Qui est Spider-Man ? A la fin de Spider-Man, Far from home (Jon Watts, 2019), Mysterio le clame au monde entier : Spider-Man est Peter Parker ! Pourtant, même s’il est peu commode pour Peter Parker d’avoir été ainsi démasqué, ce seul nom ne suffit pas à le définir. De quoi Spider-Man est-il le nom ? D’un homme ; qui est aussi une araignée. Un hominidé arachnoïde. Mais, s’il est intéressant, ce n’est pas seulement parce qu’il est un mélange d’animalité et d’humanité : dans son univers, de tels mélanges sont nombreux, et on n’y prête pas autant attention. Ce qui semble plus intéressant, chez ce personnage en particulier, ce sont les origines d’un tel croisement, et ce que Peter Parker fait de cette singularité. En suivant ces deux pistes (D’où vient-il ? et où va-t-il ?), on cherchera à discerner ce que peut être la nature profonde de Spider-Man. Et comme les super-héros sont souvent des métaphores de l’humanité, on pourra essayer d’y discerner une description plus universelle de l’humanité. Car Peter Parker est humain. Mais Spider-Man l’est-il tout autant ?
Le corps de Spiderman est-il naturel, ou artificiel ?
Selon les incarnations cinématographiques, la transformation de Peter Parker en Spider-Man réclame un dosage plus ou moins grand d’intervention technique. Une scène, dans Spider-Man, No Way home (Jon Watts, 2021), met les pieds dans le plat de cette différence, et prend le temps d’exposer les différentes relations que ce super-héros entretient, au fil des scénarios, avec la nature, et sa nature. Et c’est l’occasion de réfléchir un peu à ce que recouvre cette notion souvent mise à toutes les sauce : la Nature.
Spoiler alerte1 : Si vous lisez ce qui suit, c’est que vous avez vu cet épisode, ou que vous faites partie de ces spectateurs de cinéma supérieurs, qui savent que le plus important, dans un film, ce n’est pas ce qu’on appelle communément « l’histoire ». Vous voici prévenu.
Dans cette scène, les trois incarnations successives de l’homme araignée se retrouvent, chacune venue d’un univers qui s’avère être parallèle aux deux autres, la franchise Marvel, ici associée à Sony Pictures, exploitant ici à plein régime le potentiel du multivers. Tobey Maguire, Andrew Garfield et Tom Holland apparaissent alors à l’image, simultanément, et entretiennent un dialogue d’avant combat, comme des soldats lors d’une veillée d’armes, faisant connaissance, puisqu’aucun n’avait connaissance de l’existence des deux autres, et des univers qui vont avec. Lors de cette discussion entre des Hommes-Araignées d’âge différents, on comprend que la manière dont ils sont, chacun homme et araignée à la fois diffère notablement : le plus anciens des trois est purement le fruit d’une mutation génétique. Ses successeurs s’appuient, eux, davantage sur des dispositifs techniques pour compléter leur corps et le doter de facultés nouvelles. C’est en comparant ces trois incarnations de Spider-Man qu’on peut mieux comprendre le rapport complexe qu’entretiennent la nature et la technique, puisque chacun d’eux est en partie naturellement et en partie techniquement homme, et araignée à la fois.
La série des trois films dans lesquels Spider-Man est incarné par Tom Holland ne prend pas la peine de raconter la genèse de cet adolescent hors du commun. Pourtant, elle est intéressante car elle est faite d’un mélange de nature et de technique : en sortie scolaire, le jeune Peter Parker est mordu par une araignée. Cette morsure va avoir des conséquences inhabituelles : le corps du jeune homme va être soudain doté d’aptitudes nouvelles, comme si l’ADN de l’araignée avait colonisé le sien. Ainsi, sa myopie disparaît, sa musculature se développe, ses doigts et orteils accrochent toutes les surfaces comme de la bande velcro, les blessures subies n’ont pas d’effet durable, son métabolisme semblant capable d’accélérer le processus de guérison. Enfin – et c’est le symptôme le plus identitaire de ce personnage, mais aussi celui qui lui ouvre les perspectives les plus spectaculaires, il tisse, via des orifices situés dans ses poignets, une toile qui manifeste les mêmes qualités mécaniques que la soie produite par les araignées, à ceci près qu’il la produit à l’échelle de son corps.
