« On sait, en effet, que la notion d’humanité, englobant, sans distinctions de race ou de civilisation, toutes les formes de l’espèce humaine, est d’apparition fort tardive et d’expansion limitée. Là même où elle semble avoir atteint son plus haut développement, il n’est nullement certain – l’histoire récente le prouve – qu’elle soit établie à l’abri des équivoques ou des régressions. Mais, pour de vastes fractions de l’espèce humaine et pendant des dizaines de millénaires, cette notion paraît être totalement absente. L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village; à tel point qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent d’un nom qui signifie les « hommes » (ou parfois – dirons-nous avec plus de discrétion – les « bons», les « excellents », les « complets »), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus – ou même de la nature – humaines, mais sont tout au plus composés de « mauvais », de « méchants », de «singes de terre » ou « d’œufs de pou ». On va souvent jusqu’à priver l’étranger de ce dernier degré de réalité en en faisant un « fantôme » ou une « apparition ».
Ainsi se réalisent de curieuses situations où deux interlocuteurs se donnent cruellement la réplique. Dans les Grandes Antilles, quelques années après la découverte de l’Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d’enquête pour rechercher si les indigènes possédaient ou non une âme, ces derniers s’employaient à immerger des blancs prisonniers afin de vérifier par une surveillance prolongée si leur cadavre était, ou non, sujet à la putréfaction. Cette anecdote à la fois baroque et tragique illustre bien le paradoxe du relativisme culturel (que nous retrouverons ailleurs sous d’autres formes) : c’est dans la mesure même où l’on prétend établir une discrimination entre les cultures et les coutumes que l’on s’identifie le plus complètement avec celles qu’on essaye de nier. En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie ».
Claude Lévi-Strauss, Race et histoire ; 1961
L’auteur
Claude Lévi-Strauss est un anthropologue et ethnologue français (1908- 2009). Il est une des figures intellectuelles mondiales les plus importantes de la seconde moitié du 20e siècle, fondateur d’un courant de pensée, le structuralisme qui exercera une influence très importante dans le développement des sciences humaines après-guerre. Voyageur, mais observant le principe même du voyage avec une certaine distance, il manifestera toute sa vie une curiosité constante pour les autres discipline, et sa rencontre avec la linguistique, dans les années 40, sera décisive dans la construction de sa propre pensée. Observateur patient de l’humanité, il témoignera jusque dans ses toutes dernières années de cet intérêt, mais aussi de l’inquiétude qui l’envahissait en observant, depuis le siècle entier que dura sa vie, le devenir du monde.
Les thèmes et notions abordées dans ce texte
Nature et Culture – l’Homme – l’anthropologie – le Langage
Le problème et la thèse
L’humanité de l’autre homme est moins évidente qu’on pourrait le croire. Si, aujourd’hui, il semble établi que le premier homme venu, d’où qu’il vienne, quelles que soient ses caractéristiques physiologiques, génétiques, économiques, sociales, morales ou comportementales est immédiatement reconnu comme humain, en réalité, cette reconnaissance est moins évidente qu’on ne le croit. Longtemps, l’ensemble que nous appelons aujourd’hui « humanité » est demeuré fragmenté en groupes, chacun de son côté pensant incarner à lui seul l’humanité, à l’exclusion des autres. Ainsi, l’humanité était une qualité qui n’était reconnue qu’au sein de ce groupe, chez ceux qu’on pourrait qualifier de « semblables ».
Le mot « humanité » a dès lors deux sens. Le premier désigne une qualité qu’on reconnaîtrait chez certains êtres, qui les désignerait comme supérieurs aux autres êtres (objets, ou autres êtres vivants). Et ce sens réclamerait, dans l’usage de ce concept, d’opérer une sélection, et donc une distinction, de ces êtres auxquels on reconnaîtrait cette qualité. Le second sens du mot « humanité » désigne aussi l’ensemble des êtres en lesquels on reconnaît cette qualité. Et puisque tout être n’est pas humain, l’extension de cet ensemble ne peut pas être infinie. Il faut bien que certains êtres n’appartiennent pas à ce groupe. La question est, dès lors, de savoir comment on passe d’une conception très étroite de l’humanité – ne réunissant qu’un groupe restreint aux seuls êtres qui, entre eux, se reconnaissent comme « semblables » – à une conception universelle, reconnaissant tous les membres de l’espèce humaine comme un même ensemble, au-delà de différences parfois importantes.
