceux qui, comme la paternité, paraissent inscrits dans le corps humain sont en réalité des institutions (2). Il est impossible de superposer chez l’homme une première couche de comportements que l’on appellerait « naturels » et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire, en ce sens qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l’être simplement biologique – et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d’échappement et par un génie de l’équivoque qui pourraient servir à définir l’homme. »

Maurice Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la perception (1945)

 (1) On sait que le baiser n’est pas en usage dans les mœurs traditionnelles du Japon (note de l’auteur).
(2) Chez les indigènes des îles Trobriand, la paternité n’est pas connue. Les enfants sont élevés sous l’autorité de l’oncle maternel (note de l’auteur).


L’auteur :

Maurice Merleau-Ponty est un philosophe français, du 20ème siècle (1908 – 1961). Il est l’un des représentants les plus connus d’un courant particulier de la philosophie, qu’on appelle la phénoménologie. Comme son nom l’indique, celui-ci est l’étude des phénomènes en tant qu’ils sont des phénomènes (ou pour le dire un peu autrement, des apparences, et non « les choses en elles-mêmes »), mais ici, pour ce texte, ça n’aura pas une grande utilité de le savoir.

Thèmes et notions abordées :

Nature et culture – L’Humanité

Le problème et la thèse :

On présuppose facilement que nature et culture s’opposent, et qu’on peut discerner clairement en l’homme ce qui relève de chacun de ces domaines. Or, penser en ces termes les rapports entre nature et culture, c’est accréditer l’idée qu’il existerait une humanité naturelle, un ensemble de phénomènes et comportements qu’on pourrait considérer comme conformes à la nature, et d’autres qui relèveraient d’une construction culturelle. Or derrière cette distinction, il y a aussi la possibilité de valoriser les caractéristiques soi-disant naturelles, parce qu’elles seraient premières, originelles et universelles, alors qu’à l’opposé, les fruits de la culture seraient secondaires, artificiels et relatifs.

C’est cette séparation que Merleau-Ponty remet ici en question, préférant considérer qu’en l’homme, nature et culture sont si intimement tissées ensemble qu’il est impossible d’en distinguer les fruits, la totalité des caractéristiques humaines étant simultanément naturelles, et culturelles.

Argumentation du texte :

Structure argumentative générale du texte :

On peut distinguer dans ce texte deux temps. Dans le premier, l’auteur remet en question la « naturalité » de quelques phénomènes humains, montrant qu’ils sont tout aussi culturels et conventionnels que le fait de donner tel nom à tel objet. Puis dans un second temps, il remet en question le fait même qu’on puisse distinguer en l’homme ce qui relève de la nature, et ce qui serait d’ordre culturel.

1 – Remise en question du caractère a priori naturel d’un ensemble de faits

Merleau-Ponty cherche tout d’abord à faire douter d’éléments censés être assez fermement établis dans la pensée commune. Dans ce but, il choisit quelques caractéristiques de la vie humaine dont on pense a priori qu’elles relèvent de la nature : crier dans la colère, embrasser celui ou celle qu’on aime, et être père.

Chacun de ces faits est spontanément considéré comme étant défini par la nature. C’est-à-dire qu’on les conçoit comme des effets biologiques, des réactions corporelles à des stimuli, des comportements qui relèvent des instincts, des pulsions, ou de la mécanique biologique.

A – L’expression des sentiments

Le cri est sans doute l’exemple qui viendrait à l’esprit de chacun. Et nous sommes convaincus que cette manière d’exprimer vocalement la douleur ou l’effroi, à la différence d’un poème ou un discours écrit, se réalise absolument spontanément en nous, et qu’elle appartient aux phénomènes naturels. Ce qu’on suppose ainsi, c’est que nous n’avons pas appris à crier, que c’est une disposition déjà présente en chaque être humain, et que dès lors, nous crions tous de la même façon, dans les mêmes circonstances.

B – Le comportement amoureux

De même, le baiser semble être un geste relevant de la pulsion, ne nécessitant dès lors aucune construction sociale, aucune transmission culturelle, aucun apprentissage, aucune mise en forme. On s’embrasserait spontanément, dès lors qu’on se sentirait poussé à le faire, et on suppose que l’humanité toute entière fait de même. Ce que Merleau-Ponty nomme ensuite « les conduites passionnelles », parce qu’elles ne semblent pas décidées par ceux qui les mettent en œuvre, semblent dès lors bel et bien venir directement de ce qu’on appelle « la nature ».

