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Quand on corrige un sujet de BTS en culture générale et expression, on peut parfois en profiter pour pousser vraiment l’analyse des documents à leur comble. Ca donne un résultat qui va beaucoup plus loin que ce qui est attendu à l’examen. Mais ça permet aussi de voir tout ce qu’il aurait été possible de faire en exploitant pleinement le corpus proposé.

Ce qui suit ne peut donc pas être considéré comme un « corrigé », au sens où la longueur des réponses excède, et d’assez loin, ce qu’on est en droit d’attendre d’un candidat au BTS dans cette discipline. En revanche, il montre l’envergure de ce qu’on peut faire à partir d’une poignée de documents. On fera donc attention à quelques points importants, histoire de ne pas se fourvoyer :

– La longueur des réponses a imposé que j’introduise des titres pour que la lecture soit plus aisée. Le jour de l’examen mieux vaut s’abstenir d’en intégrer à vos réponses

– J’utilise des références extérieures au corpus pour répondre aux questions. C’est un peu litigieux mais en l’occurrence je pense vraiment que Fairley Le Moan s’appuie sur la conception de la Nation développée par Ernest Renan pour parler de l’identité familiale, la référence permet dès lors de ré-exprimer par soi-même son propos, et c’est bien ce qui est attendu lors de l’examen.

– Je suppose le tableau de Véronèse déjà connu. Il serait difficile à un étudiant de produire l’analyse qui suit tout seul le jour de l’examen. Mais il appartient à la sphère des classiques, et on peut imaginer que certaines classes l’aient étudié cette année.

– On extrapole abondamment sur les documents iconographiques, mais ce sont précisément ceux qui permettent le plus de pousser l’interprétation le plus loin possible, dans les limites de ce qui peut être justifié bien sûr.

Voici tout d’abord le sujet :

Et maintenant, le traitement des deux premières questions. L’essai sera traité ultérieurement dans un autre article.


1e question

Introduction

Au sein du corpus dont nous avons à rendre compte, la sociologue Fairley Le Moal joue un rôle central. Les observations qu’elle effectue dans son article intitulé La conversation à table, pilier de la cohésion familiale, tiré de l’ouvrage A table en famille. Alimentation et bien-être, définissent les fonctions que joue le repas en famille, et les trois autres documents nous permettront d’établir si ces caractéristiques sont communément reconnues à travers les sociétés et les âges. En recoupant les éléments qu’elle expose, avec les nuances qu’elle effectue, on peut successivement observer trois grandes fonctions que remplit le repas familial quotidien : la structuration des relations intra-familiales, la compensation de tout ce qui ne peut pas se faire ensemble sur les autres temps de la journée, et la construction d’une identité fondée sur un certain rapport au temps.

A – Trouver sa place dans le monde et au sein de la famille

A priori, on pourrait penser que Farley Le Moal peine à trouver une unité derrière la diversité des pratiques qu’elle observe. L’extrait donc nous disposons s’ouvre d’ailleurs sur l’évocation de cette disparité. Faisant référence à un ouvrage d’histoire des mœurs écrit par Claudine Morenco, elle rappelle qu’en France, les enfants ont longtemps dû se taire à table, et c’est une coutume qu’on retrouve aujourd’hui dans la classe moyenne Israélienne, ou en Suède par exemple. Pour autant, même si les études sociologiques montrent que les enfants français sont, eux, invités à s’exprimer à table, le repas joue en réalité le même rôle partout : il est l’occasion de transmettre les us et coutumes de la culture. Et comme il n’y a pas LA culture, mais LES cultures, il est normal que selon les époques et les lieux les enfants soient amenés à s’exprimer, ou plutôt à écouter les adultes parler. En France, on pratique donc la discussion, ailleurs on est plutôt adepte du discours parental, mais c’est un principe commun qui est respecté : tout en partageant le repas, les enfants apprennent la place qui est la leur au sein de leur famille. Ils le font en parlant là où il paraît naturel qu’ils le fassent, et là où on attend davantage qu’ils se taisent, ils écoutent les grands parler.