La question est importante car, tant qu’on ne dispose pas d’une réponse un peu solide, on ne peut pas démontrer pourquoi la désignation des « autres » comme « barbares », ou « sauvages », doit être condamnée. Or l’affirmation marquante de ce texte, celle qui l’a rendu particulièrement célèbre, au point qu’on en a retenu cette formule, oubliant parfois sur quels arguments elle repose, c’est celle-ci : « Le barbare c’est celui qui croit à la barbarie ». Mais avant d’en arriver à cette thèse, cinglante et paradoxale à la fois, Levi-Strauss donne une réponse à cette importante question. Et c’est sur cette réponse que repose cette formule.
Sa réflexion porte en fait surtout sur la façon dont les groupes humains se nomment les uns les autres. Et la condition de l’unification de l’humanité devient dès lors désarmante de simplicité : pour que tous les êtres humains soient reconnus comme êtres humains, il suffit qu’ils se nomment ainsi, et que ce nom s’applique sans limite, au-delà des différences qui, pendant longtemps, ont justifié qu’on refuse de placer certains êtres sous ce même nom. Ce texte est donc autant une réflexion anthropologique, se demandant ce qu’est un être humain, qu’une méditation sur la puissance des noms dans la constitution du réel : si auparavant, ce que nous appelons aujourd’hui « humanité » n’était pas unifié ( si donc, auparavant, l’humanité n’existait pas ), c’est parce qu’aucun nom désignant, communément, l’ensemble des membres de cet ensemble, n’était en usage. On a donc besoin du concept d’humanité pour que l’humanité existe. Et tant que prévaut l’usage du concept de barbarie, l’humanité ne peut exister.
Argumentation du texte
Structure argumentative générale du texte :
Tout d’abord, Lévi-Strauss pose un paradoxe : le concept d’humanité est simultanément absolu dans son ambition, et très relatif dans sa mise en œuvre. Et si on le présente aujourd’hui comme une évidence, on lui a préféré, pendant une écrasante majeure partie de l’histoire des communautés humaines, une conception beaucoup plus restreinte, qui ne reconnaissait comme semblables que ceux qui partageaient des caractéristiques génétiques, culturelles, ethniques, identiques, excluant donc tous les autres.
Pour montrer la dimension la plus saisissante de cette distinction, Lévi-Strauss évoque dans un deuxième temps la multiplicité des noms que portaient ces communautés, et la variété des façons dont on désignait (et donc on concevait) les « autres », montrant quelles conséquences cette variété provoquait, et à quelle absurdité elle conduisait.
Cette absurdité, c’est celle du relativisme culturel, et c’est sur ce point que se concentre la fin de l’extrait, menant à la fameuse formule qu’on a évoquée plus tôt, récusant et retournant l’usage même du concept de barbarie sur ceux qui y ont recours.
1 – Si l’humanité est un concept dont le « semblable » est le critère, alors c’est un concept relatif
Le texte s’ouvre sur quelque chose qui est évident pour tout le monde : l’humanité ne s’est pas toujours considérée elle-même comme un ensemble unifié. Or la notion d’humanité n’a de sens que si elle est universelle, si elle désigne un ensemble dans lequel sont inclus tous les êtres humains, quelle que soit la forme de l’espèce humaine dont ils sont les représentants sans exception. Mais il faut aussi qu’elle soit universellement reconnue, et donc utilisée par tous les êtres humains. Or l’évidence, c’est que ce que nous appelons aujourd’hui « l’humanité » n’a cessé, dans son histoire, de restreindre l’extension de cette notion, et de limiter le nombre d’êtres reconnus comme « humains ».
C’est donc un acquis relatif, d’une part parce qu’en écrivant « là où elle – la notion d’humanité – semble avoir atteint son plus haut développement », Lévi-Strauss sous-entend que ce développement n’est pas le même partout sur Terre, et qu’on peut y voir des degrés, des nuances, qui sont contraires à son universalité ; d’autre part parce que même là où ce développement est à son plus haut point, il demeure fragile. Et quand Lévi-Strauss évoque « l’histoire récente », il s’agit évidemment d’une allusion à l’idéologie nazie, fondée sur une discrimination stricte entre la race aryenne, considérée comme surhumaine, et les autres êtres humains. On sait bien que ce genre de classification a en réalité pour effet de ne reconnaître comme « humains », que ceux qu’on appelle « surhommes » (ou « hommes supérieurs »), et d’exclure les autres du cercle de l’humanité. Et le 20e siècle a montré ce que produisait ce genre de distinction quand les techniques de l’industrie se mettent à son service. Nulle part, donc, cette notion n’est absolument intégrée, et, on trouve de larges pans de l’humanité pour lesquels elle est tout à fait absente.