La nature, c’est ce qui ne nécessite pas d’intervention humaine
Ces transformations, parce qu’elles sont les effets de la morsure d’un animal, peuvent être considérées comme naturelles, au sens où elles ne nécessitent pas l’intervention d’un être humain : le phénomène est, certes, exceptionnel, mais il est biologique, et il rapproche finalement cet adolescent du règne animal, dont il partage dès lors le caractère nécessaire : Spider-Man, c’est un peu l’être humain tel qu’il aurait pu être si Epiméthée ne l’avait pas oublié au moment de distribuer les qualités aux êtres humains, et que ceux-ci avaient pu compter sur leurs qualités naturelles pour survivre. Dès lors Prométhée, celui des deux frères Titans qui était le plus réfléchi, n’aurait pas eu besoin de voler le feu aux dieux pour sauver l’homme in extremis de sa pure et simple disparition. Dans les versions originelles du récit de l’homme araignée, celui-ci ne porte de costume que pour garantir son anonymat, et la pièce maîtresse de sa panoplie est sa cagoule, héritée des combats de catch. Sa tenue, en elle-même, ne lui apporte aucun bénéfice particulier : en situation de survie, son corps se suffit amplement à lui-même.
Ainsi, le Spider-Man incarné par Tobey Maguire peut être considéré comme un être naturel. D’ailleurs, il est la seule des trois incarnations récentes du locataire du 20 Ingram Street à tisser de la toile organique, émanant de son corps. Les deux autres, joués à l’écran par Andrew Garfield et Tom Holland, utilisant des bracelets produisant, eux, de la toile synthétique. La différence est importante : ces deux derniers sont, en grande partie, des êtres artificiels, utilisant des dispositifs techniques pour réaliser leurs exploits.
La technique fait partie de la culture, au sens où elle est ce qu’on ajoute à la nature
Dans Spider-Man, No Way home, alors que les trois incarnations se rencontrent au carrefour de leurs univers respectifs et qu’il leur faut patienter un peu avant que leurs ennemis (respectifs eux aussi) se présentent, les uns après les autres pour le combat final (qui est vraiment conçu comme un spectacle de catch), une conversation s’engage à ce sujet, les deux plus jeunes s’étonnant que leur ainé soit, en quelque sorte, un homme-araignée plus « bio » qu’eux-mêmes, qui sont des êtres davantage issus de multiples progrès techniques. De fait, à partir d’Andrew Garfield, Spider-Man devient, comme les premiers ennemis de Tobey Maguire, un être humain amélioré par des dispositifs mécaniques branchés sur son corps, comme peut l’être, du côté des « gentils », Iron-Man. Quand le premier Spider-Man de l’ère moderne se bat contre Doctor Octopus, on assiste au combat d’un corps contre une machine. Quand il se confronte au Bouffon Vert, c’est aussi la lutte d’un être biologique contre une mécanique qu’on contemple. Ici, c’est une guerre d’autant plus profonde et signifiante que derrière Spider-Man et le Bouffon Vert, ce sont Peter Parker et Norman Osborn qui combattent. Mais une nuance importante les sépare : Spider-Man et Peter Parker partagent le même corps. Le premier n’est que la version anonyme du second. En revanche, pour devenir le Bouffon Vert, Norman Osborn doit revêtir une armure, s’équiper d’un planeur, armer ses armes, soumettre son corps à des traitements lourds de conséquences sur son intégrité physique et psychique, afin d’augmenter spectaculairement ses performances. C’est une créature artificielle dont les pouvoirs viennent moins de lui-même que des dispositifs qu’il ajoute à son corps.
