Le voir pour le croire ?

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Qu’est-ce que ça donne, une explication de texte quand on la développe vraiment ? Un texte qui suit linéairement l’extrait proposé, et tente de le mettre en perspective, et de montrer comment le philosophe qui en est l’auteur a fait en sorte de résoudre de façon singulière le problème auquel il se confronte. Ici, un texte de Kant qu’on avait déjà évoqué dans ce blog sans jamais développer tout à fait son explication. Si on comprend correctement la pensée kantienne, ici, on saura qu’il ne faut surtout pas croire cette explication sur parole et que le mieux est de la penser à son tour.

Lorsque, dans les matières qui se fondent sur l’expérience et le témoignage, nous bâtissons notre connaissance sur l’autorité d’autrui, nous ne nous rendons ainsi coupables d’aucun préjugé , car dans ce genre de choses puisque nous ne pouvons faire nous-mêmes l’expérience de tout ni le comprendre par notre propre intelligence, il faut bien que l’autorité de la personne soit le fondement de nos jugements. Mais lorsque nous faisons de l’autorité d’autrui le fondement de notre assentiment à l’égard de connaissances rationnelles, alors nous admettons ces connaissances comme simple préjugé. Car c’est de façon anonyme que valent les vérités rationnelles. Il ne s’agit pas alors de demander : qui a dit cela ? mais bien qu’a-t-il dit ? Peu importe si une connaissance à une noble origine, le penchant à suivre l’autorité des grands hommes n’en est pas moins très répandu tant à cause de la faiblesse des lumières personnelles que par désir d’imiter ce qui nous est présenté comme grand. 

Emmanuel Kant, Logique

Introduction

Dans l’Evangile selon Saint-Jean, alors que la nouvelle de la résurrection de Jésus se répand l’un de ses disciplines, Thomas, se montre incrédule : pour en avoir le cœur net, il veut non seulement voir Jésus en personne, mais aussi toucher ses plaies aux mains et à son côté. Ce faisant, il marque sa volonté, partagée par le plus grand nombre, de ne pas dépendre du témoignage d’autrui pour constituer sa propre connaissance, de peur d’être trompé. Au 18e siècle, dans un texte intitulé Logique, Emmanuel Kant se demande si une telle prudence est bien justifiée : ne confondrait-elle pas, en fait, deux types de savoirs distincts : la connaissance empirique d’une part, issue de l’expérience, et d’autre part la connaissance rationnelle, tirée de la réflexion abstraite ? Pour Kant, si la seconde réclame une stricte autonomie, la première implique en revanche qu’on s’en remette à autrui, pour la simple raison que, matériellement parlant, notre connaissance serait extrêmement réduite si on s’en tenait aux seules expériences qu’on peut faire soi-même. La thèse de cet extrait est donc celle-ci : la véritable autorité dont on dispose sur sa propre pensée, c’est l’autorité rationnelle, puisque rien n’empêche chacun de nous de réfléchir par soi-même. Ce serait donc toujours une faute de laisser quelqu’un d’autre le faire à notre place et de se soumettre à son jugement. Pour appuyer cette thèse, Kant précise tout d’abord la distinction fondamentale entre connaissances empiriques et connaissances rationnelles, pour montrer dans un troisième temps que c’est dans ce second domaine que doit s’exercer, avec une pleine autorité, notre jugement. En étudiant ce passage selon l’ordre qu’on vient d’exposer, nous verrons que l’autonomie de la raison est d’autant plus cruciale que c’est elle qui permet, en dernier ressort, de limiter la confiance accordée à autrui en matière de connaissances empiriques.

1 – La confiance nécessaire envers les connaissances empiriques

A – Les connaissances fondées sur l’expérience et le témoignage

Si le projet de Kant consiste ici à placer la connaissance sous l’autorité de l’intellect de chacun, il commence pourtant sa réflexion en montrant qu’il y a une exception à cette règle. En réalité, il s’agit moins de fragiliser sa thèse que de montrer dans quel domaine précis elle est valide. Kant est ici fidèle à son ambition « critique », consistant à toujours évaluer la limite et les conditions de possibilité des thèses qu’il énonce. La limite de notre propre autorité, ce sont les connaissances dont nous ne pouvons absolument pas être nous-mêmes la source. Kant les désigne ainsi : « les matières qui se fondent sur l’expérience et le témoignage » et, ce faisant, il introduit une distinction dans la vaste catégorie de ce qu’on pourrait appeler les connaissances « empiriques ». Celles-ci, parce qu’elles proviennent de l’expérience, sont en effet souvent conçues comme personnelles : c’est pour cette raison que Thomas, le disciple incrédule de Jésus, est souvent pris comme exemple d’un tel type de connaissance : parce qu’il veut savoir empiriquement que Jésus est ressuscité, il doit faire l’expérience de sa présence physique par lui-même. Par sa vue, et par son toucher. Il ne doit en somme y avoir aucun intermédiaire entre lui et le phénomène dont il veut être témoin. C’est là le propre de toute connaissance strictement empirique.

