Ca faisait un bon moment qu’on n’avait pas partagé de sujet de dissertation traité. On rappelle les fondamentaux : c’est un exemple, et rien d’autre, et il n’a pas vocation à servir d’exemple à suivre. Le plan suivi est celui qui a émergé en cours, et il a pour objectif d’exploiter des connaissances que ceux qui préparent le bac cette année dans la salle 214bis d’un certain lycée de banlieue parisienne ont déjà croisées. On pourrait imaginer pas mal d’autres façons de traiter ce sujet, et il est fort possible qu’on en propose une autre, radicalement différente, sous peu. Ce qui suit est construit de façon très très classique. Trois parties, trois sous-parties, des références classiques. Et comme toujours, il s’agit avant tout de prendre le sujet au mot.
Introduction
Apprendre, c’est acquérir des aptitudes ou des connaissances qu’on n’avait pas auparavant. On pense dès lors volontiers qu’il y a des choses qui ne s’apprennent pas, telles que la liberté par exemple, qui nous semble a priori relever d’une spontanéité incompatible avec les règles inhérentes à tout apprentissage. Mais on sait qu’une telle conception de la liberté mérite d’être remise en question, car elle est incapable de permettre aux être humains de vivre ensemble, et elle se réduit en réalité à la simple capacité de faire absolument n’importe quoi. S’il fallait apprendre à être libre, cela pourrait signifier deux choses : ou bien qu’on n’est pas libre avant d’avoir appris à l’être ; ou bien qu’on était peut-être déjà libre, mais qu’on ne le savait pas, et que dès lors on ne faisait rien de bon de cette liberté. Se demander s’il faut apprendre à être libre, ce serait donc se demander si la liberté est, en nous, innée ou acquise et, s’il faut l’apprendre d’une manière ou d’une autre, dans quelle mesure un tel apprentissage est nécessaire, d’un point de vue logique, mais aussi sur le plan moral. On observera donc, tout d’abord, s’il est envisageable de ne pas être libre, et on constatera que toute réponse directe à cette question montre qu’il n’est pas nécessaire d’apprendre la liberté. Puis on verra que c’est précisément parce qu’on est déjà libre qu’il faut apprendre à l’être, aussi paradoxal cela puisse sembler pour le moment. Enfin, on se demandera dans quelle mesure un tel apprentissage relève d’un devoir moral.
1 – Le Libre-arbitre ne s’apprend pas…
A – … surtout s’il n’existe pas
On doit tout d’abord émettre l’hypothèse la plus radicale qui puisse répondre à notre question, et supposer qu’il n’y ait en fait aucune liberté à laquelle on puisse être éduqué, pour la simple raison qu’il n’y aurait aucune liberté tout court. Il est en effet possible que la liberté que nous avons l’impression de vivre soit une illusion. Certes, nous pensons être dotés de libre-arbitre. Là, tout de suite, on est en train de lire cette dissertation, mais on est convaincu qu’on aurait très bien pu faire autre chose, et donc ne pas la lire en ce moment même. Pourtant, au 17e siècle, Spinoza est convaincu qu’une telle impression est en fait une illusion. En réalité, pour lui, nous ne sommes pas plus libres qu’une pierre se déplaçant parce qu’on l’a lancée. Ce qui nous distingue, c’est que nous sommes conscients des mouvements qui sont les nôtres dans notre vie (exprimer telle opinion, avoir telle vie religieuse, porter tels vêtements…) mais en réalité, nous ne sommes pas conscients des causes qui provoquent ces mouvements (les valeurs reçues par la famille et les amis, l’éducation religieuse, le fait d’avoir vu des personnes qu’on admire s’habiller d’une certaine façon, ou l’incitation à se démarquer des autres…). Dès lors, nous croyons être libres, alors que nous ne le sommes pas, et nous ne pouvons pas l’être. La liberté est donc pour Spinoza une illusion dont il faut se débarrasser afin de ne pas se tromper sur la nature de ce que nous vivons. Dans l’optique de Spinoza dès lors, il serait inutile d’apprendre à être libre, puisque de toute façon, nous ne le sommes pas et ne pouvons l’être. C’est plutôt le contraire dès lors qu’il faudrait envisager : se déshabituer de l’idée que nous pouvons faire ou ne pas faire ce que nous faisons, se débarrasser de l’illusion de liberté qui nous trompe, et apprendre en somme à ne pas être libre, puisque ce n’est pas si évident que ça.