Lévi-Strauss décrit alors la façon dont est conçu le « groupe humain », dès lors que la notion d’humanité fait défaut. Et le concept central d’une telle conception, c’est celui de « limite », celle-ci prenant la forme de frontières de tous ordres. Il n’y a dans la description que fait l’auteur rien de très surprenant, et on pourra noter qu’on retrouve ici les critères habituels définissant les communautés naturelles que sont les nations : se reconnaissent comme « humains » ceux qui partagent l’appartenance à la même tribu – et il est intéressant, ici, de rappeler que la tribu est une communauté se situant en amont de l’apparition de la Cité, et donc de l’Etat, dont l’unité est fondée sur une origine naturelle commune, c’est-à-dire sur l’appartenance à une même lignée familiale -, sur le partage d’une même langue – et on pourrait ici évoquer Cratyle, dont on a déjà parlé, qui pensait que sa langue, grecque, n’était pas une langue, mais la langue, c’est-à-dire celle qui avait une valeur que les autres n’ont pas, nommant les choses par leur vrai nom ; et on peut d’autant plus l’évoquer que le nom barbare, qu’on va retrouver plus loin dans le texte, vient justement de l’a priori selon lequel les peuples étrangers ne parlent pas véritablement une langue, mais émettent des borborygmes inintelligibles -, et l’habitation d’un même lieu, délimité géographiquement par des frontières physiques.
L’un de ces trois critères va faire l’objet d’un développement supplémentaire, qu’on peut considérer comme le deuxième temps de cet extrait.
2 – Comment les communautés humaines se nomment « humaines » pour mieux s’accaparer l’humanité
Si Lévi-Strauss consacre une majeure partie de cet extrait à préciser la façon dont ces groupes humains se sont nommés eux-mêmes pour s’approprier, de façon tout à fait particulière, l’humanité, c’est parce qu’il s’agit là d’un élément décisif dans sa réflexion. En effet, ce qui permet aux communautés restreintes de se reconnaître elles-mêmes comme humaines, c’est le fait que le nom qu’elles se donnent désigne précisément leur nature humaine.
On observe un processus de ce genre dans le nom que se donnent les partis politiques : Les Républicains, par exemple, désigne un parti particulier, qui existe au sein de la République. Mais en se donnant ce nom, il produit un effet conceptuel un peu étrange, puisque si ce parti s’appelle ainsi, cela suppose que les autres partis, eux, ne sont pas républicains, ou qu’ils le sont moins que celui-ci. Or, le principe politique général qu’est la république est plus vaste que ce simple parti, et c’est justement ce principe général qui permet à ce parti précis, mais aussi à tous les autres, d’exister. Ainsi, assez curieusement, le fait même de s’accaparer ce nom, qui est en réalité le nom d’un ensemble qui le dépasse, remet en question le principe même dont ce parti se réclame. On pourrait imaginer, sur le même modèle, un parti qui se nommerait Les Citoyens, ou Les Français. Chacun comprend bien comment, dès lors, ces noms agiraient comme un principe d’exclusion : chaque français non encarté au parti Les Français pourrait dès lors être considéré comme un peu moins français que ceux qui en sont membres.
Imaginons donc, maintenant, un groupe qui aurait pour nom Les Hommes. On devine dans quels processus de sélection, d’exclusion et de discrimination il plongerait l’espèce humaine, qui ne se reconnaîtrait pas elle-même comme un tout unifié. C’est pourtant, exactement, cette réalité absurde que décrit Lévi-Strauss. Et les exemples plus nuancés qu’il cite fonctionnent sur le même principe, quand bien même ils le font plus discrètement : le groupe des « bons » désigne ceux qui n’en font pas partie des mauvais. Celui des « excellents » maintient les autres dans le clan des médiocres, et on comprend évidemment comment « les complets » envisagent les autres. Il montre d’ailleurs que ces groupes désignent précisément « les autres » par ces noms les désignant comme inférieurs à leur propre standard humain.
Evidemment, quand tous les groupes adoptent cette attitude, et que réciproquement ils se désignent les uns les autres comme inférieurs, se soumettant mutuellement à des tests visant à établir cette infériorité, on devine l’absurdité des relations qu’ils vont entretenir, chacun adoptant la position qu’il refuse à l’autre, tandis que l’autre, justement s’arroge cette qualité qui lui est autant refusée qu’il la refuse aux autres. Si on devait résumer cette situation, on pourrait dire ceci : tant que les groupes humains ne reconnaissent pas, inconditionnellement, l’humanité de chaque homme, l’ensemble des êtres humains est condamné à vivre dans un immense malentendu.
