Pour accompagner le cours, pour ceux qui ne prennent pas de notes, pour ceux qui n’écoutent pas tout sur deux heures de cours, voici un petit résumé des réflexions menées en cours cette année autour de ce standard d’Aristote, au cours duquel il définit l’homme comme zôon politikon, c’est à dire, en grec antique, comme animal politique. La formule est célèbre, mais elle est souvent simplifiée, par manque d’analyse des notions qu’elle met en jeu. L’occasion est donnée, en relisant cet extrait de la Politique d’Aristote, de préciser le sens de cette formule.
Et la communauté achevée formée de plusieurs villages est une cité dès lors qu’elle a atteint le niveau de l’autarcie pour ainsi dire complète ; s’étant donc constituée pour permettre de vivre, elle permet, une fois qu’elle existe, de mener une vie heureuse. Voilà pourquoi toute cité est naturelle : c’est parce que les communautés antérieures dont elle procède le sont aussi. Car elle est leur fin, et la nature est fin : ce que chaque chose, en effet, est une fois que sa genèse est complètement achevée, c’est cela que nous disons être la nature de cette chose, par exemple la nature d’un homme, d’un cheval, d’une famille. De plus le ce en vue de quoi, c’est à dire la fin, c’est le meilleur, et l’autarcie est à la fois une fin et quelque chose d’excellent.
Il est manifeste, à partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme est un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et non par le hasard < des circonstances > est soit un être dégradé soit un être surhumain, et il est comme celui qui est injurié en ces termes par Homère : « sans lignage, sans loi, sans foyer »[1]
Car un tel homme est du coup naturellement passionné de guerre, étant comme un pion isolé au jeu de tric trac. C’est pourquoi il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux l’homme a un langage (logos). Certes la voix est le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite le juste et l’injuste. Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres < notions de ce genre >. Or avoir de telles < notions > en communs c’est ce qui fait une famille et une cité. »
Aristote, Les Politiques, I, 2, 1253a9-1253a12, trad. P. Pellegrin, GF-Flammarion, 1990, p. 90-92.
L’auteur :
Aristote – 384 – 322 av. J.-C.
Philosophe grec, considéré comme l’un des pères de la philosophie, à la suite de Socrate et Platon, dont il fut le disciple.
Un élément biographique peut être intéressant pour expliquer certains aspects du texte : né à Stagire, il rejoint Athènes pour y vivre, mais il n’en sera jamais reconnu comme citoyen à part entière. Son statut de métèque est donc lié à sa naissance. Sa réflexion sur la nature réelle de ce qui fonde la cité peut être réfléchie à la lumière de cette situation. Plus largement, la pensée d’Aristote permet de penser le sort révervé à tous ceux qui sont amenés à vivre au sein d’une communauté qui ne les reconnait pas comme citoyens, car c’est aussi leur humanité qui, ainsi, est niée.
Les notions auxquelles le texte est lié :
Nature / Culture – La société – La politique – Le langage – Le Bonheur
Introduction : Le problème et la thèse
On affirme volontiers que, à la différence des animaux, l’homme est caractérisé par son organisation politique. Pourtant, si on ne disait que cela, on passerait à côté de ce qui fait la véritable spécificité de la politique humaine. Après tout en effet, les sociétés animales sont, elles aussi, organisées, et parfois de façon fort complexe. Ce n’est donc pas le simple fait qu’elle soit organisée qui fait de la société humaine une communauté politique, pas plus qu’il ne permet de distinguer les êtres humains des autres espèces animales. Mais alors, quelle est cette spécificité ? Qu’est ce qui fait de la cité quelque chose de radicalement différent de la meute, et du citoyen un être fondamentalement différent d’un individu dans une société animale ?