            B – On ne peut faire nous-mêmes l’expérience de tout

Mais Kant saisit ce qu’une telle conception de la connaissance pourrait avoir d’excessivement limité : « nous ne pouvons faire nous-mêmes l’expérience de tout ». Si, en effet, chaque chrétien devait se comporter comme le fait Thomas, le christianisme n’existerait pas : le principe même d’une religion consiste dans le fait que les fidèles accordent leur confiance aux premiers témoins de la Révélation, et n’exigent pas d’en avoir eux-mêmes la preuve. Mais, dira-t-on, il s’agit là de foi religieuse, et on sait que ce que Pascal appelle les « vérités du cœur » procède de principes particuliers, qui ne peuvent pas être universalisés à toutes les formes de connaissance. Mais il en va de même pour tout apprentissage empirique : l’enjeu de la connaissance consiste précisément à ouvrir les horizons de son savoir et de la compréhension du monde au-delà de l’expérience limitée qu’on peut en avoir. Nous sommes censés savoir ce qu’il y a « ailleurs » et « dans d’autres temps », sans quoi il s’agirait d’une connaissance autocentrée qui ne serait finalement valable que pour soi-même. L’autre enjeu, c’est celui du partage de la connaissance : ce que je sais de première main n’a de valeur qu’à la condition de pouvoir devenir un savoir commun, ce qui nécessite de le transmettre. Mais une telle transmission n’est possible que si les autres acceptent de me croire sur parole et que, symétriquement, je m’en remette à eux pour savoir ce dont je ne peux pas être témoin.

            C – L’autorité de l’auteur d’un témoignage

Ici, Kant est pragmatique : à la différence de Descartes qui est capable, dans son Discours de la Méthode, de pratiquer un doute carrément hyperbolique, rejetant comme incertaines les connaissances issues de l’expérience des autres mais aussi celles dont il est lui-même témoin, Kant reconnaît simplement que dans le domaine empirique, on n’a pas le choix : il faut s’en remettre à l’autorité d’autrui. Si « faire autorité » c’est être « l’auteur » de ce qu’on affirme (autorité et auteur ont une étymologie commune en latin), alors seul celui qui fait l’expérience d’un phénomène peut parler de ce phénomène pour le faire connaître aux autres. Et après tout, il est effectivement bel et bien le seul à pouvoir le faire. Dès lors, de deux choses l’une : soit on veut faire preuve d’une prudence absolue, et finalement on ne saura rien du tout. Descartes le montre clairement : si on tente de douter de tout, on parvient à le faire effectivement à la seule exception de cette affirmation : « Je pense, donc je suis ». Ainsi, la méfiance généralisée mène au bord de ce précipice que serait le pur scepticisme. Soit on accepte, pour ce type de connaissances, de baisser un peu sa garde et de prendre le risque d’être trompé. Alors, en profitant de l’intelligence d’autrui, il est possible d’acquérir quelques connaissances. Cette dernière précision donnée par Kant est importante : aucun savoir n’est purement issu de l’expérience. Tout témoignage implique l’intelligence du témoin. Et recueillir ce témoignage, c’est dès lors se placer sous l’autorité de ce témoin, comprendre son point de vue, et l’accepter. Une telle attitude est parfois absolument nécessaire. Ainsi, dans le difficile dialogue entre femmes et hommes, il y a un seuil au-delà duquel chacun se doit d’entendre véritablement l’autre, y compris dans le récit de ce qu’on ne peut pas vivre soi-même : un homme ne peut pas vivre l’accouchement ou certains types d’agression, pas plus qu’il ne peut savoir ce qu’est, pour une femme, l’expérience de la sexualité. Néanmoins, il peut et sans doute même il doit faire l’effort d’écouter et accueillir la parole des femmes, et entrer dans l’intelligence de cette parole s’il veut approcher, autant que possible, la singularité de l’expérience féminine. Et sans doute faut-il parvenir à construire, aussi, un discours admissible qui puisse permettre d’inviter les femmes à entrer dans l’expérience nécessairement indirecte de ce que c’est qu’être un homme.