C – Le cratylisme

Si Merleau-Ponty évoque la façon dont les mots sont associés aux objets, c’est parce que chacun sait que, bien entendu, ce lien est purement conventionnel : nous décidons d’appeler la table « table », mais elle ne porte pas naturellement ce nom. Et son but est de d’affirmer que cris et baisers sont en réalité tout aussi conventionnels et culturels que le nom que nous donnons aux objets. Notons cependant que ce qui semble si évident ne l’est pas pour tous : dans le dialogue de Platon intitulé le Cratyle, Socrate assiste à l’échange entre Hermogène, qui pense que la langue est une convention, et que par conséquent, les mots désignant les objets ne sont pas naturels, qu’ils sont créés par l’homme, et son interlocuteur, Cratyle, qui est convaincu que le nom porté par les objets est leur véritable nom. En somme, le cratylisme (puisque c’est devenu une véritable hypothèse en philosophie du langage) affirme qu’il n’y a qu’une seule langue qui donne aux objets leur véritable nom, et que le rapport entre ces noms et les objets est un rapport naturel, absolu. Il y aurait donc, à côté de la véritable langue, de fausses langues. Si, ici, Merleau-Ponty peut évoquer le caractère conventionnel des langues, c’est précisément parce que le cratylisme va contre l’intuition générale, mais aussi contre l’évidence. Il est néanmoins intéressant, ici, de se souvenir que cette évidence n’est pas toujours partagée par tous. En France, par exemple, l’écrivain Renaud Camus, connu pour ses prises de positions xénophobes, plaide pour ce qu’il appelle « un nouveau cratylisme », pensant pouvoir sauver ce qu’il conçoit comme des réalités portant leur nom réel : la « France », le « Français ».

A travers l’évocation de la construction conventionnelle de la langue, on commence à discerner la thèse du texte : pas plus que les mots, les cris ou les gestes d’affection ne peuvent être considérés comme naturels. Ils sont des conventions créées par l’homme, et sont donc le fruit de la culture. Et pour appuyer le propos, Merleau-Ponty propose un dernier domaine dans lequel sa thèse doit se vérifier : la paternité.

D – La famille

En effet, être père semble bel et bien relever de la nature : si on est un homme, soit on a un enfant, et on est père, soit on n’en a pas, et on ne l’est pas. La reproduction semble être, de part en part, un phénomène naturel : l’acte sexuel est un processus biologique, et l’effet induit par cet acte naturel, c’est-à-dire l’éventuelle naissance d’un enfant, semble l’être tout autant. Pourtant,  Merleau-Ponty contredit cet a priori.  La fin de ce paragraphe affirme en effet que ce phénomène, comme ceux qu’il a précédemment cités, est en réalité le fruit d’une institution. Il faut s’arrêter sur ce mot, puisqu’il va ouvrir la seconde partie du texte : une institution est une forme collective que l’homme crée pour y intégrer des pans entiers de son existence. Ainsi, l’éducation nationale est une institution, au sens où une telle organisation n’existerait pas dans la nature. Elle ne va pas de soi. C’est une institution politique. On peut considérer, si c’est une forme très ancrée chez vous, que la place que chacun tient à table pour manger, la répartition des rôles à la maison, la façon dont on fait le lit, sont aussi des institutions. On pourrait faire autrement, mais c’est ainsi qu’on fait, et pas autrement. Cependant, certaines institutions sont tellement ancrées dans nos vies quotidiennes qu’on pourrait les croire « naturelles ». La famille, par exemple, est souvent présentée comme une forme naturelle. En évoquant la paternité comme une institution, on comprend que Merleau-Ponty considère que la famille n’est pas le pur produit de la nature. Il n’y aurait donc pas de famille naturelle. Toute famille serait nécessairement instituée, conventionnelle, comme le sont les langues, les cris et les gestes passionnels.

2 – Les raisons pour lesquelles ces faits sont culturels

A la suite de cette série d’exemples, on pourrait croire que Merleau-Ponty plaide en faveur d’une conception entièrement culturelle de ces phénomènes. En réalité, il ne suffirait pas de dire que les émotions, sentiments, langues et structures familiales relèvent de la culture. Il faudrait plutôt dire qu’elles ne se réduisent pas à la nature, ce qui ne signifie pas qu’elles lui soient totalement étrangères.