Aristote nous donne ici une réponse fine et nuancée : d’une part, c’est l’objectif visé par la cité qui distingue celle-ci de la meute. D’autre part, c’est l’usage que l’homme fait de sa voix qui indique en quoi il est un être spécifique. En effet, la voix est pour l’homme le moyen d’exprimer ce qui a trait aux valeurs. Et le partage de ces valeurs est précisément l’objet de la politique.
L’homme est donc un « animal politique », et ce qui le montre, ce n’est pas le fait que les sociétés humaines soient organisées, puisque les sociétés animales le sont aussi, mais le fait qu’on y parle des valeurs, et qu’on y cherche le bonheur. Et pour ajouter à l’originalité de cette position, Aristote va commencer cette réflexion en établissant le fait que, bien que créée et instituée par les hommes, la cité est une forme naturelle. Ce sera le point de départ de l’étude de ce texte, puisque cette affirmation, apparemment paradoxale, réclame à être expliquée.
Argumentation du texte :
1 – La cité est une forme naturelle à l’homme.
Thèse générale de ce premier mouvement
Le texte s’ouvre sur l’affirmation du caractère naturel de la cité humaine. Et d’emblée, les précisions qu’opère Aristote indiquent qu’il ne faut pas confondre les cités que forment les hommes et les sociétés animales. La cité est, ici, une forme – on pourrait appeler cela un principe – politique spécifiquement humaine.
L’enjeu du texte est donc de comprendre comment, tout en étant naturelle, la cité humaine ne se réduit pas à cette autre forme naturelle que sont les groupes organisés d’animaux.
A – En quoi la cité est paradoxalement un principe naturel
Tout d’abord, Aristote établit les conditions d’émergence d’une cité : il faut qu’une communauté géographiquement installée ait atteint ce qu’il appelle une autarcie, la plus grande possible. Cette auto-suffisance, on en perçoit sans doute mieux la nécessité au moment où nous autres, citoyens du 21e siècle, observons l’incapacité dans laquelle nous sommes de définir une ligne politique claire, dès lors que nos existences quotidiennes dépendent de l’approvisionnement en énergies, en matières premières et en produits transformés d’autres pays, avec lesquels nous sommes pourtant censés être en guerre, ou dont nous déplorons la politique intérieure, parfois ségrégationniste : il est difficile pour un citoyen français d’agir politiquement comme un soutien du peuple Ouïghour s’il est simultanément un utilisateur compulsif du réseau social chinois Tik-Tok. Il est difficile d’être un compagnon de lutte du peuple ukrainien si, dans le même temps, on a besoin du gaz russe pour avoir chaud l’hiver. Si une cité est définie par son aptitude à décréter elle-même ses propres lois, elle ne peut pas se permettre de dépendre de volontés ou de moyens de pression extérieurs à elle-même. Si on suit Aristote, on peut considérer que la mondialisation est un principe qui n’est pas compatible avec la citoyenneté, et donc avec la politique.
En apparence, la cité est artificielle, puisqu’elle est un principe qui n’existe pas d’emblée dans l’histoire de l’humanité, pas plus que la citoyenneté n’existe spontanément chez l’individu humain. C’est une forme qui structure volontairement, autoritairement et institutionnellement ce qui jusque là n’était que l’association spontanée des êtres humains en société. Pourtant, Aristote présente ce principe comme naturel. Et ce n’est pas innocent de le présenter comme tel : certains de ceux qui s’opposent à l’existence de la cité (ou aujourd’hui de l’Etat), s’appuient précisément sur la préférence qu’ils auraient pour une société plus naturelle, fonctionnant selon ce qu’ils considèrent comme « les lois de la nature ». Ainsi, Calliclès, dans le dialogue de Platon intitulé Gorgias, soutient-il face à Socrate qu’il serait préférable que l’humanité fonctionne selon la loi du plus fort, c’est à dire selon les mécanismes naturels qui sont spontanément mis en oeuvre si on laisse faire la nature. De même, les thèses anarchistes soutiennent volontiers que l’Etat est une forme artificielle nocive, car elle empêche les formes naturelles de bienveillance entre les hommes, instituant des rapports de force entre eux, dont la propriété privée est sans doute la première forme de perversion.