Transition

Ainsi, même si écouter un témoignage consiste à apprendre une connaissance « déjà jugée » et donc pré-jugée, on ne peut pas en faire le reproche à celui qui la reçoit : à strictement parler on n’a pas le choix car délaisser une telle réception, ce serait refuser une part nécessaire de ce que les générations se transmettent, de ce que des étrangers peuvent partager, de ce qui permet l’ouverture à l’altérité. Il faut donc reconnaître l’autorité de ceux dont le corps a pu faire une expérience qu’on n’a pas pu soi-même faire. Mais cette concession n’aurait pas de sens s’il s’agissait d’abandonner toute responsabilité intellectuelle dans l’apprentissage de la connaissance, et Kant va dans un deuxième temps mettre en avant cette part que chacun doit prendre dans la connaissance, dès lors que celle-ci implique d’être validée par l’usage de la Raison.

2 – La nécessaire autonomie de la pensée face aux connaissances rationnelles

            A – « Le bon sens est la chose la mieux partagée du monde »

Si nous avons besoin du corps des autres pour collecter des connaissances empiriques, il y a un domaine dans lequel nous atteignons une pleine et entière autonomie, c’est ce que Kant appelle les « connaissances rationnelles ». La raison en est simple : si notre capacité d’expérimentation est individuellement très limitée, nous sommes en revanche dotés de la même capacité de raisonnement que n’importe qui d’autre. Comme Descartes le dit dès les premiers mots de son Discours de la Méthode : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». On doit pouvoir reconnaître la présence de la raison chez un être humain au fait qu’il ne se contente pas de répéter des jugements tout faits : s’il en répète certains, c’est qu’il les a en fait pensés, réfléchis, mis à l’épreuve ; mais surtout, il est capable d’en émettre de nouveaux, dont il est pleinement l’auteur. Dans le fameux opuscule intitulé Qu’est-ce que les Lumières, Kant appelle « majorité » le fait d’être ainsi affranchi de toute forme de tutelle intellectuelle, d’être non seulement capable de penser par soi-même, mais aussi d’oser le faire. Car l’aptitude, tout le monde en est doté. Le passage à l’acte, lui, réclame un certain courage.

            B – Les mathématiques, modèle de la connaissance rationnelle

Penser par soi-même, c’est en effet une expérience similaire au fait de faire du vélo sans les petites roues qui assurent artificiellement l’équilibre de la bicyclette et de l’apprenti cycliste. L’exemple parfait d’une telle autonomie se trouve dans la pratique des mathématiques : dans cette discipline, il n’y aurait aucun sens à apprendre par cœur des suites de développements d’équations effectuées par quelqu’un d’autre, car si on a compris le lien logique qui se trouve entre les propositions qui forment un raisonnement, il suffit de disposer du premier jugement pour pouvoir reconstituer, de fil en aiguille, la démonstration dans sa totalité. A ce moment précis, on pense par soi-même, tout en pensant comme n’importe qui d’autre. L’important, dès lors, ce n’est pas tant de savoir quelque chose, mais de savoir pourquoi ce qu’on sait est vrai, ce qui implique d’avoir mené par soi-même le raisonnement qui mène à telle conclusion plutôt qu’à telle autre. Au 18e siècle, Kant aurait pu se soumettre à l’autorité de cet autre immense penseur que fut Descartes, un siècle plus tôt. Pourtant, et malgré le caractère apparemment très efficace des démonstrations cartésiennes de l’existence de Dieu, Kant est connu pour avoir pris la précaution de vérifier, étape par étape, la validité du raisonnement de son prédécesseur, ce qui lui a permis de montrer la faille majeure qui s’y trouve : l’existence n’est pas une qualité abstraite, mais un état que seule l’expérience peut constater. Aussi respectueux qu’on soit pour nos ancêtres, le meilleur respect qu’on peut avoir envers eux consiste à penser autant qu’ils le firent eux-mêmes, au point de remettre en question, si besoin est, leur enseignement. Eux-mêmes ne s’en étaient pas privés en leur temps.