Il n’y a pas, humainement, de nature, si ce n’est l’artificialité
Mais il serait un peu trop simple d’opposer ainsi le biologique (naturel) et le mécanique (artificiel et technique) : en réalité, Spider-Man a quelque chose à voir avec les expérimentations technologiques de Norman Osborn. C’est en effet en visitant les laboratoires d’Oscorp Industries qu’il est mordu par une araignée mutante, issue du département « recherche et développement » de l’entreprise. Sa propre mutation n’est donc pas si naturelle que ça : il ne suffit pas d’être mordu par un animal pour que les effets de cette morsure puissent être considérés comme simplement « naturels » : il faudrait, en plus, que cet animal soit lui-même un pur produit de la nature. Mais voila : l’araignée qui pique Peter Parker est elle-même le fruit d’expérimentations biologiques ; dès lors, les conséquences qu’elle provoque sont elles-mêmes des phénomènes bio-technologiques. Evidemment, si on envisage les choses sous cet angle, à strictement parler, aucun corps humain n’est naturel, et de très nombreux animaux ne le sont pas non plus. Les chiens, par exemple, n’existeraient pas dans la nature si les hommes n’avaient pas troublé artificiellement les mécanismes de sélection naturelle qui régulent les populations de loups, en sélectionnant et privilégiant les individus les plus faibles, afin de les domestiquer. Mais c’est précisément ainsi que se présente le corps humain, et c’est ainsi que le définit le mythe de Prométhée, dont les récits actuels de super-héros sont si souvent les héritiers : l’être humain, tel qu’il est physiquement, est inapte à la vie. Pour qu’il soit viable, il lui faut compléter son corps afin de le doter des aptitudes qui lui font défaut. Ce faisant, ce corps devient un organisme artificiel. Quand on regardait le Spider-Man « naturel » incarné par Tobey Maguire se battre contre Docteur Octopus, on avait l’illusion de voir la nature se battre contre la technique, car on est suffisamment habitué au personnage de l’homme-araignée pour le considérer comme un élément ayant toute sa place dans notre paysage mental. Il nous semble dès lors tout « naturel » qu’il soit là, alors que l’exosquelette du Docteur Octopus nous semble être, d’emblée, contre-nature.
Cette façon d’opposer nature et technique est, en fait, une aporie. Dans le cas précis de Spider-Man, s’il avait été mordu par une araignée « naturelle », son corps n’aurait été doté d’aucun pouvoir particulier. Dans le cas de l’être humain, si elle ne s’adjoignait pas les services de la technique, elle n’existerait pas. Disons cela autrement : il est naturel pour l’homme d’être technicien. Cet énoncé est à ce point juste qu’on peut y discerner les deux sens du mot « naturel » : c’est « naturel » au sens où l’homme est naturellement cet être trop faible pour pouvoir se permettre de ne pas développer de techniques. « Naturel » aussi car les aptitudes qui lui permettent d’être technicien viennent de son corps : il a des mains, libérées de toute fonction particulière, et une intelligence capable de créer des outils qui peuvent être branchés sur ces mains afin de doter son corps de capacités nouvelles. Mais c’est aussi « naturel » au sens où l’homme, par nécessité, mais aussi par habitude et dès lors, par « culture », est naturellement porté vers la technique : il y est dans son élément, et l’univers technique est donc pour lui son environnement naturel.
Spider-Man, mise en scène de la dialectique de l’homme et de la technique
Dès lors, il est naturel pour l’homme de ne pas demeurer tel qu’il est à la naissance, pas seulement parce que, comme tous les organismes vivants, il grandit pour atteindre sa taille adulte, mais surtout parce qu’il ne va cesser de se doter de nouvelles aptitudes, transmises par l’éducation, l’expérience, le mimétisme, l’apprentissage, et il va brancher sur son corps une infinité de périphériques (massue, lance, marteau, stylo, smartphone, bouclier en vibranium…) qui vont décupler son pouvoir sur le monde. Dans Spider-Man, Far from home (Jon Watts, 2019), Peter Parker mène pour la première fois ses aventures sans avoir le soutien de son mentor, Tony Stark, alias Iron-Man, puisque celui-ci est mort dans une aventure précédente (j’espère que vous étiez au courant…). De tous les personnages de l’univers Marvel, Tony Stark est sans doute celui qui incarne le plus la nécessité pour l’homme de fusionner avec sa propre technique pour pouvoir survivre. Injecté dans cet univers, le Peter Parker incarné par Tom Holland est un personnage différent de celui qui prenait les traits de Tobey Maguire : les films réalisés par Jon Watts ne montreront jamais la genèse initiale du super-héros, la morsure de l’araignée, la transformation physique, pas plus qu’ils ne mettront en scène la mort de son oncle. Seul un plan sur la valise portant les initiales de celui-ci attestera de son existence, pour les fans qui ont l’œil, et cherchent partout dans l’image des signes leur permettant de tisser eux-mêmes la toile du récit (car c’est bien ce ça qu’il s’agit). Chez Jon Watts, Spider-Man est une création de Tony Stark, et celui-ci joue pleinement le rôle de père de substitution, qui choisit Peter Parker pour héritier. Dès lors, tout à fait « naturellement », en l’absence de cette figure tutélaire, l’adolescent va devoir prendre sa vie en mains. Et une scène en particulier va le signifier à l’écran : alors qu’il se croit abandonné à son sort, alors qu’il est blessé, sans moyens et qu’il se sent totalement dépassé par la situation, il va littéralement recréer Spider-Man (et donc lui-même) dans le laboratoire de Tony Stark, manipulant avec dextérité les outils de conception 3D de celui-ci pour concevoir et produire une toute nouvelle combinaison. Dans la tête du spectateur, la connexion se fait : finalement, Tony Stark n’est pas si mort que ça, il reste quelque chose de lui dans ce corps d’adolescent manifestant le même rapport extrêmement intime avec la technique. Et si jamais le spectateur n’avait pas compris, Jon Watts signe ce moment d’un court plan sur le visage de Happy Hogan, fidèle parmi les fidèles (et on pourrait disserter vraiment très longuement sur le fait que ce personnage soit incarné à l’écran par Jon Favreau, qui est le réalisateur de Iron-Man, et de Iron-Man 2, ce qui fait de lui le regard en même temps intérieur et extérieur de ce récit, celui qui voit, mais aussi celui qui fait voir, en somme le lien constant entre le spectateur et l’univers Marvel), bouleversé de retrouver l’ADN de Tony Stark téléchargé dans le corps de Peter Parker.