B – Rattraper le temps perdu

D’ailleurs, si l’auteure évoque la période de confinement due à l’épidémie de Covid-19, c’est précisément pour montrer que le repas n’est pas essentiellement lié à l’échange. En réalité, il ne l’est que dans les périodes durant lesquelles le dialogue n’est pas possible hors du repas. C’est le cas de la vie quotidienne telle qu’elle est vécue d’habitude : les enfants sont à l’école toute la journée, les parents travaillent, on ne devient commensaux que lors du diner et c’est la seule occasion qu’ont parents et enfants d’échanger sur ce que les uns et les autres ont vécu. Lors du confinement, cet échange avait soudain lieu toute la journée et on avait moins de choses à raconter puisque chacun partageait avec les autres membres de la famille une routine identique. Pourtant, comme si un rythme journalier devait persister même en temps de confinement, l’étude de Fairley Le Moal montre que le repas demeurait le moment au cours duquel les enfants pouvaient faire le point sur la façon dont ils vivaient cette période singulière, comme si déjeuner et diner ensemble constituaient encore un rituel réconfortant permettant de réguler les angoisses en se retrouvant entre soi, la famille se réunissant pour mieux affronter ce que le monde peut avoir d’angoissant alors que les autres temps laissaient chaque jour le travail, l’école, les informations gouvernementales pénétrer les foyers et isoler chacun dans ses propres peurs.

C – Fonder la famille comme une nation

Ce qu’on constate alors, c’est que le repas familial constitue bel et bien un rituel, un cadre permettant à la famille d’exister en tant que telle. C’est un temps hors du temps au sein duquel le noyau que constituent le ou les parents peut associer les enfants pour former ensemble un groupe cohérent. De façon assez intéressante, Fairley Le Moal observe dans le repas familial un processus qui permet d’obtenir une cohésion qui ressemble, à la lettre, à la façon dont Ernest Renan, philosophe du 19e siècle, définissait la nation dans son ouvrage Qu’est-ce qu’une nation ? la mémoire partagée d’un passé commun, l’affirmation actuelle d’une vie commune et la volonté de forger des projets à vivre ensemble, c’est ce qui pour lui définit la Nation. Fairley Le Moal conçoit la famille sur des bases identiques. C’est pour cette raison que le dialogue avec les enfants permet de mettre l’accent sur ce que la famille partage dans le passé : ce sont là les racines auxquelles se nourrit l’identité dans laquelle on peut se reconnaître, ce qui permet de se dire que la famille à laquelle on appartient n’est pas semblable à une autre famille, parce qu’elle se remémore un passé lointain particulier, des souvenirs récents fondés sur des vacances partagées, des mésaventures dont on a fini par se sortir, des joies et des peines qui ont soudé le foyer et permet à chacun de s’affirmer au présent comme un membre à part entière de la famille, en trouvant une place reconnue par tous les autres. Mais le repas est aussi l’occasion de se projeter dans l’avenir à plus ou moins long terme : parce qu’on vit ensemble, on doit organiser les jours qui viennent pour que chacun puisse mener ses activités, on discute aussi des prochaines vacances, des lieux qu’on découvrira, des activités qu’on partagera, et dans des horizons plus lointains, c’est en partageant avec leurs parents leurs peurs les plus profondes, liées à la perspective de voir les parents disparaître, que les enfants comprendront peu à peu que ce sera un jour leur tour d’incarner cette famille qui les a fait naître et les a vus grandir, et qu’un jour eux aussi profiteront du diner pour écouter leurs successeurs poser les questions qui leur permettront, à leur tour, de s’intégrer à cette famille qui les dépasse, dans le passé et dans l’avenir.

Conclusion

Ainsi, comme nous l’avons vu, si trois fonctions essentielles du repas familial peuvent être repérées dans ce premier document, ce sont l’apprentissage de la structure même de la famille telle que la culture la conçoit, la récupération du temps qui n’est pas partagé par les membres de la famille, précisément parce que chacun vit aussi sa vie à l’extérieur, et enfin, la construction d’une identité commune, fondée sur la conservation d’une mémoire entretenue, l’affirmation de la volonté de vivre ensemble, et enfin la projection collective de la cellule familiale vers de nouvelles aventures à partager.

Paul Véronèse, Les Noces de Cana, 1563



2e question

Introduction

Le reste du corpus est constitué de trois documents très différents dans leur forme et leur propos, issus d’époques elles-mêmes diverses. Ce qui ressort de l’article que David Le Breton intitulé La fin de la conversation. La parole dans une société spectrale et de la photographie de Franck Dubray c’est une certaine désillusion : on y observe des repas dégradés dans lesquels les échanges mis en valeur par Fairley Le Moal semblent avoir disparu. Le tableau de Véronèse, Les Noces de Cana met, lui, en scène une version apparemment idéalisée du repas familial, qui par un effet de contraste semble jeter une ombre particulièrement obscure sur les temps d’alimentation déshumanisés que ne partagent plus les familles. En reprenant les fonctions essentielles que nous avons repérées précédemment nous allons établir si l’ensemble du corpus infirme, ou confirme, ce qu’a mis en évidence le premier article.