3 – Il est absurde de relativiser l’humanité
De ces observations, Lévi-Strauss tire enfin des principes plus généraux. Il peut maintenant désigner plus globalement le phénomène qu’il observe : il s’agit de la façon dont on peut définir l’humanité de façon parfaitement discriminante. Et si cette attitude peut être critiquée, c’est parce qu’elle indique précisément dans le groupe qui la pratique en quoi cette supériorité qu’il reconnaît en lui-même est précisément le signe du caractère présomptueux de son propre jugement. Car la seule supériorité dont un groupe humain puisse se prévaloir, culturellement, consiste précisément à ne céder à aucun sentiment de supériorité.
Cette façon d’établir une hiérarchie entre les communautés humaines, Lévi-Strauss la désigne comme un « relativisme culturel ». Et on cerne mieux ici quel est son argument fondamental. Le relativisme culturel, d’habitude, est une façon de considérer que toutes les cultures se valent, qu’on peut simplement constater leur diversité, sans pour autant établir entre elles de hiérarchie. Si, présentée ainsi, cette position intellectuelle peut sembler bien intentionnée, elle se heurte cependant à des limites importantes, si on fait de l’aptitude à être relativiste le critère permettant de reconnaître ce qui sont humains, et de démasquer ceux qui ne le sont pas. Ce que décrit Lévi-Strauss, c’est un relativisme particulièrement paradoxal, puisque tout en reconnaissant la diversité des formes culturelles, il établit une hiérarchie nette qui exclut comme inhumaines les cultures qui ne s’accordent à celle qui établit ce classement. La situation est bel et bien relativiste, vue de l’extérieur, puisqu’il est établi qu’il existe diverses cultures, mais chacune se conçoit elle-même comme la seule pouvant prétendre au statut de « véritable » culture, tout comme le groupe humain qui l’incarne prétend être le représentant de la véritable humanité. Comme on va le voir, ce relativisme apparent est en réalité un absolutisme camouflé.
Un phénomène semblable peut être observé dans la façon dont se considèrent, entre elles, les religions : chaque pratiquant sait bien que dans le monde, il existe une diversité de religions, et l’écrasante majorité des religieux l’admet, et l’accepte pleinement. Mais simultanément, chaque religion porte en elle la conviction d’être non pas une religion, mais la religion, au sens où le dieu de la religion voisine ne peut pas être considéré comme le véritable dieu, puisqu’il ne peut en exister qu’un seul (du moins pour les monothéismes). Chaque religieux est donc pris en étau entre le relativisme qui lui permet d’être tolérant, et la conception absolutiste de sa propre religion comme seule religion véritable, comme religion absolue. Imaginons maintenant qu’une religion s’intitule elle-même La Religion, et que ses pratiquants se nomment les uns les autres Les Religieux, on franchirait alors le pas vers la mise en évidence de cette situation paradoxale[1] : en recourant à une telle appellation, elle prendrait acte de la diversité des religions (nul besoin de s’accaparer un tel nom s’il n’existe pas plusieurs religions) mais aussitôt, elle réfuterait le caractère véritablement religieux des autres, s’instituant comme seule religion véritable, et donc comme religion absolue. Et un tel absolu est toujours une négation des autres formes, reléguées comme illusoires, ou mensongères.
Mais la notion d’humanité, si elle est conçue sur ce modèle, provoque des effets plus tragiques encore, puisqu’ils consistent en la négation de l’humanité des autres hommes, et dans la confiscation de l’humanité par un groupe restreint d’individus qui, en raison de leur spécificité supposée, peuvent s’autoriser à refuser d’intégrer autrui comme leur semblable. Or, on sait ce que les êtres humains peuvent se permettre dès lors qu’ils sont convaincus que les êtres qu’ils maltraitent ne partagent, avec eux, aucune communauté essentielle. Mais Lévi-Strauss n’appuie pas son argumentation sur les conséquences morales d’une telle attitude intellectuelle (même s’il en est parfaitement conscient). Le centre de son argumentation, c’est qu’avant même de produire des conséquences graves, une telle position est tout simplement illogique. Car, finalement, le véritable critère sur lequel s’appuie la qualification d’autres peuples comme « sauvages », ou « barbares », c’est leur incapacité supposée à reconnaître les autres comme humains. Pour moi, le barbare, c’est celui dont je crains qu’il ne se comporte pas avec moi comme on le fait avec un autre être humain. Pour nous, les peuples barbares sont ceux avec lesquels on a le pressentiment qu’il n’est pas possible d’établir avec eux de rapport d’humains à humains. Et bien entendu, dès que ces qualificatifs sont utilisés, l’évidence, c’est que le problème vient des autres, puisque nous autres, « cultivés » et « humains », serions évidemment prêts à reconnaître leur humanité… s’ils se comportaient comme des humains. Ce faisant, nous soumettons l’intégration des autres au sein de l’humanité au respect d’un certain nombre de critères, et en particulier à l’aptitude à intégrer les autres au sein de l’humanité… On l’a compris, une telle attitude se prend les pieds dans ses propres pieds.
