Laisser le tonnerre gronder dans ses pensées

In Aristote, Auteurs, Etudes de textes, Sujets traités, Vérité
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« C’est, en effet, l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l’esprit ; puis, s’avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Étoiles, enfin la genèse de l’Univers. Or apercevoir une difficulté et s’étonner, c’est reconnaître sa propre ignorance (c’est pourquoi même l’amour des mythes est, en quelque manière amour de la Sagesse, car le mythe est un assemblage de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à l’ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, c’est qu’évidemment ils poursuivaient le savoir en vue de la seule connaissance et non pour une fin utilitaire. Et ce qui s’est passé en réalité en fournit la preuve : presque toutes les nécessités de la vie, et les choses qui intéressent son bien-être et son agrément avaient reçu satisfaction, quand on commença à rechercher une discipline de ce genre. Je conclus que, manifestement, nous n’avons en vue, dans notre recherche, aucun intérêt étranger. Mais, de même que nous appelons libre celui qui est à lui-même sa fin et n’existe pas pour un autre, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit une discipline libérale, puisque seule elle est à elle-même sa propre fin. »

Métaphysique A, 2, 982 b 10, trad. J. Tricot, Vrin.

Introduction

Pourquoi est-il si important de chercher une connaissance vraie ? Après tout, les imbéciles heureux semblent très bien supporter leur sort et de façon générale, on s’accorde à dire que sur de nombreux sujets, moins on en sait, et mieux on se porte. Pourtant, chacun reconnaîtra aussi que dans la vie quotidienne il est préférable de savoir deux trois choses, qu’on prépare mieux les œufs à la coque et les œufs durs quand on n’en confond pas les temps de cuisson, qu’on se déplace mieux d’un bout à l’autre de la planète si on sait que, précisément, la planète est ronde, et qu’elle n’a pas de « bouts ». C’est là le point de départ de la réflexion d’Aristote dans cet extrait de sa Métaphysique : c’est tout d’abord pour des raisons pratiques que nous cherchons à combler notre ignorance. Mais c’est ici que débute le véritable problème auquel il essaie d’apporter une réponse ; pourquoi continue-t-on à chercher la vérité, y compris dans des domaines dénués de toute forme d’intérêt pratique ? La thèse étonnante qu’il soutient, c’est que c’est précisément quand l’étonnement invite à des recherches inutiles que la quête de la vérité est la plus pure, parce qu’elle est aussi la plus libre. Pour mettre en évidence cette liberté essentielle aux sciences pures, comme la philosophie par exemple, il retrace tout d’abord le cheminement historique de la recherche de la vérité, pour mettre en évidence le fait que l’étonnement porte tout d’abord sur des questions pratiques, pour pouvoir ensuite montrer que, une fois ces questions résolues, l’esprit humain s’est mis en quête de connaissances de plus en plus éloignées de toute application concrète en s’intéressant à des questions tout à fait abstraites, comme on le fait en philosophie. Mais ce qu’Aristote cherche à montrer dans le fond, c’est que c’est la pratique pure de ces disciplines qui est la garantie de leur liberté. Bien que placée en toute fin de cet extrait, nous verrons que la liberté constitue en fait son élément central, ce à quoi tout le reste de la démarche d’Aristote cherche à mener. Pour y parvenir, nous procéderons à l’étude de ce texte selon les trois parties que nous avons mises en évidence

1 – L’étonnement : dénominateur commun de toute recherche de connaissance

A – Reconnaître une difficulté

L’histoire de la pensée est aussi celle de l’étonnement. C’est ce qu’Aristote s’attache à montrer tout d’abord dans cet extrait. L’étonnement est le signe qu’on ne comprend pas quelque chose, et que la pensée se trouve devant un obstacle qu’elle va dès lors chercher à franchir. Des questionnements les plus simples aux spéculations les plus approfondies, Aristote observe une première étincelle commune : « apercevoir une difficulté » c’est-à-dire constater qu’on ignore quelque chose, et que cette ignorance empêche d’avancer, que ce soit dans l’action ou dans la réflexion. S’étonner, c’est étymologiquement être comme frappé par la foudre, pris en flagrant délit d’ignorance à l’instant même où il faudrait savoir. Ménon, dans le dialogue de Platon qui porte son nom, constate ceci à propos de Socrate : en dialoguant avec lui on a soudain l’impression d’avoir été frappé par un poisson-torpille, cette raie qui électrocute ses proies. A son contact, on se rend compte que ce qu’on croyait savoir, on ne le savait pas vraiment, ou on le savait mal.