Dans cette première phase du texte, Aristote tire les conséquences d’une telle affirmation : un être qui n’est pas citoyen n’est pas un homme. Il est soit une bête (une forme dégradée de l’humanité), soit un surhomme. Ni les animaux, ni les dieux ne forment de cité, quand bien même ils vivent en communauté. Ainsi, Aristote fait de la citoyenneté (c’est-à-dire du fait de former avec d’autres hommes une cité) LE critère de spécification de l’humanité. Mais c’est justement parce que ce critère distingue l’homme du reste de la nature qu’on peut se demander en quoi il est naturel.
Une première raison tient dans la façon particulière dont Aristote définit la nature. Pour lui en effet, la nature n’est pas l’était primordial d’une chose ou de l’univers. C’est plutôt ce vers quoi va quelque chose qui définit sa nature. Il s’agit là d’un des aspects de ce principe philosophique dont Aristote est adepte : le finalisme, qui conçoit les choses selon la fin qu’elles poursuivent. Il le dit clairement, il parle de « nature » au sens où on parle de la nature d’un cheval, ou d’un être humain, c’est à dire selon ce qu’il est censé devenir, selon ce qu’est son aboutissement. Ainsi la nature d’un lycéen serait de devenir bachelier.
Cette conception de la nature permet à Aristote de penser que la cité est la forme naturelle de la société humaine, au sens où cette société, dans ses insuffisances (son manque d’ordre, son injustice, ses inégalités, son instabilité…) contient en germe le développement de la politique. Car c’est bien de politique qu’il s’agit, dans la mesure où la mot qu’on utilise en Grèce antique pour désigner ce que nous appelons « cité » est Polis, d’où vient le mot français politique. La politique est la forme évoluée, et donc naturelle, de la simple vie sociale. La citoyenneté est pour un être humain la forme évoluée de l’individu égocentré qu’il est à l’origine.
Le principe politique étant établi, Aristote peut maintenant peindre plus précisément le portrait de son citoyen, et c’est tout d’abord en montrant ce à quoi en est réduit un être humain dénué de toute citoyenneté qu’il va analyser les qualités du citoyen/
B – Précision quant à ce que serait un homme sans cité
Une courte série d’images précise ce qu’Aristote entend par « celui qui est hors cité ». Tout d’abord, il faut comprendre qu’il s’agit de celui qui devrait être citoyen, et qui ne l’est pas. Donc, il ne s’agit pas d’un être qui serait par nature solitaire. Ici, ce qui intéresse Aristote, c’est ce que devient un homme, naturellement appelé à vivre en cité, s’il vit seul. Et cette description est répartie entre les deux paragraphes :
– Une citation de L’Iliade, d’Homère, tirée d’un discours de Nestor, le plus vieux combattant de la guerre de Troie, alors que dans le chant 9 les chefs des armées achéennes tentent de convaincre Achille de ne pas quitter le champ de bataille, et Agamemnon de ne pas mettre fin à cette guerre. Ce qui est intéressant, ici, c’est que cette expression : « Il est sans intelligence, sans justice et sans foyers domestiques, celui qui aime les affreuses discordes intestines » pourrait aussi bien désigner Achille lui-même, qui agit souvent en cavalier solitaire, ne se reconnaissant pas citoyen au sein de cette armée, faisant la guerre pour des raisons toutes personnelles, qu’Agamemnon, le chef de cette armée, qui s’est accaparé Briséis, la captive d’Achille. La guerre risque d’être perdue à cause d’un conflit tout à fait personnel. Achille et Agamemnon paraissent, alors, sortir de l’humanité.