Intérêt philosophique du texte
Si on a compris en quoi cette attitude est paradoxale, on a compris la dernière phrase du texte : en reproduisant l’attitude qu’on croit discerner chez celui qu’on nomme « barbare », on se fait nécessairement, soi-même, « barbare ». C’est pour cette raison que Lévi-Strauss s’en prend au relativisme culturel. Ce relativisme instaure une asymétrie dans les rapports entre cultures, peuples, et individus, puisqu’elle présuppose que certains sont plus humains que d’autres, et sont légitimes dès lors à décréter qu’untel ne reconnaît pas suffisamment l’humanité des autres hommes pour être lui-même accueilli dans ce club privé que serait l’humanité.
Dès lors, tirons la conséquence finale d’une telle démarche : si le jugement portant sur l’humanité des autres ne peut pas être relatif, c’est qu’il doit être absolu. Donc, l’humanité est une notion qui n’a de sens que si elle s’applique, absolument, à tous les membres de l’espèce humaine, sans exception, et sans condition. On mesure la difficulté d’une telle démarche, et l’exigence à laquelle elle invite, car évidemment, il s’agit d’affirmer qu’un être humain est humain, quand bien même on constate que lui-même ne reconnaît pas l’humanité des autres êtres humains en général, et la mienne en particulier. Et il s’agit, aussi, de ne tirer de l’asymétrie de cette relation, aucune supériorité en tant qu’humain.
Mais Lévi-Strauss, à la différence d’autres auteurs qui ont eux aussi pensé la question du respect entre êtres humains comme nécessairement asymétrique (on pense, en particulier, à Lévinas), mais en ont fait une question métaphysique, et éthique, ici, il s’agit avant tout de logique, mais aussi de s’appuyer sur le pouvoir et le sens des mots. Le mot « humanité » n’a de sens que s’il s’applique à la totalité des membres de l’espèce humaine. Et il faut en quelque sorte lui faire confiance, dès lors qu’on le prononce. Ou alors il faut l’abandonner. Car l’humanité ne va pas de soi. Comme on l’a vu, la notion elle-même est récente, et elle ne s’est pas installée de façon univoque dans le monde. Mais ce qui la fragilise le plus, ce n’est pas que la notion n’existe même pas, c’est plutôt que cette notion soit utilisée en dépit du bon sens, c’est-à-dire contre elle-même : relativiser l’extension d’une notion à portée universelle, c’est la pervertir, et la retourner en outil contre elle-même.
Les mots ont un sens, et leur usage a un pouvoir. C’est valable pour l’humanité, qui se fait en la disant, mais c’est valable aussi pour la barbarie, qui apparaît dès lors qu’on en prononce le nom.
Il n’y a d’humanité qu’absolue.
Evidemment, on mesurera l’importance d’un tel texte dans les nécessaires réflexions à mettre en œuvre pour penser correctement les événements récurrents qui déchirent l’humanité en sous-catégories, événements sur lesquels l’actualité récente a une énième fois braqué les projecteurs. Il est nécessaire, pour penser de telles questions, de revenir vers des textes qui prennent ces questions à leur racine. Il est probable qu’on puisse compter ce texte parmi ceux qui peuvent former un tel corpus essentiel.
[1] Le christianisme, en devenant catholicisme, s’approche d’une telle démarche : en effet, le mot « catholique », a pour origine le mot grec καθολικός (katholikos), qui signifie « universel ». Ainsi, en s’établissant, par son nom, comme absolu, le catholicisme relativise les autres religions, pratiquant un relativisme absolutiste, puisqu’il reconnaît l’existence des autres religions, pour en nier dans le même mouvement le caractère véridique (ce qui, religieusement, est parfaitement cohérent)