B – L’étonnement, origine de toute forme de questionnement

Mais ce que le texte d’Aristote a d’intéressant, c’est qu’il n’isole pas la réflexion philosophique des autres formes de questionnement. D’ailleurs, les questions philosophiques ne sont pas les premières à venir à l’esprit, ni personnellement, ni à l’échelle de l’humanité. La vie quotidienne se charge de nous occuper l’esprit, et de façon bien plus urgente : l’existence humaine tient à des exigences vitales que la nature ne peut pas satisfaire immédiatement. Pour vivre, l’humanité doit résoudre une quantité phénoménale de problèmes tout à fait concrets qui ont mobilisé son intelligence pendant des millénaires : calmer la faim sans s’empoisonner, se réchauffer sans mettre le feu à l’abri qu’on s’est construit, faire connaissance avec des semblables sans s’entretuer, autant de défis premiers auxquels l’humanité a dû se confronter pour parvenir à survivre jusqu’à présent. Aujourd’hui encore, le quotidien n’est pas assuré : comment finir le mois sans recevoir des messages menaçant de sa banque ? Où vivre ? Comment rester en bonne santé ? Où se situer dans le vaste éventail de représentation des genres ? Comment bien se comporter sans se faire perpétuellement avoir ? On se surprend même à consulter des sites pour apprendre à survivre à un éventuel cataclysme nucléaire, au cas où, on ne sait jamais…

C – L’ignorance est un état dont il est salutaire de prendre conscience

« On ne sait jamais », ce pourrait être un bon résumé de ce que ressent l’être humain observant l’univers dans lequel il doit mener son existence. L’humanité tout entière ne s’y retrouve pas davantage : elle est marquée par ses incertitudes, perdue dans l’océan d’ignorance sur lequel elle flotte. Pascal Quignard, dans son livre La Nuit sexuelle, décrit ainsi la trajectoire suivie par chaque être humain : nous allons de la nuit de notre conception à celle de notre mort. De notre origine et de notre achèvement nous ne saurons rien. C’est cette ignorance tellement vaste qu’elle va des questions quotidiennes les plus concrètes aux interrogations métaphysiques et existentielles les plus élevées, qu’Aristote éclaire dans la première partie de son texte. Et l’intérêt essentiel de cet étonnement réside en ceci : il permet de « reconnaître sa propre ignorance ». Et s’il évoque ici les mythes, c’est précisément parce qu’ils furent la première forme organisée de réponse à cet univers de questions dans lequel l’humanité évolue : pourquoi sommes-nous attirés les uns par les autres ? D’où vient la nécessité de travailler ? Comment c’est, après la mort ? Et l’univers, il vient d’où ? Et les dieux dans tout ça ? Les mythes sont intéressants moins pour les réponses qu’ils donnent que pour le témoignage qu’ils offrent des interrogations dont étaient porteurs les humains de l’antiquité, tout comme nous partageons davantage les inquiétudes de nos très lointains ancêtres, auteurs des peintures rupestres dont nous sommes les héritiers, que les réponses qu’ils avaient en tête en leur propre temps.

Transition

Ainsi, dans ce passage de la Métaphysique, au commencement était l’étonnement, le saisissement dont on est pris quand on se rend compte qu’on ne s’en sort plus, qu’on est perdu et qu’il est nécessaire de se mettre en quête de connaissances. Et c’est manifestement ce questionnement qui intéresse Aristote, plutôt que les réponses qu’on peut lui apporter. En ceci, il est le digne héritier du duo Socrate-Platon, qui avaient fait du questionnement une méthode, et de l’ignorance une revendication dont on verra plus loin qu’elle peut être considérée comme une garantie d’honnêteté. Mais ce qu’Aristote veut établir maintenant, c’est une distinction entre deux formes d’interrogations : l’une est d’ordre pratique ; l’autre, plus élevée, vise des questionnements plus abstraits. Et n’oublions pas que la question, ici, est d’établir pourquoi, une fois les premières satisfaites, on a persisté à se poser des questions sur des sujets apparemment secondaires, puisqu’ils ne relevaient ni de la survie ni de l’amélioration concrète de nos existences.

2 – La distinction entre le besoin de connaissance, et le désir de vérité.