A – L’indissociabilité du naturel et du culturel

En fait, ce que Merleau-Ponty remet en question ici, ce n’est pas que la famille ou les cris puissent être le produit de la nature ; et ce qu’il affirme, ce n’est pas non plus que ces formes soient le produit de la culture. Son propos consiste plutôt à montrer qu’on ne peut pas séparer ces deux couches qui forment la réalité de la vie humaine : la nature, et la culture. Pas plus qu’on ne peut séparer le recto et le verso d’une feuille de papier, on ne peut décoller ce que la culture fait de la nature dans les faits humains.

Ainsi, dans le débat qui oppose ceux qui pensent que la famille est une forme naturelle à laquelle chaque famille doit se conformer, et ceux qui pensent que c’est une pure construction culturelle, et que dès lors chacun la crée comme il l’entend, sans respecter aucun modèle naturel, puisqu’il n’y aurait pas de modèle naturel, Merleau-Ponty proposerait de considérer les termes de ce débat autrement, en considérant qu’il y a bien dans la famille quelque chose de naturel, mais que ce « quelque chose » ne peut être séparé de la forme que lui a donné la culture.

B – Naturel et artificiel sont indiscernables

Ainsi, si le naturel est ce qui « donné » (on considère en effet que la nature est ce qui préexiste à l’homme et à son activité, elle est reçue par l’homme), et si le culturel est ce qui est fabriqué par l’homme, alors on est tenté d’essayer de discerner dans le monde humain ce qui serait naturel, c’est-à-dire, ce qui serait resté identique à ce que c’était avant que l’homme le transforme, et ce qui serait artificiel. Et cette distinction n’est jamais anodine, car on a tendance à considérer l’artifice comme une forme inférieure au naturel. Mais selon Merleau-Ponty, un tel projet de tri entre le naturel et l’artificiel est vain : parce qu’il s’agit de faits humains, ils sont indissociablement naturels, et culturels.

B’ – Pour expliquer le texte, prenons l’exemple de la vie sexuelle des êtres humains

Pourquoi ? Parce qu’ils ont tous une source naturelle, que Merleau-Ponty désigne, simplement, comme biologique. Si on crie, si on embrasse, si on porte de l’attention à son enfant et qu’on le reconnaît comme « sien », c’est qu’une impulsion, dont l’origine est notre corps, nous y pousse. Et pour prendre un autre exemple que ceux proposés dans le texte, on pourrait tenter de se demander d’où vient la vie sexuelle des êtres humains. Et l’évidence, c’est qu’elle trouve sa source dans le corps : celui-ci est constitué de telle façon que des zones érogènes indiquent le chemin des actes à mettre en œuvre. On sait qu’il y a là une sorte de ruse de la nature, qui a pour effet que nous faisons, par recherche du plaisir, ce qu’il faut pour que l’espèce ne disparaisse pas. On pourrait donc dire que la sexualité humaine est naturelle.

Mais ce serait oublier que cette sexualité a une forme, et que si nous sommes, biologiquement, des mammifères, notre vie sexuelle ne correspond pas exactement à celle que les autres mammifères, sur la planète, vivent. Ainsi, la façon dont nous fondons des familles doit autant à la façon dont les mammifères construisent leur sexualité sur la quête de plaisir, qu’à la façon dont certains oiseaux et reptiles doivent s’associer en couple pour assurer la couvée des œufs et la protection des nouveaux nés. Il y a donc une nécessité biologique dans la construction de la cellule familiale humaine, mais si ce n’était que cela, elle ne durerait que le temps que dure la fragilité des enfants, et elle prendrait fin dès qu’ils deviennent aussi autonomes qu’un petit mammifère. Or nous voyons bien que les formes de vie humaine dépassent, et de loin, les simples exigences dictées par la biologie, et qu’inversement, cette institution qu’est la justice veille à ce que, précisément, les mouvements « naturels » ne soient pas la source de violences permanentes dont les êtres humains seraient constamment victimes.