B – Et s’il existe, non plus
Il faut bien l’admettre, Spinoza est un des très rares philosophes à pousser aussi loin l’hypothèse de l’absence en nous du libre-arbitre, cette aptitude à choisir une direction plutôt qu’une autre, qui nous permettrait à chaque instant d’agir d’une façon, ou d’une autre façon. C’est, d’après Descartes par exemple, ce qui distingue radicalement l’être humain du reste de l’univers : les autres êtres agissent par nécessité (ils ne peuvent pas se comporter d’une autre façon), alors que le comportement de l’être humain est contingent, c’est-à-dire qu’il peut agir d’une façon, ou d’une autre. Cette aptitude, on en est doté dès la naissance, tant et si bien que les Etats s’en méfient : il est hors de question de laisser les êtres humains faire en permanence n’importe quoi. Mais si les lois existent, c’est précisément parce que spontanément nous pouvons faire des choses absurdes ou contraires à la vie sociale, voire opposées à notre propre intérêt personnel. Si on observe correctement les choses, on se dit que l’existence des lois est la preuve que nous sommes, dès la naissance, libres : si nous ne l’étions pas, les lois seraient inutiles. Dès lors, à strictement parler, il n’est pas vraiment nécessaire d’apprendre à être libre : nous le sommes déjà. En revanche, dans la perspectives d’une vie sociale, ce serait le contraire qu’il faudrait faire : désapprendre la liberté pour accepter de se soumettre aux lois communes, et à agir selon leur commandement.
C – Le libre-arbitre est pour l’humain un danger
Descartes l’observe, au 17e siècle : l’homme dispose d’une liberté égale à celle de Dieu au sens où, comme l’être suprême, il peut tout vouloir. Mais la similitude s’arrête ici, parce que si la liberté est, pour Dieu, la conséquence de sa toute puissance, il se trouve que Dieu veut nécessairement le Bien, et rien que le Bien. L’être humain, lui, n’a pas naturellement conscience de ce qui est bon ou mauvais. Dès lors, quand il agit selon le libre-arbitre il est vraiment susceptible de faire n’importe quoi, le bien, comme le mal. Le libre-arbitre est donc pour lui un danger puisqu’à cause de cette faculté il peut s’égarer, se perdre, et échapper à toute morale en agissant conformément au mal. Il faudrait que l’homme dispose d’une connaissance égale à celle de Dieu pour se garantir de ne pas faire mauvais usage de la liberté qui est la sienne. En somme, ici, on peut se dire que ce n’est pas tant la liberté qu’il faudrait apprendre, que la connaissance qui va avec la liberté et qui assure de ne pas faire mauvais usage de celle-ci. Le problème ici, c’est que l’omniscience divine est inaccessible à l’être humain : quand bien même existerait un arbre de la connaissance, il faudrait être capable d’en manger un fruit, mais aussi tous les autres qui y poussent ainsi que les feuilles, les branches puis le tronc et qu’une fois celui-ci dévoré on s’en prenne à ses racines, et ce jusqu’à ce qu’il n’en reste rien. Ni notre appétit, ni notre tube digestif n’est à la mesure d’un tel apprentissage. Nous demeurons dès lors avec une liberté trop grande pour notre connaissance, et il s’agit décidément moins d’apprendre à être libre, que de devoir se faire à l’idée de ne pas mettre en œuvre cette liberté, puisqu’elle nous dépasse.
Transition :
Ainsi, pour le moment, nous constatons qu’il ne peut pas être nécessaire d’apprendre à être libre, soit parce qu’on ne peut pas l’être, soit au contraire parce qu’on l’est déjà et que le mieux serait finalement de désapprendre cette aptitude pour ne pas se mettre en danger, et accepter qu’une autorité supérieure, telle qu’un souverain, l’Etat, un être suprême ou plus généralement la Raison, mette de l’ordre dans le chaos généré en nous par le libre-arbitre. Cependant, il est peut-être envisageable qu’au-dessus de cette liberté naturelle et basique, existe une autre forme de liberté, qui ne serait pas innée, mais acquise, et qui réclamerait un apprentissage, voire même ce qu’on appelle une éducation.