A – Les premières nécessités de la vie

Si ce texte évoque en premier lieu les « spéculations philosophiques », ce n’est en réalité que dans un second temps qu’il s’y intéresse vraiment, tout comme elles n’ont pas eu, historiquement, la première place car l’étonnement visait tout d’abord les « difficultés qui se présentaient les premières à l’esprit ». On comprend qu’il s’agit des questionnements concernant la vie quotidienne. A l’école, il s’agit de ce qu’on appelle les enseignements « pratiques », ceux qui relèvent plus d’un savoir-faire que d’un savoir. Il s’agit là d’un type de connaissance qui vise avant tout une fin utilitaire. Il suffit de regarder un épisode de Koh Lanta pour le comprendre : survivre nécessite quelques savoirs fondamentaux qui ne relèvent même pas de l’aptitude à la lecture ou au calcul. Se protéger du froid, choisir correctement sa nourriture, parvenir à la conserver pour les mois les plus froids, économiser ses forces, se soigner quand il le faut, ce sont autant d’aptitudes dont les animaux disposent par instinct, qui font pourtant défaut à l’homme qui doit, lui, trouver des solutions pour combler ses manques naturels. Qu’il le veuille ou non, l’homme doit accéder à ces connaissances techniques, en les apprenant si elles existent déjà, en les créant si elles n’ont pas encore été découvertes.

B – Distinction entre savoir allumer un feu et savoir ce qu’est le feu

La Guerre du feu de Jean-Jacques Annaud met en scène une telle inquiétude face à l’élément fondamental de toute technique : le feu. Ne sachant que très mal l’allumer, tout l’enjeu du film consiste à le conserver, à l’alimenter correctement pour ne surtout pas le perdre, au point de devenir la motivation principale d’une vie humaine. A strictement parler, il ne s’agit là que d’un savoir-faire qui se passe parfaitement de toute connaissance théorique : il faudra attendre des centaines de milliers d’années pour que l’humanité connaisse l’oxygène et comprenne ce qu’est vraiment le feu. Les « nécessités de la vie » et la quête de bien être se passent parfaitement de la maîtrise théorique. Ce qui importe, c’est que « ça marche ». Et si Agamemnon constate qu’en sacrifiant sa fille, Iphigénie, les vents soufflent enfin de façon à pousser ses troupes vers Troie, alors peu importe qu’il n’y ait aucun lien mécanique entre l’infanticide et le phénomène météorologique : l’action est suivie de ce qui est considéré comme un effet, et c’est tout ce qui compte. La survivance d’une telle attitude se trouve dans la superstition, qui attribue elle aussi à certains gestes des effets systématiques sans aucun fondement théorique. C’est ainsi que le courant pragmatiste réduit la vérité à l’efficacité : est vrai ce qui donne satisfaction. Dès lors, si on n’a pas besoin d’aller aux antipodes et que nos déplacements se cantonnent à l’espace d’un département, il n’est pas indispensable de savoir que la Terre est ronde. On n’aura besoin de cette connaissance que dans la perspective de projets techniques à plus large échelle (un voyage en Australie, une exploration des pôles, la conquête spatiale…). Nos ancêtres grecs avaient constaté que les phares, dans les ports, étaient plus efficaces quand on les perchait loin du sol et qu’il valait mieux placer la vigie en haut du mat. Mais ils ne théorisaient pas pour autant la nécessité pour la Terre d’être ronde, quand bien même ce phénomène d’amélioration de la vue en jouant sur l’altitude n’est explicable que sur une surface qui n’est pas plane. Ils en restaient sur ce point à une connaissance pratique, qui leur donnait satisfaction tant qu’elle leur permettait de naviguer efficacement.

C – Chercher au-delà du nécessaire

Mais ce qui est intéressant, justement, c’est que tout en sachant allumer un feu et l’alimenter, on ait tout de même continué, au long des siècles, à étudier ce phénomène, à établir à son sujet des hypothèses, issues du travail de spéculation qu’évoquait Aristote au début de ce passage. Au 17e siècle par exemple on recourait à la théorie du phlogistique pour expliquer la combustion des matériaux. Il ne s’agissait pas de gagner en efficacité, ni même de produire des feux plus puissants mais avant tout de comprendre le phénomène en profondeur, au-delà de l’usage qu’on peut en faire. Le tableau de Rembrandt, Le Philosophe en méditation, illustre bien la distinction entre ce qui relève du besoin de connaissance, et ce qui s’apparente plutôt à un désir de vérité : à droite, dans l’ombre, se tient un personnage courbé vers la cheminée, qui s’attache à allumer ou entretenir le feu. Il s’agit là de produire une chaleur nécessaire, puisqu’elle conditionne le fait que le lieu soit vivable. Mais plus en arrière, dans la partie gauche du tableau se tient un scientifique, assis à son bureau à côté de la fenêtre depuis laquelle il reçoit la lumière du soleil. Cet homme, sans doute connaisseur en astronomie, ne fait concrètement rien, mais il entretient la connaissance d’un point de vue strictement théorique.