Ce faisant, Peter Parker s’accomplit lui-même, il réalise l’adulte vers lequel, récit après récit, il tend. Parce que finalement, l’histoire de Spider-Man pourrait se résumer à cela : comment on passe de l’enfance à l’âge adulte. Et, envisagé sur la longueur des trois séries d’incarnations (Tobey Maguire, Andrew Garfield puis Tom Holland), on pourrait dire que cet accouchement de soi-même se fait en passant de sa nature biologique à sa nature technique.
Creusons un peu cela : de Tobey Maguire à Tom Holland, le cheminement de l’enfance vers l’âge adulte, du biologique à la techique
De Tobey Maguire à Tom Holland, ce qui se joue, c’est un décalage dans le regard porté sur le jeune héros. En 2002, Peter Parker découvre dans la glace le reflet de Spider-Man en enlevant des lunettes. En 2019, dans Far from Home, il croyait apprendre à mieux se connaître en mettant sur son nez les lunettes transmises par Tony Stark avant de redécouvrir qu’il ferait mieux de faire confiance en ses propres sens. A de multiples reprises, Peter Parker se trouvera, entre 2002 et 2022, confronté à son reflet dans le miroir, et ce jusque dans une publicité pour l’eau Evian, ayant particulièrement bien compris ce qui se joue au cœur de ce personnage.
Tobey Maguire incarne un Spider-Man nouveau-né, découvrant ses pouvoirs et tâtonnant un peu dans l’usage de ceux-ci. Son visage, un peu poupin, mélange de naïveté et de contrariété enfantine, son incapacité à vivre comme adulte la relation avec la jeune femme dont il est amoureux en sont des signes visibles. Une scène, en particulier, dans le Spider-Man de Sam Raimi (2002) unit physiquement Peter Parker et l’Homme Araignée qui sommeillait en lui depuis la morsure initiatique : alors qu’il est dans sa chambre, il découvre successivement le fait qu’il n’est plus myope, qu’il est beaucoup plus musclé qu’avant et, surtout, que son corps est capable d’émettre, à la force des poignets (laissons les plus aventureux d’esprit surfer sur cette image) une substance biologique qui va constituer, pour lui, le fil auquel tiendra sa vie. Fasciné par ce pouvoir de sécrétion, Peter Parker va s’enfermer dans sa chambre pour la nuit et, littéralement, en mettre partout, au point qu’au petit matin il soit hors de question de laisser Tante May ouvrir la porte pour jeter un œil dans cet espace devenu intime.