2 – L’éducation à la liberté
A – Même si nous n’étions pas libres, comme le pense Spinoza, il faudrait apprendre à ne pas l’être
En apparence, Spinoza met un terme à la réflexion : nous ne serions pas libres, un point c’est tout. Pourtant, le simple fait qu’on puisse en discuter, qu’on puisse faire des objections à sa théorie montre qu’il y a bien en nous quelque chose qui s’apparente à une liberté, au moins dans la pensée. Et de toute évidence, si lui-même prend soin de nous apprendre que nous ne sommes pas dotés de libre-arbitre, c’est en manifestant sa propre liberté de penser autrement que nous, et en espérant que notre propre pensée puisse évoluer en le lisant. Il est tout aussi évident que la pensée de Spinoza est étonnante, et qu’elle réclame une accoutumance. Disons-le autrement, elle réclame en fait un apprentissage. La preuve d’ailleurs, c’est que sa propre époque eut du mal à accepter ses raisonnements, au point de mettre son œuvre à l’index. C’est bien que la pensée de Spinoza est le résultat d’une pensée libre, et qu’elle exige une forme de liberté, aussi, de la part de son lecteur. S’il faut apprendre la pensée de Spinoza et s’y habituer, c’est qu’on peut penser comme lui, ou différemment. Il y a bien là une forme de liberté, et la lecture de Spinoza nous permet de ne pas nous tromper à son sujet : la liberté ce n’est pas le libre-arbitre, puisqu’il n’existe pas pour lui ; c’est plutôt le fait de voir et penser les choses telles qu’elles sont, et de ne pas se laisser tromper par leur apparence illusoire. Finalement, donc, parce qu’il n’y a pas de libre-arbitre, il faut apprendre à être libre dans le cadre d’une autre forme de liberté.
B – Si nous sommes dotés de libre-arbitre, alors il faut absolument apprendre à être libre
Ce que nous avons appris avec Descartes, c’est que la liberté naturelle est dangereuse. Mais si on reprend son propos, on réalise que ce danger est dû à la disproportion en nous, entre cette liberté, qui est infinie, et notre capacité à comprendre le monde et à connaître la vérité qui est, elle, limitée. En somme, si nous savions ce qu’il faut dire, nous pourrions dire la vérité tout en étant libre de mentir. Mais comme nous avons une compréhension limitée de ce qui est vrai, nous nous prononçons sans savoir, jugeant mal des choses sans même savoir que nous nous trompons à leur sujet. Finalement, si on lit correctement le Discours de la méthode, on y découvre un manuel dans lequel on apprend ce que c’est qu’être libre dans la pensée : Descartes y montre tout d’abord qu’on fait un mauvais usage de la pensée quand on pense sans méthode. On est certes libre de le faire, mais c’est une liberté sans valeur puisque ce qu’elle permet d’atteindre ne peut pas être considéré comme vrai : nos jugements sont douteux, aléatoires, soumis aux hasards de nos opinions non fondées. L’objet de la quête cartésienne, c’est une connaissance qui soit simultanément libre, c’est-à-dire non contrainte, et véridique. C’est la pratique du doute méthodique et hyperbolique qui va permettre d’atteindre la certitude recherchée : Parce que ce doute est extrêmement méticuleux, il permet d’être certain qu’on ne prend pas pour vrai un jugement erroné. En apparence, ce n’est pas une attitude intellectuelle très libre, puisqu’elle est contraignante. Mais d’une part, la méthode cartésienne est bel et bien libératrice, puisqu’elle permet de se débarrasser de l’erreur qui nous trompe ; et d’autre part, elle est aussi volontaire : mettre en œuvre la méthode cartésienne demande un effort, ce qui signifie qu’on ne peut la mettre en œuvre volontairement, c’est à dire librement. Si on applique ces éléments à la question qui nous occupe, on peut dire ceci : s’il faut une Méthode pour mettre en œuvre une telle forme de pensée débarrassée de l’erreur, et si l’erreur est une contrainte pour celui qui se trompe, en apprenant à penser, on apprend par la même occasion à être libre dans la pensée, et cet apprentissage s’avère être nécessaire puisque l’erreur est préjudiciable et si on ne fait rien pour lui échapper, on n’accède qu’à cette espèce de libre-arbitre non éclairé, qui n’est que la possibilité de penser et dire n’importe quoi.