A – Trouver sa place dans le monde

Ce qu’observe David Le Breton, c’est un délitement des repas, qui sont devenus des moments durant lesquels les membres d’une famille sont ensemble sans rien partager. La photographie de Franck Dubray fait le même constat, en montrant un enfant mangeant seul son repas devant une télévision tellement grande et proche de lui que les visages doivent y apparaître grandeur nature, remplaçant les membres de sa famille manifestement absents. Ce que montrent ces deux documents, c’est un repas au sein duquel plus personne n’a vraiment de place, puisqu’il n’y a plus de parole partagée. L’enfant seul devant cette télévision ne parle pas : la télé est un média à sens unique auquel on ne peut ni répondre, ni poser de questions. Il divertit et fascine ceux qui la regardent. Les familles décrites par David Le Breton sont plongées dans leur smartphone, qui constitue finalement le moyen de ne surtout pas être en contact avec les proches, chacun préférant échanger avec des personnes extérieures au cercle familial et amical, celles-ci ayant l’avantage de ne susciter aucune contrainte au quotidien : on peut les choisir, les zapper, n’échanger avec elles que ce qui est plaisant. Le tableau de Véronèse pourrait sembler être la reprise idéalisée des fonctions essentielles mises à jour par Fairley Le Moal, mais quand on l’observe plus attentivement, on se rend compte que cette scène de mariage présidée par Jésus et Marie a évacué les enfants hors du champ : ce sont les adultes qui font la fête, et on célèbre la famille en amputant celle-ci de ceux qui sont censés la faire renaître à leur tour. C’est qu’en réalité la volonté de Véronèse ici, c’est de mettre en scène une autre famille que celle que fondent ce jour là l’homme et la femme dont on célèbre le mariage. Excentrés à gauche du tableau, en bout de table, ils semblent comme étrangers à leur propre fête. L’essentiel est ailleurs et c’est précisément ce que montre le peintre ici : Jésus, Marie et les disciples volent la vedette aux époux, le tableau semble inviter les personnages et le spectateur à une autre union, plus élevée, plus importante : celle avec les êtres spirituels qui occupent les terrasses les plus élevées de ce lieu très hiérarchisé, dont les étages se succèdent pour permettre une ascension graduelle vers Dieu.

Ce faisant, les trois documents que nous évoquons confirment bien, et renforcent même ce que nous observions dans l’étude de Fairley Le Moal : le rituel du repas familial permet bien d’apprendre quelle est notre place dans le monde. Il peut le faire en nous faisant prendre conscience de la place que les autres membres de la famille ont créée pour soi. Mais il peut aussi le faire en nous indiquant que cette place se trouvera plus facilement ailleurs. L’enfant qui manqe seul devant la télévision comprendra que, quelle qu’en soit la raison, si on le laisse ainsi seul devant l’écran, c’est que les autres membres de la famille ont mieux à faire que manger et parler avec lui. Une telle organisation du repas indique à l’enfant quelle place on lui réserve. Il en va de même des commensaux qui ne peuvent pas décrocher leur attention de leur smartphone : chacun indique aux autres la place très relative qu’il leur accorde dans sa vie. L’étude sur laquelle s’appuie Fairley Le Moal concerne principalement des familles de la classe moyenne supérieure qui sont, statistiquement, celles dont les parents peuvent se permettre de consacrer le plus de temps à leurs enfants. On sait que les familles plus modestes ont souvent moins de disponibilités, ce qui les contraint parfois à ne pas respecter le rituel du repas familial quotidien. Mais après tout, l’enfant qui voit bien qu’il manqe seul devant une tablette parce que ses parents sont accaparés par le travail apprend lui aussi comment fonctionne le monde et les raisons pour lesquelles il est à cette place précise dans le monde dans lequel il vit. Dans une toute autre perspective, mais selon un principe finalement identique, Véronèse met lui aussi en scène un repas destiné à faire comprendre aux hommes la place qui est la leur dans le monde. Parce qu’il s’agit d’un tableau mettant en scène l’un des premiers miracles attestant de la nature divine de Jésus (la multiplication des pains et la transformation de l’eau en vin), cette fête célèbre en réalité une autre union que le mariage de cet homme et cette femme : il s’agit de l’alliance entre Dieu et les hommes, incarnée par Jésus, telle que les chrétiens la conçoivent. Ce à quoi invite cette fête, dans ce tableau, c’est une élévation vers le ciel : Jésus et Marie baignent dans la lumière de leur auréole respective, signalant ainsi le lien qu’ils entretiennent avec l’au-delà. Comme les commensaux de David Le Breton, qui sont  là et ailleurs déjà via leur smartphone, les participants à ce mariage sont déjà invités à orienter leurs pensées les plus essentielles ailleurs, dans le ciel tendu au-dessus de la scène. Plus le regard monte vers le haut du tableau, plus il semble que les personnages soient davantage en repos, moins groupés, en contemplation du ciel plutôt qu’occupés à profiter du buffet à volonté. On sait que dans certains monastères on mange en silence en écoutant les textes religieux : on perd le contact avec ses commensaux pour mieux nourrir la relation avec l’Être suprême. Après tout, à travers le smartphone aussi se joue une relation qui relativise les membres de la famille pour privilégier un lien plus fort avec des étrangers devenant peu à peu plus familiers que la famille elle-même. C’est donc de façon paradoxale que ces trois documents confirment les analyses de Farlay Le Moal, malgré des observations en apparence divergentes.