Changement de paradigme quand Max Webb reprend le flambeau de la réalisation pour les deux épisodes mettant en scène Andrew Garfield. Dans The Amazing Spider-Man (2012), c’est la biologie qui est mise en avant, puisque tout le récit tourne autour des activités criminelles d’Oscorp Industries et des projets de cette entreprise dans les bio-technologies. Désormais, la toile n’est plus une sécrétion du corps de Peter Parker. Le scénario la désigne comme un « bio-cable », mais le lien étant rompu entre le corps et ce qu’il projette, on peut considérer cette toile comme un objet technique qui n’est utilisable que lorsque Peter Parker en est équipé. Mais c’est quand même la biologie qui a le dessus dans ces deux épisodes : l’enjeu est de protéger la population contre un gaz provoquant des modifications génétiques, et c’est un antidote lui aussi biologique qui sauvera tout le monde. Prépondérance du biologique, aussi, dans la construction de ses ennemis puisqu’ici c’est un homme lézard auquel il est confronté, devenu ce qu’il est, lui aussi, parce que son corps a été envahi par les gènes de cet animal capable de se régénérer. La même logique sera poursuivie dans The Amazing Spider-Man 2, Le Destin d’un héros (Max Webb, 2014), puisque cette fois-ci, c’est dans un bassin rempli d’anguilles électriques génétiquement modifiées qu’un homme tombe, et devient lui-même capable d’émettre d’immenses décharges électriques. Chez Max Webb, les ennemis de Spider-Man demeurent des êtres biologiquement évolués, tandis que le héros, lui, glisse déjà un peu vers une évolution plus technique. Notons que dans ces deux épisodes, le personnage de Gwen, la petite amie de Peter Parker, se situe entre deux mondes : celui du lycée, et celui des laboratoires de biotech, dans lesquels, bien que stagiaire, elle parvient à synthétiser un antidote. On peut y voir un léger flou dans la définition des personnages. On peut aussi y voir le passage d’un monde à un autre, une forme d’instabilité quand on passe de ce qu’on était « naturellement » (c’est-à-dire spontanément), et qu’on chemine vers sa véritable « nature » (c’est-à-dire vers ce qu’on est censé devenir).
Spider-Man, incarné par Tom Holland, synthèse du corps et de la machine
Tom Holland incarne dès lors, chez Jon Watts, un Spider-Man devenu adulte, quand bien même sa situation sociale soit encore celle d’un simple lycéen. Adulte, il l’est parce qu’il n’est plus mené par des pulsions physiques : la quasi-totalité des pouvoirs qui sont les siens lui sont donnés par la combinaison qu’il utilise, qui s’apparente de plus en plus à une armure. Mais la différence avec Iron-Man, c’est que cette armure n’a pas la lourdeur des innombrables Marks que construit Tony Stark. Si Iron-Man, incarne l’industrie et l’artillerie lourde, Spider-Man est plutôt l’incarnation d’une technologie tellement fluide qu’elle ne nécessite plus aucune interface. Là où Tony Stark devait donner des instructions à son armure pour qu’elle lance telle ou telle routine, Peter Parker active manifestement les différentes fonctions de sa combinaison par la seule volonté. Elle est, exactement, une extension de son corps, une seconde peau qui étend sa volonté au-delà des limites physiques de son corps.
Une scène en particulier, manifeste cette fusion entre lui et la technologie : au début de No Way home, alors qu’il combat Docteur Octopus, il s’en sort en appairant via par le Bluetooth l’exosquelette de son adversaire à sa propre combinaison. L’initiative ne vient même pas vraiment de lui, ce n’est même pas une stratégie, c’est le système d’exploitation de son propre équipement qui lance l’invitation à appairer le dispositif, et Spider-Man ne fait que donner son accord pour lancer la procédure. A partir du moment où l’appairage est effectif, ces bras mécaniques deviennent les siens, quand bien même ils ne sont pas physiquement connectés à son propre corps. Ça ne nécessite pour lui aucun apprentissage, aucun entrainement, il « sait » d’emblée s’en servir, comme s’ils étaient ses propre bras, branchés sur le corps d’un autre qui exécute dès lors des mouvements « à son corps défendant ».
Plus largement, le Spider-Man de Jon Watts incarne une humanité hyper connectée (les réseaux sociaux, les smartphones, les connexions en tout genre interviennent sans cesse dans le récit, et l’enjeu global glisse lentement mais sûrement vers la possibilité de faire se connecter les univers entre eux), au sein de laquelle les informations, mais aussi les forces, s’écoulent de façon fluide entre les équipements techniques et les corps qui les utilisent. Il n’y a plus de différence entre l’humanité et la technique. En Spider-Man tout particulièrement, les deux univers n’en font plus qu’un.