C – L’apprentissage ultime consiste à réaliser, et accepter, que nous sommes condamnés à être libres
Ce que Descartes nous dit, c’est que la liberté de penser ne consiste pas le fait de céder le plus vite à l’impulsion première. Au contraire, la liberté est une exigence qui nous rend responsables de nos actes. A vrai dire, ce n’est pas très attirant et on pourrait être tenté de renoncer à la liberté. Mais un tel renoncement est peut-être impossible. C’est Jean-Paul Sartre qui nous le montre : contrairement à ce que notre mauvaise foi nous fait dire, quand nous agissons, nous pourrions tout à fait agir autrement. Ainsi, l’élève qui vient quotidiennement en cours peut se plaindre en affirmant qu’il ou elle n’a pas le choix puisque ses parents exigent qu’il ou elle aille en cours. En réalité, cet élève (ou cette élève) pourrait tout à fait prendre la décision de décevoir ses parents, et ne plus se rendre au lycée. Certes, il en subirait les conséquences, mais ça n’aurait rien d’impossible. Donc, en réalité, il choisit de ne pas avoir de problème, en acceptant volontairement de continuer à suivre ses études. Malgré son déni, il est donc bel et bien libre, quoi qu’il lui arrive, quoi qu’il vive. Ce que dit Sartre, c’est que la liberté est une condition à laquelle on ne peut pas échapper ; il exprime cette pensée dans cette formule apparemment paradoxale : « L’homme est condamné à être libre »[1]. Condamné, parce que ce n’est pas une partie de plaisir, et que notre tentation, finalement, ce serait plutôt d’échapper à cette condition. Ce que nous montre Sartre, dès lors, c’est qu’il faut bel et bien apprendre à être libre, mais d’une façon tout d’abord théorique : la première chose à apprendre, c’est que nous sommes bel et bien libres, qu’on le veuille ou non. Cette éducation peut ensuite devenir pratique, car il faut dès lors apprendre comment être libre dans un monde qui semble fait de déterminismes et de nécessité. Vivre une vie contingente dans un univers nécessaire, telle est l’absurde condition humaine, à ce point complexe qu’on préfère la nier, à ce point douloureuse qu’on donnerait cher pour lui échapper. En lisant Jean-Paul Sartre, on découvre à quel point on se trompe sur la nature fondamentalement libre de l’existence humaine. Dès lors, apprendre à être libre c’est avant tout comprendre à quel point on est libre, et accepter le caractère vertigineux d’une existence au sein de laquelle rien n’est nécessaire, sauf la liberté.
Transition
Ce qui ressort de notre réflexion dès lors, c’est que si on veut accéder à une liberté qui soit autre chose qu’un simple laisser-aller, il est nécessaire d’apprendre à être libre. Cette nécessité s’avère être double : d’une part, parce que manifestement, être libre ne va pas de soi, mais aussi parce qu’en définitive, il s’agit de devenir véritablement libre en désapprenant les fausses idées qu’on se fait à propos de la liberté. Reste que lorsqu’on demande s’il faut apprendre à être libre, on ne demande pas seulement s’il y a là une simple nécessité ; on demande aussi s’il s’agit d’un devoir. C’est cette dimension morale de la question posée que nous allons maintenant explorer.
3 – Y a-t-il un devoir moral d’apprendre à être libre ?
A – On ne peut agir bien que librement, c’est-à-dire en ayant la possibilité de mal agir.