            C – La nécessaire autonomie dans l’usage de la raison

La conséquence de cette autonomie, paradoxalement, est l’anonymat des connaissances auxquelles elle aboutit. Ce point peut paraître étrange dans la mesure où, en mathématiques, les outils de raisonnement les plus efficaces portent le nom de ceux qui les ont établis les premiers. Ainsi, le théorème de Pythagore est tout sauf anonyme. Mais c’est pourtant, d’après Kant, la règle de l’anonymat qui prévaut pour une telle connaissance. Ce théorème ne tire pas sa vérité du fait que ce soit un illustre mathématicien qui en soit l’auteur, et à strictement parler on pourrait tout à fait ne pas savoir qui l’a formulé le premier : chacun est le seul juge légitime de sa vérité, car chacun est capable de formuler par lui-même le raisonnement qui mène à un tel jugement. Pythagore devient dès lors le nom du raisonnement lui-même, plus que celui de l’homme illustre qui l’a formulé le premier. Dès lors, si dans les connaissances empiriques il était nécessaire de s’en remettre à l’autorité de ceux qui ont été témoins de ce qu’on n’a soi-même pas vu, dans la sphère des connaissances rationnelles, il est nécessaire de ne pas déléguer à qui que ce soit la responsabilité de penser, que ce soit par facilité ou par modestie : si on a les moyens de vérifier un jugement par soi-même, alors on tombe dans le préjugé (et ici le mot est bel et bien utilisé selon son sens péjoratif) quand on ne fait pas cet effort.

Transition

Ainsi d’après Kant la soumission à l’autorité d’autrui est toujours une faute quand il s’agit de laisser quelqu’un d’autre, aussi prestigieux soit-il, penser à sa place. Il renouvelle ici un thème déjà parcouru par Socrate dans l’antiquité, quand il ridiculisait la tendance, chez ses concitoyens, à gober sans aucun esprit critique l’enseignement des sophistes alors même que ceux-ci n’étaient jamais vraiment désintéressés dans leur façon d’enseigner. Mais au-delà d’un simple plaidoyer pour l’indépendance de la pensée individuelle, on peut tirer de cet extrait de Kant une réflexion plus approfondie sur le double ressort qui anime les sciences expérimentales et la réflexion en général.

3 – Ce que ce texte nous apprend sur la démarche scientifique

            A – Le progrès scientifique est l’œuvre des disciples indisciplinés

En effet, en lisant Kant, on comprend mieux ce que peut être une communauté scientifique. Qu’il y ait, dans ce domaine, des phénomènes de soumission à l’autorité des plus grands noms, ça va de soi. Pourtant, l’histoire des sciences n’avance jamais autant que lorsque des chercheurs se permettent de ne pas considérer les connaissances et ceux qui les ont formulées les premiers comme sacrés. Ainsi, Einstein ose déboulonner les fondations même de la physique galiléenne : l’homogénéité et l’uniformité de l’espace et du temps : tout en respectant ses illustres prédécesseurs, Galilée et Newton en particulier, il ose construire une pensée qui diverge de leur enseignement, et fonde dès lors une nouvelle théorie : la physique relativiste (en opposition à la physique qu’on pourrait appeler « absolutiste » de ses prédécesseurs). Si Einstein a permis à la connaissance scientifique de faire un bond sans précédent, c’est parce qu’il a osé penser par lui-même et ne pas être un simple disciple parmi d’autres. Quand Niels Bohr et Werner Heisenberg jetèrent les bases de la physique quantique, ils se comportèrent avec la même autonomie vis-à-vis d’Einstein lui-même.

            B – Le rôle de l’expérimentation dans le développement des sciences

Il n’est pas étonnant que ce soit au 20e siècle, qu’on ait pu assister à de véritables révolutions scientifiques : les physiciens utilisaient alors pleinement les outils mathématiques dont ils disposaient et les physiques relativiste et quantique sont nées devant un tableau noir sur lequel on formulait des équations plutôt qu’en laboratoire, ce qui a facilité l’autonomie de ceux qui en furent les auteurs. Néanmoins, parce qu’il s’agissait tout de même de sciences physiques, il fallait bien que, comme avant, un dialogue soit tissé entre ce travail théorique, et une phase d’expérimentation concrète, en laboratoire. Ce nécessaire passage en laboratoire confirme la validité de la distinction opérée par Kant, entre les connaissances empiriques et rationnelles. La Raison produit des théories que tout le monde est capable de comprendre par soi-même. Certes, il va être difficile de suivre Einstein et Planck dans leurs démonstrations mathématiques, mais à strictement parler, c’est davantage lié aux « faiblesses de nos lumières » ou, pour le dire plus simplement, au fait que nous sommes un peu nuls en mathématiques, qu’à la nature même des connaissances qu’ils ont établies. Mais on devine que les expérimentations liées à ces théories sont, elles, absolument inaccessibles au commun des mortels : quand il faut un accélérateur de particules de 27 km de circonférence pour tenter de repérer des particules qui ne sont jusque-là que des hypothèses, il est bien nécessaire qu’on fasse confiance aux scientifiques qui mettent en œuvre de tels protocoles expérimentaux. Il y a donc bien, dans ces sciences physiques qui sont le modèle des autres sciences en matière de dialectique expérimentale (c’est-à-dire de dialogue constant entre les démarches rationnelles et empiriques), une nécessaire acceptation de l’autorité des laborantins, dont on peut comprendre la démarche, sans pouvoir la mettre en œuvre par soi-même.