– Une description plus précise de cet homme hors de la cité, dont Aristote dit qu’il est « naturellement passionné de guerre ». Là aussi, les mots sont importants : c’est « par nature » que l’homme isolé devient un être en guerre contre les autres : ne vivant plus avec eux, il est naturel (donc logique, nécessaire) qu’il vive contre eux. Et chacun comprend bien que si tous les hommes vivaient ainsi, naturellement, l’humanité disparaîtrait. L’humanité est donc maintenue par ceux qui vivent dans la cité. La métaphore utilisée ici (le pion isolé au jeu de tric trac) est souvent traduite par une autre métaphore, évoquant les oiseaux de proie. Il s’agit donc d’évoquer l’isolement dans lequel vit un tel être, et la nécessaire méfiance qu’il doit nourrir envers tout autre être, l’empêchant d’intégrer une communauté. Cette guerre qu’évoque Aristote, ce n’est pas vraiment une guerre civile. Ce serait plutôt un climat d’hostilité de chacun contre chacun, tel que le décrira au 17e siècle le philosophe anglais Hobbes, en évoquant « la guerre de tous contre tous », état de nature auquel l’Etat met un terme en instituant l’autorité politique. Aujourd’hui, l’expérience de ce qu’on appelle les « réseaux sociaux » donne une idée de ce que peut être un tel état de nature, et une telle guerre de chacun contre chacun : en l’absence d’autorité supérieure reconnue par tous, chacun y évolue pour son propre compte, dans un sentiment de totale impunité, l’anonymat « autorisant » chacun des participants à détruire, ne serait-ce que symboliquement, chaque « autre ». En ce sens, ceux qui trouvent que les « réseaux sociaux » portent mal leur nom se trompent : « social » ne veut pas dire « cordial » ou « sympathique ». Il y a un lien social dès lors qu’il y a des interactions, bonnes ou mauvaises. Le harcèlement est un lien social. Les messages dénonçant telle ou telle injustice, tel ou tel crime, sont aussi des formes sociales. En revanche, il ne s’agit pas d’une position politique, ni d’une attitude citoyenne.
2 – L’homme est un animal politique
A – La politique est ce qui protège de la guerre
Cette formule extrêmement célèbre, sur laquelle le texte s’ouvrait, souvent citée telle qu’elle écrite en grec ancien (zoon politikon), est directement déduite de ce qui précède : il s’agit donc d’opposer la citoyenneté à la guerre. On comprend donc que la cité est le cadre nécessaire de la paix. Et pour mieux comprendre de quoi il s’agit, et distinguer la citoyenneté de la simple socialité, Aristote précise que la communauté humaine est d’une nature supérieure à celle des animaux, y compris ceux qui sont grégaires, c’est-à-dire ceux qui vivent nécessairement en troupeaux ou en groupes sociaux (c’est pourquoi il évoque les abeilles, dont on sait à quel point leur vie commune est extrêmement structurée). La vie animale peut donner aux êtres humains autant d’exemples de coopération que d’occasions d’observer l’exercice de la force, par les plus forts sur les plus faibles, dans le but de faire survivre le groupe. L’objectif de la vie sociale, c’est uniquement la survie collective. La cité, elle, vise plus que le simple maintien de la forme biologique spécifique qu’est l’être humain : elle cherche à instaurer et faire perdurer les conditions d’une vie heureuse. La guerre de chacun contre chacun est une relation sociale, comme on a pu l’observer dans les réseaux sociaux. Mais elle ne permet aucunement le bonheur de ceux qui y participent, d’une part parce que certains en sont les victimes, d’autre part parce que ceux qui s’y livrent n’oeuvrent pas pour le bien commun, ils n’ont aucune dimension politique, ce qui signifie qu’ils ne développent pas, en eux, ce potentiel citoyen qui fait pourtant partie de leur nature. Or on ne peut pas être heureux si on ne cultive pas les dimensions spécifiquement humaines de notre être, dont fait partie, au plus haut point, notre caractère politique. Pour le dire autrement, celui qui ne se sentirait jamais concerné par le bien commun, ou l’intérêt général, serait dénué de dimension politique, et amputerait son être de la part la plus importante de son humanité. Inversement, Aristote, qui pense la question politique dans ses écrits, montre ce que c’est qu’être citoyen, quand bien même la cité des Athéniens ne lui reconnaîtra jamais ce statut.