Nous avons jusqu’à maintenant envisagé la liberté sous le seul angle individuel, comme si l’enjeu était la possibilité et la façon d’atteindre, soi-même, la liberté. Mais de fait, on passerait à côté de la nature de la liberté si on en faisait une question individuelle : de fait, parce que nous sommes humains, il est nécessaire de conjuguer la liberté des uns et celle des autres afin d’en faire une vertu collective. C’est ici que la liberté devient une question morale, car si l’être humain en reste à la simple liberté d’agir sur des coups de tête, ou selon ses pulsions, alors l’humanité court à sa perte car les caprices des uns vont heurter, parfois frontalement, les lubies des autres. Surtout, chacun agira de façon absolument aléatoire, aucun comportement ne sera plus cohérent et personne ne prendra plus ses responsabilités, rendant ainsi la vie collective impossible. Dès lors, si nous sommes bel et bien dangereusement dotés de libre-arbitre, c’est qu’il faut apprendre à gérer cette aptitude pour en faire quelque chose de bon. C’est là le rôle de l’éducation et des lois : cadrer le libre-arbitre pour qu’on choisisse de faire le bien, tout en ayant la possibilité de faire le mal. A vrai dire, ce qui importe, ce n’est pas de pouvoir faire n’importe quoi. Ce qui importe, ce n’est pas non plus d’être programmé pour faire le bien. L’important, c’est de faire le bien par choix, autrement dit en ayant la possibilité de faire le mal. Un être qui ne serait jamais tenté de faire le mal ne pourrait pas véritablement faire le bien, puisqu’il ne pourrait rien faire d’autre. Le défi moral consiste précisément à faire le bien alors qu’on pourrait très bien se comporter de façon immorale. Pour cela, il faut recevoir une éducation qui ne soit pas un dressage, afin d’être capable, au quotidien comme dans les circonstances exceptionnelles, de choisir librement de faire le bien. Pour cela, il faut le connaître, réfléchir à son sujet, méditer les questions morales. En somme, cultiver en soi les interrogations sur ce que c’est que faire le bien.
B – La morale exige l’autonomie
La qualité qui permet de déterminer par soi-même son action, c’est ce qu’on appelle l’autonomie. Or un penseur, parmi tous les autres, est parvenu à établir les conditions d’une telle qualité, et sa nécessité : Emmanuel Kant. S’il est connu pour avoir établi cette nécessité dans le domaine de la pensée, on peut tout à fait tirer de cette réflexion des éléments nous permettant de réfléchir à la nécessité d’être moralement autonome. Dans Qu’est-ce que les lumières ? Kant établit en effet un constat : l’homme a tendance à demeurer dans la minorité, c’est-à-dire dans la sujétion intellectuelle à ceux qu’il prend pour autorité, déléguant la réflexion à autrui pour n’en tirer que des conclusions qu’il ne peut pas juger, puisqu’il n’a pas lui-même réfléchi. Or vivre ainsi, c’est ne pas être pleinement humain, puisque ce qui caractérise l’homme, c’est précisément l’aptitude à la majorité, c’est-à-dire à une pensée autonome. Il faut « oser penser par soi-même ». On retrouve la même nécessité dans le programme que Kant fixe à son propre enseignement universitaire en 1765 : il y présente la philosophie comme une discipline essentiellement libre, au sens où précisément, on ne peut pas apprendre la philosophie elle-même : on ne peut apprendre qu’à philosopher. C’est précisément l’absence de contenu qu’on pourrait se contenter d’apprendre par cœur pour le restituer tel quel qui définit la philosophie comme une discipline nécessairement libre. Inversons la proposition : il est nécessaire d’être libre pour philosopher. Or ça n’a rien d’évident et c’est précisément cette liberté que l’enseignement de cette discipline doit apprendre. Si on y réfléchit un peu, il en va exactement de même pour l’apprentissage de la morale : seul un être libre peut, en effet, véritablement agir moralement, ses actes ne peuvent pas être définis par avance, ni par une nécessité matérielle stricte, ni par une contrainte morale ne lui laissant pas la possibilité de faire le mal.