Pour le dire autrement, on sait que la condamnation de certaines formes de sexualité s’appuie sur l’argument que ce seraient des formes « non naturelles » de vie sexuelle. Or, si on suit Merleau-Ponty, on doit admettre qu’il n’y a pas, en fait, de forme de vie sexuelle qui soit « naturelle » pour l’homme. Traduisons cela en termes très clairs : si on condamnait l’homosexualité parce qu’elle n’est pas conforme à une hypothétique sexualité naturelle, alors il faudrait aussi condamner l’hétérosexualité, parce qu’elle aussi est une forme culturelle, au sens où, heureusement, un hétérosexuel n’est pas un être humain qui laisse libre-cours à la totalité de ses pulsions sexuelles. Il les encadre, il s’interdit un certain nombre d’actes, quand bien même ils sont conformes à sa pulsion. En somme, il cultive son hétérosexualité, qui n’est dès lors plus une forme de sexualité naturelle. Si, dès lors, on devait condamner une pratique sexuelle humaine pour la simple raison qu’elle ne serait pas naturelle, il faudrait dès lors les condamner toutes, ce qui n’aurait pas de sens.

C – La culture est un détournement des mouvements simples de la vie biologique

Toute forme de vie sexuelle, comme toute forme de vie en général pour l’être humain,  est un dépassement des simples mouvements naturels. Si l’animal s’alimente simplement pour ne pas avoir faim, l’homme mange aussi pour d’autres raisons, qui sont plus subtiles et ne relèvent pas toutes de la stricte nécessité vitale. S’il fonde une famille, ce n’est pas uniquement pour perpétuer l’espèce, sinon il n’y aurait aucun sens à aimer et s’engager dans la vie avec une personne stérile, et on devrait se faire un devoir d’abandonner les femmes ayant franchi le cap de la ménopause, pour que les hommes, encore fertiles, puissent continuer à donner à leur puissance de procréation un but soi-disant « naturel ». Or, personne ne penserait à accuser un couple d’octogénaires d’être déviant, parce qu’il cultiverait sa vie amoureuse alors que la nature dicte à l’homme d’aller chercher une compagne plus jeune.

L’homme est donc cet être qui détourne les mouvements naturels, à tel point qu’on ne peut plus discerner dans la forme qu’il donne à sa vie ce qui est naturel, et ce qui ne l’est pas. A ceci, Merleau-Ponty ajoute une autre perspective, quand il désigne cette spécificité humaine comme un « échappement ». S’échapper, c’est se libérer d’une emprise. Or, en effet, les mouvements strictement naturels sont dictés par la seule nécessité. Ils sont ce que, biologiquement, ils doivent être. Pour prendre un exemple simple : il y a pour les femmes un possible enfermement dans leur corps biologique si elles sont considérées uniquement comme un moyen de faire naître de nouveaux êtres humains (ceux qui ont vu la série The Handmaid’s tale (La servante écarlate en vf), ou lu le roman de Margaret Atwood ont pu observer ce qu’est un tel enfermement, et ce qu’on pourrait imaginer en faire, politiquement). Et ce qui est remis en question, si on les réduit à cela, c’est tout simplement leur humanité, c’est-à-dire leur aptitude s’échapper de cette nécessité en détournant cette nécessité biologique pour construire quelque chose à partir de ce mouvement, que ce soit en lui donnant suite, ou en le jugulant. Mais si les mécanismes biologiques contraignent, le fait de cultiver ces premiers mouvements est libérateur.

E – L’enjeu libérateur qu’il y a à cultiver la nature

Il y donc dans cet art consistant à faire quelque chose à partir de la nature un enjeu de libération et d’humanisation : s’en tenir aux stricts mécanismes biologiques, c’est laisser de côté ce qui fait de nous des êtres humains, c’est-à-dire justement, des êtres qui font quelque chose de ce que la nature procure. Merleau-Ponty l’écrit sans ambiguïté : cette faculté de cultiver la nature est ce qui définit l’homme. Renversons la proposition : si un être ne fait rien de la nature, si un être est donc, sans aucune ambiguïté, naturel, alors rien en lui ne permet de dire que c’est un homme. Et précisons une chose, qui peut devenir vertigineuse : si nature et culture sont inséparables, alors il faut considérer qu’un élève qui a réussi son baccalauréat est tout à la fois cultivé, et naturel. Car dans le monde dans lequel il vit, il est « naturel » d’avoir suivi l’éducation qui l’a mené à ce diplôme, au sens où il est pris dans une mécanique qui l’a conduit sur cette perspective. Mais alors, pour lui, cultiver sa nature, c’est aussi cultiver la culture qu’il a reçue, autant qu’il a dû cultiver ses pulsions. C’est donc un processus sans fin, puisque, après tout, on peut considérer que pour certains élèves, il est tout aussi naturel d’avoir lu et apprécié les grands classiques qu’il est naturel pour les vaches de roter du méthane quand elles mangent trop d’herbe ( cet exemple est là pour aider à comprendre, si vous l’utilisez pour expliquer ce texte à l’oral lors d’un examen, c’est à vos risques et périls ! )