Ainsi, le citoyen est le contraire même de l’être humain vivant solitairement. Mais cette affirmation ne s’appuie pas sur une simple observation. Sinon, on pourrait objecter à Aristote qu’après tout, on a plein d’exemples d’hommes vivant seuls (Achille, Clint Eastwood dans la plupart des rôles qu’il a incarnés, Wolverine…). Il faut donc chercher ce qui permet de fonder cette nature politique de l’être humain. Et Aristote va trouver ce fondement dans quelque chose qui semble, au départ, n’avoir aucun rapport avec ce dont le texte parle :
B – Ce qui fonde la nécessité de la politique en l’homme, c’est la voix
Ce que cherche Aristote, c’est une nécessité. C’est ainsi qu’il pourra montrer que l’homme n’a pas le choix d’être citoyen ou pas, qu’il l’est par nature, qu’il se dénature en ne l’étant pas, et qu’on le dénature donc si on l’empêche de l’être. Cette nécessité, Aristote a tendance à la chercher dans la nature. En une formule, il offre un condensé de sa méthode : « la nature ne fait rien en vain ». Disons ça autrement : Tout ce qui est naturel est nécessaire, au sens où chaque élément de la nature participe à un ensemble cohérent, tout ce qui est dans la nature a une raison d’être et vise un but, ce qu’Aristote appelle une fin.
Ici, l’élément naturel qui rend nécessaire la citoyenneté des hommes, c’est la voix. Mais pour comprendre ce point, il effectue une distinction fondamentale entre la voix animale (en grec, phoné), et la voix humaine (en grec logos, mot qui désigne aussi la raison, et le discours argumenté). L’animal n’exprime que des ressentis (douleur, plaisir, manque…), et les sons qu’il émet ne sont que le résultat mécanique de l’état de son corps. L’homme aussi peut pousser de tels sons. Il peut grogner, rire, crier. Mais il est aussi capable d’une forme plus élevée d’expression, qu’on peut appeler « parole ». Ici encore, Aristote distingue l’homme de l’animal, en spécifiant cette aptitude en apparence commune à produire des sons : chez l’homme, ces sons signifient plus que chez l’animal.
C – La fin de la voix humaine
Car l’homme ne peut pas se contenter d’éprouver de la douleur et du plaisir pour vivre. Sinon, de nouveau, il serait un animal, ou un surhomme (chez ceux-ci, il est intéressant d’observer que le plus souvent, ils éprouvent de la douleur, mais pour eux elle n’a aucun sens, parce qu’elle ne remet pas leur existence en question. De là vient en partie le caractère asocial de Wolverine, par exemple). L’homme, pour survivre, doit parvenir à exprimer quelque chose qui est plus complexe qu’un simple ressenti personnel. Il doit parvenir à formuler des valeurs. Ainsi, il passe du plaisant et du douloureux à l’avantageux et au nuisible. Et cela impose, déjà, de passer de l’immédiateté à la projection dans le temps (là, tout de suite, il est douloureux pour vous de travailler et réfléchir, mais il est avantageux pour vous de le faire si vous préparez un examen, ou si vous voulez réfléchir un peu à la question de la citoyenneté). Un animal ne prendrait pas cette peine. Puis, l’homme passe de l’avantageux et du nuisible au juste et à l’injuste. Ainsi, il passe d’une perspective qui pourrait n’être que personnelle (ce qui est avantageux ou nuisible pour moi), à une perspective nécessairement collective, qui dépasse l’individu et engage la vie partagée avec les autres.