Transition

On a besoin de feu, et peu importe la théorie du moment qu’on arrive à l’allumer et à le maintenir. La connaissance plus approfondie, elle, ne constitue pas un besoin, elle relève plutôt d’un désir qu’il n’est ni urgent, ni même peut-être possible de satisfaire.  A priori, cette connaissance théorique semble donc être un peu inutile, mais c’est justement sa gratuité qui, pour Aristote, constituera la garantie de son honnêteté. Et pour le montrer, il va recourir au concept de liberté, central dans la dernière partie du texte.

3 – La recherche pure de la vérité, parce qu’elle est inutile, est aussi libre.

A – La satisfaction des besoins est un critère pragmatiste d’évaluation de la connaissance.

L’usage qu’Aristote fait du vocabulaire philosophique est, dans ce texte, un indicateur puissant : s’opposent en effet deux directions lors des deux étapes majeures du texte : tout d’abord la « nécessité », qui concerne toutes les connaissances dont l’homme a besoin pour assurer sa survie et, même, un certain confort de vie. Philosophiquement, la nécessité désigne le caractère de ce qui ne peut pas être ou ne pas être, de ce qui ne peut pas non plus être différemment de ce qu’il est. Ainsi, les lois de la physique relèvent de la nécessité, au sens où il est impossible de ne pas leur obéir. A strictement parler, ces connaissances ne sont pas libres, au sens où elles sont soumises à l’efficacité. Dès lors, conformément à la thèse pragmatiste, ce qui permet d’évaluer les connaissances pratiques, c’est leur efficacité brute : si ça marche, alors on admettra cette connaissance comme valable. En ce sens, l’exorcisme a longtemps validé les convictions religieuses qui accompagnaient et justifiaient cette pratique. De même, les tests ordaliques, qui mesuraient l’innocence morale d’une personne via des épreuves physiques (la résistance au feu, ou à la noyade par exemple) étaient considérés comme valides puisqu’on les considérait comme efficaces dans la révélation de la sorcellerie et des maléfices.

B – Les connaissances nécessaires sont esclaves de ce à quoi elles servent

Mais ce type de connaissance ne peut pas être considéré comme libre puisqu’il est soumis à l’efficacité des pratiques qu’il autorise. Ainsi, on privilégiera la connaissance qui donne le plus immédiatement satisfaction. On a déjà montré ce que ça peut donner en termes de géographie. Mais c’est aussi de cette façon que la connaissance se soumet aux exigences diverses : idéologiques, ou économiques. Ainsi, en médecine, avoir comme boussole la rentabilité économique, c’est privilégier les recherches médicales permettant le plus de profit, et délaisser dès lors les maladies orphelines ou les épidémies touchant les pays les plus pauvres. De même, idéologiquement, on peut refuser les connaissances en biologie ou en astrophysiques parce qu’elles semblent contredire certains dogmes religieux. Dès lors, on privilégiera l’affirmation que les dinosaures n’ont jamais existé afin de ne pas avoir à valider la théorie de l’évolution et de permettre à un récit créationniste de s’imposer, conformément aux choix religieux de certains. Les discours discriminants, tels que le racisme ou la misogynie ont avant tout pour projet de permettre de maintenir des inégalités qui arrangent certains. Au 21e siècle, le concept de fake-news sert généralement à discréditer des informations avant tout parce qu’elles ne confirment pas le récit constitué par ceux qui ont l’autorité institutionnelle et médiatique de désigner ce qui est vrai, et ce qui ne l’est pas. L’intérêt qu’ont ces autorités dans cette désignation les rend suspectes de malhonnêteté. Parce qu’ici la validation d’une connaissance dépend de facteurs extérieurs à cette connaissance elle-même, celle-ci est assujettie à cet intérêt extérieur, et ne peut donc pas prétendre être libre, ce qui remet en question sa validité.