B – Rattraper le temps perdu

Sur la récupération du temps perdu, la façon dont ces deux documents iconographiques et cette étude sociologique décrivent le repas familial est aussi intéressante. Il y a bien sûr une différence flagrante entre, d’une part, les observations assez accablantes de David Le Breton et Franck Dubray, qui portent sur un quotidien vidé de son sens par l’évasion dans les médias, et d’autre part la perspective ouverte par Véronèse dans ses Noces de Cana. D’un côté, il semble que le temps consacré à la coexistence consciente et volontaire avec les autres membres de la famille ait totalement disparu. Jadis, seul le travail était capable d’absorber ainsi les individus dans un temps qui les séparait totalement de leurs proches. Désormais, le temps libre n’est plus si libre que ça : il est consacré à la consultation des écrans, comme s’il s’agissait d’une seconde journée de travail, plus gratifiante en apparence que la première, qui aurait pour caractéristique d’envahir totalement le temps libre au point de tout faire disparaître autour. Ainsi, David Le Breton montre que non seulement la relation avec les autres commensaux disparait, mais c’est le repas lui-même et la nourriture qui le compose qui passent au second plan : on manqe n’importe quoi, n’importe où, n’importe comment. L’enfant photographié seul devant sa télévision n’a pas un regard pour son assiette : celle-ci n’a aucune importance, comparée à la fascination qu’exerce l’écran de la télévision. Fairley Le Moal évoquait la période de confinement, durant laquelle l’emploi des parents et l’école des enfants s’invitaient quotidiennement dans la maison, mais elle observait que le repas demeurait tout de même un temps réservé à la famille, pendant lequel on fermait le logis à l’invasion du monde extérieur. David Le Breton constate que cette digue a cédé : non seulement on invite le monde extérieur à pénétrer l’intimité du repas, à occuper ce dernier temps qui restait préservé de l’invasion, mais si jamais le monde extérieur ne se manifeste pas, on demeure en attente, déçu de ne pas être sollicité. L’enfant ferait de même si soudain la télévision s’éteignait, le laissant à sa solitude. Le rapport au temps, dans les Noces de Cana, est très différent au premier abord car le tableau conjugue deux temporalités : au présent, il s’agit d’un mariage, avec tout ce que ça suppose de festif : la nourriture, la boisson, les discussions, les corps en mouvement. Mais pour Véronèse, cette situation est en réalité un prétexte pour évoquer un temps beaucoup plus long puisqu’il s’étend jusqu’à l’éternité dans laquelle se déploie la vie spirituelle pour ceux qui suivraient l’invitation émise par Jésus, au point de fuite et au centre géométrique du tableau. Ainsi, cette multiplication des pains et cette transformation de l’eau en vin, qui sont dans les Evangiles l’un des premiers repas significatifs auxquels on voit participer Jésus, rappelle pour les chrétiens le dernier repas qu’il partagera avec ses disciples avant de mourir, immortalisé dans la célèbre fresque de Léonard de Vinci intitulée La Cène, au cours de laquelle Jésus partage aussi le pain et distribue le vin, faisant de ces deux éléments du repas le signe de sa présence parmi ses disciples, signe qu’on retrouve plus tard dans les Evangiles, après sa résurrection, dont les disciples prennent conscience précisément quand un homme qu’ils croient ne pas connaître reproduit ces mêmes gestes, signalant ainsi la présence, d’après les dogmes chrétiens, du Christ ressuscité, présent dans le monde au-delà de la mort de Jésus. Ainsi dans ces trois documents on retrouve bel et bien l’idée selon laquelle le repas est censé permettre de retrouver le temps perdu dans les autres activités. En constatant que cette fonction est délaissée par les repas tels qu’ils sont vécus, et en déplorant cette situation, ils montrent que quelque chose d’essentiel a été perdu. Il n’est pas anodin que les Evangiles et Véronèse aient choisi de placer dans le temps d’un repas festif la perspective d’une vie éternelle : les Noces de Cana sont un banquet qui se situe dans un autre espace-temps, comme pourrait finalement l’être tout repas.