Pourquoi cette spécificité ? C’est une question permanente chez Aristote. Observer cette façon particulière dont l’homme parle impose, pour lui, d’en chercher la raison, puisque « la nature ne fait rien en vain ». Que vise la nature en dotant l’homme de cette aptitude à exprimer des valeurs, et pas seulement des ressentis ? En fait, Aristote a exprimé une bonne part de cette raison juste avant : la nature vise à sortir l’homme de l’état de guerre. Cet état serait la forme naturelle d’une vie humaine atomisée en existences purement individuelles. Or, l’homme vise la paix, car elle est la condition d’une vie heureuse. Et celle-ci réclame une relation entre les êtres humains qui est plus complexe que celle qu’entretiennent les animaux. Ce qui est évident et simple pour les animaux ne l’est pas du tout pour les hommes, car il peut leur arriver de sacrifier le plaisant et l’avantageux pour sauver le juste, et le bien, tout comme ils peuvent, aussi, renoncer au bien pour se procurer plaisirs et avantages.
Il n’y a donc pas de vie heureuse sans valeurs. Et il n’y a pas de valeurs sans prise de parole, parce que les valeurs sont par excellence ce qui n’existe que si on en parle tout d’abord. Et on ne peut pas en parler seul, puisqu’elles concernent une vie qui dépasse l’individu isolé. Donc, la vie humaine accomplie ne peut se faire qu’entre des êtres humains cultivant leur dimension politique, au sein d’une cité dans laquelle est entretenu un dialogue à propos des valeurs, c’est-à-dire à propos de ce qui vaut la peine d’être poursuivi ensemble. Le lieu d’un tel dialogue, c’est la cité. Et l’art d’entretenir ce dialogue, c’est la politique.
3 – Que nous dit cette citoyenneté naturelle de la nature humaine ?
On le comprend à la fin du texte : si la cité est nécessaire à la vie humaine, c’est que celle-ci doit s’orienter selon des valeurs qui sont elles-mêmes, nécessairement, partagées avec d’autres. Cette nécessité est telle que c’est même, ici, la définition qu’Aristote donne de la communauté humaine, que ce soit la famille, ou la cité : elle n’est rien d’autre, fondamentalement, que par le partage de notions, ou de valeurs communes.
C’est donc que cette forme de communauté ne va pas de soi. Là où la fourmi appartient biologiquement à la communauté des fourmis, si l’homme n’appartenait que biologiquement à sa communauté, celle-ci serait moins qu’une cité, moins qu’une famille telle qu’Aristote la définit ici, et cet homme serait moins qu’un homme. La communauté biologique est immédiate, elle n’a pas besoin d’être dite. La communauté politique, elle, passe nécessairement par le partage d’une parole qui est incertaine, parce que le dialogue peut être rompu, mais aussi parce qu’on ne connaît pas à l’avance l’issue d’un dialogue ou d’un débat public.
Donc, la cité est une forme de vie commune qui est naturelle, parce qu’elle est nécessaire à l’humanité, mais elle est une forme naturelle qui réclame à être cultivée, au sens où sans cet effort de maintien, elle disparaîtrait, et avec elle disparaîtrait l’humanité elle-même. Là où on pourrait être tenté d’opposer nature et culture, considérant que celle-ci doive se construire contre celle-là, Aristote propose donc une conception de l’humanité qui dépasse cette opposition, en faisant de la culture la forme singulière selon laquelle l’humanité peut être conforme à sa nature profonde.