C – Le devoir moral est, et nécessite, une éducation à la liberté
Mais Kant va plus loin encore, en considérant que seul l’acte pleinement moral est, aussi, absolument libre. A priori, ça ne semble pas tomber sous le sens, puisque nous avons tendance à considérer les exigences morales comme contraignantes. Mais une fois encore, une telle conception est un peu simpliste, et il faut apprendre à la dépasser. Tout d’abord, il faut comprendre que la morale ne définit pas une contrainte, mais un devoir. La différence, c’est que la contrainte est imposée de l’extérieur, sans faire l’objet d’une reconnaissance de notre part. Au contraire, le devoir est, lui, pleinement reconnu comme désignant ce qui vaut la peine d’être fait, même si le respecter peut occasionner de la peine, un effort. La contrainte ne laisse pas le choix, ou le diminue énormément (c’est le cas, par exemple, quand on agit sous la menace, ou dans le cadre de la torture) ; le devoir, lui, repose sur la persistance d’un choix. Maintenant, il faut aussi se demander quel intérêt il y a, pour Kant, à agir moralement. La réponse est simple : le seul intérêt qu’il y a à agir moralement, c’est d’agir moralement. En d’autres termes, il ne faut rien chercher de l’acte moral, en dehors du fait que c’est un acte moral. Disons-le encore autrement : agir moralement, c’est n’avoir pour seul motif d’agir que la volonté d’être fidèle au devoir moral. Mais si je n’ai aucun intérêt particulier à agir moralement, c’est donc que j’agis de façon absolument volontaire quand je le fais. Or, si l’acte libre est celui sur lequel ne pèse aucune autre nécessité que celle de ma stricte volonté, alors c’est quand j’agis par devoir que je suis véritablement libre. Là encore, cette proposition est simultanément si juste et si contre-intuitive qu’elle nécessite un apprentissage philosophique pour l’approcher et pour la vivre, et ce d’autant plus que, pour autant, le Bien n’est pas défini par une doctrine indiquant clairement quels actes on peut commettre, et lesquels sont interdits. Il est nécessaire d’agir librement pour faire le bien ; et quand on le fait, on agit nécessairement librement. Mais rien ne dit ce qu’il faut faire pour être sûr d’agir par devoir. C’est, décidément, une question d’autonomie.
Conclusion
Plus on creuse cette question, plus on met en évidence la relation paradoxale que nous entretenons avec la liberté. Ce paradoxe est dû au fait que nous sommes trois fois libres. Une première fois naturellement, parce que nous sommes dotés de libre-arbitre. Une deuxième fois parce que le libre-arbitre est pour nous un danger, et qu’il faut s’en protéger en l’apprivoisant comme on éduque une force sauvage fascinante, c’est-à-dire attirante par sa force, mais aussi effrayante par sa puissance. C’est précisément parce que nous sommes d’emblée libres, qu’il faut apprendre à l’être. De la même façon qu’on est naturellement faits pour marcher, et pourtant il faut apprendre à se déplacer sur nos deux jambes, cette disposition naturelle qui se trouve en l’homme, doit être éduquée afin qu’on devienne davantage humain. La nécessité d’apprendre à être libre est enfin une exigence morale : elle conditionne une bonne compréhension de celle-ci, qui permet de ne pas la confondre avec la contrainte qu’on ferait peser sur les autres et sur soi. Mais cette compréhension permet en retour d’apprendre, et comprendre, que c’est en agissant par devoir qu’on agit, aussi, par liberté. En somme, c’est parce qu’on est nécessairement libre qu’il est d’autant plus nécessaire d’apprendre à être libre, et ce d’une façon qui dépasse, finalement, toute leçon.
Toutes les illustrations sont extraites de l’incroyable film Everything, everywhere, all at once, réalisé par Daniel Scheinert et Daniel Kwan (aussi connus sous le nom commun The Daniels). On assiste dans ce film à une tentative d’accéder, dans le comportement des personnages et dans la structure même du film, à un libre-arbitre à ce point libré à lui-même qu’il en vient déjouer le fil narratif, donnant un titre de noblesse à ce que, d’habitude, on désignerait comme « un grand n’importe quoi ». Le film est, du coup, tout à fait indescriptible.
[1] Jean-Paul Sartre, L’Existentialisme est un humanisme