Pour autant, si nature et culture ne peuvent être dissociées, si elles constituent un tout qui disparaît dès lors qu’on tente d’en séparer les composants, comment savoir dès lors qu’un être est cultivé et, dès lors, humain ? Merleau-Ponty donne un indice, discret, mais intéressant : cet être se reconnaît à l’art de l’équivoque qu’il manifeste. L’indice est vraiment faible, puisque précisément, ce qui est équivoque ne permet pas qu’on l’interprète de façon sûre et certaine. Mais la fragilité de l’indice est un indice en elle-même : si l’équivoque se reconnaît au doute qu’elle nourrit, alors on peut donner de l’homme cette définition : il est l’être au sein duquel le naturel est si intimement mêlé au culturel qu’il en est devenu indiscernable, et au sujet duquel on a plus de doutes que de certitudes. Par conséquent, il est l’être qui dépasse indéfiniment la connaissance qu’on peut en avoir, puisque tout ce qu’on pourrait discerner en lui qui permettrait de le définir pourra de nouveau être cultivé par lui pour faire émerger une forme nouvelle.

Conclusion et intérêt philosophique du texte :

La thèse vraiment marquante de ce texte, c’est le fait qu’il ne cherche pas, comme on le ferait spontanément, à discerner en l’homme ce qui relève du naturel, ou du culturel. L’humanité est définie comme le tissu formé par ces deux fils, et les détisser, c’est faire disparaître ce qui fait que l’homme est humain ; c’est donc détruire l’humanité. Il y a une dimension anthropologique dans ce texte, puisqu’il vise, finalement, à constituer une définition de l’homme. Mais, là où on pourrait donner une telle définition pour la vache, la limace ou le géranium, précisément parce que ces êtres s’en tiennent à ce qu’ils sont biologiquement, une telle définition est impossible pour l’homme, précisément parce que ce qu’il est, que ce soit biologiquement ou culturellement, il le cultive à nouveau, il le déplace et le détourne pour générer de nouvelles formes. C’est la raison pour laquelle on pourrait voir en l’être humain une forme sur laquelle on ne puisse jamais faire le point, une forme floue qu’aucune paire de lunettes ne permet de voir plus nettement, parce qu’elle se situe toujours au-delà de ce qu’on peut en saisir. Une forme sur laquelle, comme dirait Deleuze, on ne peut pas faire le point[1].

Cet intérêt anthropologique très vaste qu’on peut trouver à ce texte a aussi des répercussions dans des domaines plus précis, qu’on a évoqués dans l’explication, tels que la réflexion qu’on peut mener sur les mœurs, les modes de vie, et la tendance qui est la nôtre à les évaluer selon le critère de leur correspondance à la « nature ». Tout jugement de cet ordre n’a pas grand sens, puisqu’il considère l’être humain comme s’il n’était pas humain. De façon très générale, on pourrait alors dire que l’être humain est cet être qui cultive sa nature, et que sa nature, s’il en a une, a précisément ceci de particulier qu’elle n’existe qu’en tant qu’elle es


[1] je vous glisse la référence à Deleuze ici pour l’introduire dans votre esprit. L’utiliser à l’oral me semble périlleux, parce que vous pourriez être invité à l’expliquer, ce qui vous compliquerait vraiment la tâche. Ou alors citez-le en prenant un air un peu mystérieux, plein de gens censés être cultivés le font, et ça marche généralement très bien. Au cas où vous vous lanceriez, ayez en tête cette simple citation, tirée de Pourparlers : « «J’ai tendance à penser les choses comme des ensembles de lignes… à recouper. Je n’aime pas les points, faire le point me paraît stupide. Ce n’est pas la ligne qui est entre deux points, mais le point au croisement de deux lignes. »

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