C – La quête purement théorique de la vérité garantit sa totale liberté

Dès lors, si on veut établir une recherche libre de la vérité, il faut la débarrasser de toute attente préalable, de toute forme d’efficacité, et même de satisfaction préconçue. La fin de cet extrait est un bel exercice de définition de la liberté : est libre celui qui œuvre pour lui-même et non pour l’intérêt d’autre chose que lui-même. Ainsi, l’esclave n’est pas libre puisqu’il travaille dans l’intérêt de son maître. De même, une discipline ayant pour objectif de rechercher la connaissance ne peut être pratiquée librement qu’à la condition de ne pas chercher à mettre cette connaissance au service d’autre chose qu’elle-même. Ainsi, la recherche qui est motivée par la technique est toujours un peu esclave de la mise en pratique de ses propres spéculations : il faut que ce soit efficace, rentable, performant. C’est pour cette raison qu’Aristote considère la philosophie comme le modèle d’une recherche libre de la connaissance : ne servant strictement à rien, elle n’est au service d’aucun autre intérêt qu’elle-même. En réalité, on pourrait étendre cette qualité à d’autres disciplines : l’art, la recherche fondamentale en science, le sport, l’amour même, autant de pratiques qui ne visent aucun intérêt autre qu’elles-mêmes, parfaitement libres dès-lors tant qu’elles ne sont pas soumises à d’autres objectifs (la rentabilité économique, le succès, la victoire, la renommée, la conjugalité…). La philosophie peut perdre cette liberté dès lors qu’elle se met au service d’autres intérêts que la recherche de la sagesse : c’est ce que reproche Socrate aux sophistes : ils se vendent aux intérêts politiques et économiques. De même aujourd’hui, quand un philosophe se met au service d’autres intérêts que la philosophie elle-même, il compromet l’ensemble de la discipline en faisant d’elle la servante d’autres maîtres, qui soumettent la connaissance à leurs propres exigences. Ainsi, bien que l’origine des disciplines libres soient la même que celles qui visent un intérêt pratique, l’étonnement demeurant leur point commun, les unes et les autres divergent parce que la nature du lien qu’elles entretiennent avec la connaissance est radicalement différent : les unes ont besoin d’accéder à un savoir qui sera ensuite réinvesti dans une mise en pratique nécessaire. Les autres sont moins pressées, puisque les connaissances qu’elles cherchent ne sont pas nécessaires, pas plus que ne le sont les œuvres d’art ou les relations amoureuses. Elles n’ont pas d’objectif prédéfini, pas de critères d’évaluation, elles peuvent prendre leur temps, elles peuvent même se permettre de ne pas aboutir. Aristote légitime ici le nom même qu’on donne à cette discipline : la philosophie n’est pas la possession de la sagesse mais l’amour de celle-ci. La quête qu’elle met en œuvre, elle ne prétend pas en atteindre l’objectif. Paradoxalement, mais de façon tout à fait cohérente ici, c’est l’inutilité de la philosophie qui est la garantie de son honnêteté et de son juste rapport à la vérité.

Conclusion

A la façon dont, lors de son propre procès, Socrate se définissait lui-même comme philosophe avant tout parce que ce qu’il savait le plus pertinemment, c’est qu’il ne savait rien, Aristote fonde ici le rapport le plus juste à la connaissance sur la conscience qu’on est tout d’abord ignorant, ce qui provoque la recherche de cette connaissance dont on manque. Mais l’apport de ce texte, c’est de distinguer deux ordres de recherche. L’un est marqué par la nécessité, et engendre des connaissances pratiques, qui sont dès lors validées par leur efficacité. Si c’était le seul type de connaissance, on pourrait se contenter de la conception pragmatiste de la vérité. Mais Aristote observe que, précisément, l’être humain ne se contente pas de vérités « pratiques », la sphère de son étonnement porte plus loin, jusqu’à des domaine qui n’ont à strictement parler aucun intérêt pratique. Mais, c’est là l’intérêt de ce texte, il s’avère que c’est lorsqu’il est le moins nécessaire d’accéder à la vérité que l’esprit humain est le plus apte à s’en approcher : la pensée, libérée de toute nécessité, est alors parfaitement libre de mener des spéculations d’autant plus honnêtes qu’elles ne sont soumises à rien d’autre qu’elles-mêmes. Aristote pousse ainsi l’étonnement à son comble, s’étonnant ici de la propension même de l’homme à s’étonner.



Toutes les illustrations sont des photographies du pilote de ligne Santiago Borja, qui s’est spécialisé dans la capture des orages, saisis de haut, en altitude. Si voler est devenu pour l’homme une nécessité, ce pilote tire de cette technique une expérience moins utile, visant une beauté qui se suffit à elle-même. S’il vole par nécessité (c’est son métier), c’est tout à fait librement qu’il pratique la photographie


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