  C – C’est la raison qui valide, aussi, les connaissances empiriques

Pour autant, il ne s’agit pas d’une soumission à une autorité qui, elle-même, échapperait à toute critique car à y bien réfléchir ce n’est jamais naïvement qu’on s’en remet au témoignage de ceux sur les épaules desquels repose la part empirique de la connaissance. Ainsi, lorsque Blaise Pascal rend compte des expérimentations menées dans le Puy-de-Dôme par son beau-frère, visant à valider ses hypothèses sur la pression atmosphérique et l’existence du vide, son témoignage est repris et critiqué par des générations et des générations d’observateurs critiques qui vont jusqu’à se demander si ces expérimentations ont vraiment eu lieu (on peut douter, par exemple, de l’aptitude des maîtres verriers du 17e siècle à produire des tubes à essai suffisamment longs pour mener de telles expérimentations), ce qui n’empêche pas chacun de reconnaître que même si elles étaient partiellement irréalisables, elles étaient tout de même rudement bien pensées. De la même façon, en histoire, il ne s’agit de prendre pour argent comptant le premier témoignage venu : les documents et les récits sont confrontés les uns aux autres, interpolés, comparés ; chaque incohérence est étudiée, approfondie, suscitant du doute plutôt que de l’adhésion automatique. En dernier ressort, donc, c’est bien la raison qui légitime toute forme d’adhésion : comparer, traquer les incohérences, vérifier et interpoler sont des démarches rationnelles appliquées aux observations empiriques et à leurs auteurs. Et puisqu’elles relèvent de l’usage de la raison, chacun est parfaitement apte à les mener ; on serait donc « coupable de préjugé » si on s’abstenait de soumettre les témoignages (ceux des autres, mais aussi ceux qu’on effectue soi-même) à l’examen critique.

Conclusion

Finalement, Thomas avait-il raison d’être à ce point méfiant envers le témoignage des disciples qui disaient avoir assisté à la résurrection de Jésus ? A strictement parler, si sa méfiance avait témoigné de sa volonté de demeurer rationnel face à une nouvelle qui défiait la raison, on aurait pu considérer son attitude comme méthodique. Mais quand il exprime sa volonté de mener par lui-même l’expérimentation lui permettant de valider cette information, il montre qu’au-delà de la confusion entre la croyance et le savoir, il confond aussi la connaissance empirique avec la réflexion qu’on peut mener par soi-même. De façon plus générale, en rationalisant le rapport qu’on est censé entretenir avec l’autorité intellectuelle, Kant affranchit chacun de l’autoritarisme induit par les hiérarchies intellectuelles. En science, il ne devrait y avoir ni maître, ni disciple, mais une communauté de chercheurs. Enfin, comme tout texte émancipateur, cet extrait de la Logique de Kant place chacun devant ses propres responsabilités :  il est tout aussi absurde d’accepter sans la comprendre une théorie scientifique, que de refuser toute théorie scientifique sous prétexte qu’un influenceur séduisant, autodésigné par son nombre d’abonnés comme « grand », nous en a donné la consigne. Les seules autorités dignes de confiance sont celles qui acceptent par avance d’être remises en question. En dernier ressort, on est seul responsable des connaissances auxquelles on adhère.


Illustrations :

Le Caravage, L’Incrédulité de Saint Thomas (1601-2)

Brian de Palma, Snake Eyes (1998). Quand un assassinat est filmé par une multitude de caméras, et qu’on pense avoir tout vu.

Le bureau d’Albert Einstein, photographié le jour de sa mort, le 18 avril 1955 ; et quelques équations sur le tableau noir, orphelines.

Peter Weir, The Truman Show (1998). Quand un homme s’endort dans un univers dont il est le seul au monde à croire qu’il est fiable.

Kathryn Bigelow, Zero Dark Thirty (2013). Les images infrarouge de l’attaque de la planque d’Oussama Ben Laden, vues à distance par Maya, nouvelle recrue du FBI qui offre un regard décentré sur la traque de cet homme qu’on ne peut approcher que via ce qu’on appelle le « renseignement ».

Kathryn Bigelow, Zero Dark Thirty (2013).Maya (Jessica Chastain) qui ne peut y croire qu’en fermant les yeux

Et ci-dessous, le portrait dédoublé de Maya (Jessica Chastain toujours), sur fond d’Amérique.

Pour lire cette explication de texte hors-ligne :

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