C’est un Spider-Man 2.0 que construisent peu à peu Jon Watts et Tom Holland, un être en lequel technique et corps ne font plus qu’un. Autant il a toujours été peu laborieux pour Tony Stark d’entrer dans son armure, autant Peter Parker a, lui, l’armure de Spider-Man dans la peau. D’où la nécessité visuelle de recourir à cet artifice intellectuellement un peu problématique : sa combinaison ne se déploie ni tout à fait comme un tissu, ni vraiment comme une armure. Elle n’est ni textile, ni mécanique. Et elle n’est pas, comme chez Venom, une reconfiguration de ses propres cellules. Le scénario évoque des nanotechnologies, dont il faudrait admettre qu’elles soient extrêmement rapides, et qu’elles puissent pour ainsi dire générer ou synthétiser de la matière à volonté. Si, scientifiquement, la chose ne semble pas tout à fait convaincante, on comprend en revanche que ce soit visuellement la meilleure façon de faire de Spider-Man l’héritier des Spider-Men précédents, et d’Iron-Man dont il a la charge de prendre la relève.
A elle seule, la technique ne peut constituer la nature humaine, car elle relève des moyens, et que la nature relève des fins
Mais tout ça serait un peu vain si ce n’était que le récit de la relation intime que tisse un adolescent avec les pouvoirs qui sont les siens. Même si on peut considérer qu’il est dans la nature de l’homme d’être technicien, la technicité chez l’homme relève tout de même plus des moyens que des fins. On pourrait même dire que le moment où l’homme passe de la technique à la technologie (c’est-à-dire des moyens mis en œuvre pour que lui-même aille mieux, aux moyens mis en œuvre pour que les moyens eux-mêmes progressent, jusqu’à ne plus être au service des êtres humains, mais au contraire qu’ils mettent ceux-ci à leur propre service), est aussi le moment où la technique est dénaturée, et où l’homme tend à s’effacer derrière ses propres créations, et à être submergé par le règne de l’efficacité et de la performance. Il y a toujours, chez les super-héros, un risque de tomber dans le désir de toute puissance. Mais ce risque est endigué, depuis le Spider-Man de 2002, par une règle que les fans de ce super-héros répètent comme un mantra : « With great power comes great responsabilities ». Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités. Là réside, en réalité, la véritable nature de Spider-Man : pas dans les pouvoirs qui sont les siens, puisque son univers (et les univers parallèles dans lesquels des versions alternatives de lui-même se développent) est peuplé d’êtres qui ont, eux aussi, des pouvoirs considérables. Ce qui le distingue de ceux qui ne sont pas Spider-Man, et ce qui unit les Hommes-Araignées des différents univers entre eux, c’est un invariant qui ne réside ni dans les doigts velcro, ni dans l’art de tisser sa toile, mais dans ce au service de quoi Peter Parker met ses super-pouvoirs. S’il ne lutte pas pour protéger les plus faibles, s’il ne se souvient pas qu’il n’est lui-même, « dans la vie », qu’un jeune homme modeste qui ne possède guère que la chambre dans laquelle il cache sa combinaison, un lycéen lambda et un photographe maltraité par la direction du journal pour lequel il travaille, alors il se trahit lui-même. Cette nature profonde, qui fait de lui un jeune homme soucieux des autres, il n’est pas assez fort, quand il n’est que Peter Parker, pour la réaliser. Et quand il est Spider-Man, son pouvoir est un peu trop grand pour ne pas prendre le risque de dépasser un peu ce qu’il peut s’autoriser à faire quand il respecte ses propres principes. Ces récits sont donc ceux d’un adolescent qui ne sait plus trop qui il est, et où il vit, l’histoire d’un jeune homme qui a du mal à devenir l’homme qu’il voudrait être, qui a du mal à déterminer quelle est sa nature, et quel est son véritable milieu naturel.
La Nature, c’est ce au sein de quoi on peut, au prix d’un certain effort, se sentir « chez soi »
C’est là le sens des sous-titres des trois derniers films mettant en scène le jeune-homme-araignée : « Home » désigne pour le monde anglo-saxon quelque chose de plus vague que « house ». Ce n’est pas simplement la maison. C’est plutôt un sentiment, celui du « chez-soi ». Mais le « chez soi », pour un adolescent, n’existe véritablement nulle part : quand il est dans sa chambre, Peter Parker étouffe un peu ; il ne fait qu’y passer et, généralement il y entre et il en sort par la fenêtre. L’appartement familial n’est pas son milieu naturel, d’une part parce qu’il est, de multiples façons, orphelin, mais aussi parce que quand bien même il entretient une relation très forte et respectueuse avec sa tante, il aspire à sortir, et à prendre le large. Le « home » rêvé de Peter Parker, c’est l’espace en trois dimension dans lequel se déploient les mouvements de Spider-Man.