Conclusion : intérêt philosophique de ce texte
On peut mesurer l’importance qu’une telle réflexion peut avoir pour penser, aujourd’hui encore, la question du communautarisme, quand celui-ci est fondé sur des critères immédiats, tels que les particularités biologiques partagées (comme la couleur de peau, par exemple), dont on comprend qu’elle est appelée à être dépassée par un partage supra-biologique, qui rassemble plutôt ceux qui partagent la même citoyenneté (ce qui suppose, évidemment, que celle-ci ne soit pas attribuée selon des critères biologiques), c’est-à-dire des valeurs communes, une conception partagée du juste et de l’injuste. On devine aussi la puissance des concepts aristotéliciens si on veut critiquer un mode de vie qui privilégierait, systématiquement, l’individualisme : celui-ci serait, en effet, non seulement infra-humain, mais aussi infra-animal. Il maintiendrait chacun dans un état de guerre permanente de tous contre tous. Il n’est pas anodin de remarquer que les promesses de l’individualisme font toujours croire aux hommes qu’ils sont, individuellement, des sur-hommes. On comprend enfin l’importance qu’il y a à éduquer les hommes à maîtriser cette faculté qui leur est spécifique, cette voix qui est celle de la raison, puisque c’est sur elle, et sur rien d’autre, que se fonde la totalité de la cité.
Et si l’organisation des sociétés animales est nécessaire, au sens où elle ne peut pas être naturellement différente de ce qu’elle est, la spécificité de la société humaine, c’est que pour qu’elle soit véritable humaine, il est nécessaire qu’elle soit porteuse d’un doute à son propre sujet, qui impose aux hommes de parler de la forme que doit avoir leur propre communauté, celle-ci n’allant pas de soi. Disons ça autrement : il va de soi de la communauté humaine n’aille pas de soi, et qu’il faille donc en parler. Disons-le encore autrement : la cité n’existe que par la puissance de la parole (ceux qui ont été jusqu’au dernier épisode de Game of thrones ont pu saisir quelque chose de cet ordre, même si ici c’est le récit qui est mis en avant, plutôt que le dialogue raisonné, mais c’est parce que cette série tenait à rappeler, finalement, qu’elle est un récit, et pas une cité)
On peut, pour conclure,
rembobiner le texte et revenir aux paroles de Nestor, citées par Aristote à son
début : « Il est sans intelligence,
sans justice et sans foyers domestiques, celui qui aime les affreuses discordes
intestines ». A ce moment précis, dans l’Iliade, il est nécessaire
de réinstaurer un dialogue rompu entre Achille et Agamemnon. Si les uns et les
autres ne débattent plus, les uns les autres perdent toute intelligence, c’est-à-dire
tout lien, (et on comprend ici que le « lignage » humain est moins
celui du sang que celui des mots), toute justice (ce qui suppose qu’ils
perdent, aussi, la paix et la vie heureuse), et tout foyer (c’est-à-dire tout
refuge dans le monde, mais aussi toute communauté avec laquelle partager la
vie). C’est, comme souvent chez Aristote, sur cette fragilité initiale que se
fonde la grandeur spécifique de la vie
humaine, qui ne peut demeurer conforme à sa propre nature que si elle est
prudemment cultivée. La cité est
la forme de ce soin que prend l’homme de son humanité. Et la vie politique est le jardinage partagé
qui permet de cultiver l’humanité entre les hommes.
[1] Homère,Iliade, IX, 63
Toutes les illustrations à l’exception de la première, sont extraites de la trilogie initiée par Rupert Wyatt en 2011 avec Rise of the Planet of the Apes, suivi en 2014 par Dawn of the Planet of the Apes (réalisé par Matt Reeves), puis par War of the Planet of the Apes en 2017 (Matt Reeves de nouveau). Ces films sont une reprise de la série de longs métrages réalisée dans les années 60 – 70, et tous sont inspirés de la nouvelle de Pierre Boulle, La Planète des singes, parue en 1963.
La série la plus récente est intéressante en ce qu’elle fait le lien entre l’apparition chez César, le premier singe à évoluer, de l’aptitude au langage, et l’émergence en lui d’un souci de justice, qui ne le quittera plus, y compris dans son conflit avec l’humanité.
La première illustration est un portrait d’Aristote, incarné par Anthony Hopkins dans le film d’Oliver Stone, Alexandre (Alexander en Vo. 2005)