Mais il n’y a aucune route menant à cet espace naturel qui serait le sien, parce que cet espace n’existe pas tant qu’il ne le constitue pas : le milieu naturel de Spider-Man, ce sont tous les lieux où le corps d’un être humain lambda ne peut pas se rendre. En particulier, la pointe se situant à l’extrême sommet des gratte-ciels, ou la surface absolument lisse de leurs façades de verre. King-Kong trouvait là, lui aussi, un refuge. Zarathoustra avait lui aussi besoin d’un point culminant pour s’isoler des êtres qui se prennent pour des hommes. En réalité, pour les super-héros, la question de savoir où ils peuvent s’installer n’a pas beaucoup de sens : ils sont caractérisés par le mouvement. En revanche, la question de leur identité se pose, en permanence. Souvent, les récits les concernant ne cessent de les ramener à leurs origines. C’est tout particulièrement le cas, par exemple, des deux figures majeures de ce genre, Superman et Batman. Avec Spider-Man, Jon Watts redéfinit ce qui constitue la nature du personnage, et propose une métaphore permettant de penser ce qui peut constituer la nature de chaque être humain, qui se trouverait moins dans ses origines perdues, dans un passé dont il serait le fruit, que dans un à-venir, un devenir dont il est, au présent, la graine réclamant à germer, grandir, et croître encore.
Si la rencontre des trois générations de Spider-Man, à travers les trois corps d’acteurs l’ayant incarné, est à ce point touchante, c’est parce qu’elle met en scène ce dialogue avec lui-même qu’un être humain peut entretenir, pour peu qu’il soit conscient d’être en chemin dans sa propre existence. En ne gommant pas l’âge de Tobey Maguire, Jon Watts met à l’écran un Spider-Man qu’on n’attendait pas : devenu adulte, l’homme-araignée est devenu plus homme qu’araignée. Et c’est précisément sa nature biologique singulière qui l’a amené à devenir l’homme qu’il est. Il ne se résume plus à un ensemble de possibilité, il est plutôt la somme des choix qu’il a faits. Les enfants connaissent un jour ce moment étrange, quand ils découvrent que ce qu’ils croyaient être leur nature, l’enfance, n’est en réalité qu’un état transitoire. Leur véritable nature, c’est l’adulte qu’ils deviendront, et qu’ils ne connaissent pas encore. Quand on a compris ça, on a compris la conception aristotélicienne de la Nature, qu’il définit selon les fins que les processus naturels poursuivent. En rencontrant une version plus adulte de lui-même, qui n’est pas lui-même plus vieux, puisqu’entre lui et cet autre « lui-même » il n’y a aucun lien nécessaire, le plus jeune des Peter Parker est mis devant la nature même de sa nature. Celle-ci n’est pas définie par ses capacités extraordinaires, mais par son aptitude à faire quelque chose de ce qu’il est, quoi qu’il soit. C’est en ce sens qu’il est à l’image des hommes, plus qu’à celle des araignées : il est l’auteur de sa propre nature.
Spider-Man est donc le nom d’un cheminement sans but, d’un retour à la maison qui ne permettra pas de se sentir de nouveau chez-soi. C’est le nom qu’on peut donner à tous ceux qui partent au loin, les marins qui n’hésitent pas à perdre de vue la côte, les chefs de guerre quittant Ithaque pour ne même plus se souvenir comment on y revient, les heureux, ceux qui ont fait un long voyage, les porteurs d’un anneau trop lourd pour eux, les apprentis sorciers inscrivant Poudlard en premier vœu sur Parcoursup, tous les enfants héros de contes de fées, et tous ceux aussi qui, plus simplement, ont déjà reconnu quelque chose d’eux-mêmes dans ces figures d’une humanité qui ne peut pas demeurer ce qu’elle est, dans l’un ou l’autre de ces personnages qui décident de se projeter dans une version d’eux-mêmes qui leur dira, le temps venu, quelle était cette nature qui les portait depuis le début, mais qu’ils ne pouvaient connaître qu’à la fin. Spider-Man est, ainsi, le nom de tous ceux qui savent qu’on est sa propre maison, et qu’on n’y habite jamais vraiment.
1 – alerte de divulgâchage