C – La construction de la famille comme une petite nation

Reste à déterminer si on retrouve dans cet essai sociologique et ces deux documents iconographiques l’idée selon laquelle le repas serait le moment durant lequel les commensaux trouvent l’occasion de tisser ensemble les liens du temps, forgeant un passé commun, un présent à vivre et un avenir dans lequel se projeter. C’est sans doute sur ce point que deux des documents semblent diverger le plus. L’essai de David Le Breton et la photographie de Franck Dubray décrivent des situations dans lesquelles plus rien de commun n’est célébré, pas plus qu’on n’évoque de projets à venir : chacun vit dans l’espace-temps extrêmement restreint de son écran et de l’instant présent. Parce qu’on ne vit en fait rien avec l’écran, sa surface ne propose qu’un flux qu’on ne touche qu’à l’instant présent, celui-ci s’effaçant aussitôt sans laisser de trace, de même qu’on n’attend en fait rien de ce qui va venir, l’important c’est que le flux ne s’arrête pas. Dès lors, les écrans proposent une vie dans laquelle il n’y a rien à célébrer, rien à conserver non plus puisque tout se vaut. Surtout, chacun au sein de la même famille vivant une vie parallèle aux autres, sans jamais partager réellement quelque chose qui puisse former une mémoire commune, c’est l’appartenance partagée à la cellule familiale qui se perd. Dès lors, le lien essentiel qui permet de construire un groupe humain, quelle qu’en soit la nature, disparaît, et avec lui l’esprit de ce groupe aussi. De la soirée au restaurant resteront des photos des plats qui ne sont en fait pas destinées à ceux avec qui on a partagé ce repas. Aucun souvenir commun ne viendra alimenter une mémoire commune, tuant à petit feu l’existence même de ce groupe. Cependant, ici encore, la tonalité de ces deux documents est tellement désabusée qu’on comprend nettement que leurs auteurs persistent à penser que le repas devrait jouer ce rôle fédérateur, constatant que malheureusement il a désormais perdu cette essence. S’ils montrent la réalité du repas, Véronèse met en scène, lui, un repas utopique, tel qu’il ne peut pas en exister vraiment puisqu’il se situe partiellement au-delà de ce monde ci. On l’a vu, la structure du tableau met en place plusieurs espaces, le premier plan étant pleinement humain, l’arrière-plan davantage divin. Mais ces lieux correspondent en fait à des temps différents : les deux époux sur le côté gauche semblent être déjà une histoire passée, tandis que Jésus et Marie invitent l’humanité à une alliance qui est encore à venir. Il y a dans cette assemblée la célébration d’un passé commun (les convives se connaissent manifestement), la manifestation d’un plaisir à être maintenant ensemble, et déjà l’annonce d’un futur qui réunira de nouveau tout le monde : la multiplication des pains et la régénération du vin sont la répétition par avance de la Cène à venir, et de la résurrection. Ainsi, le tableau de Véronèse montre à quel point il y a dans le repas une puissance de rassemblement susceptible de fonder et faire perdurer une communauté qui, dans l’esprit des monothéismes, vise à réunir l’humanité tout entière.

Conclusion

Ainsi, même si c’est de façon diverse et nuancée, l’ensemble du corpus propose bel et bien une unité de propos quant aux fonctions essentielles qu’on peut attribuer au repas. Celui-ci est loin de se réduire au simple acte de nutrition puisque précisément, quand il n’est que cela et qu’il consiste juste à ingurgiter des aliments, il perd l’essentiel de lui-même. C’est que le repas est, comme nous l’avons vu, un rituel, un processus commun grâce auquel chacun peut éprouver la place qu’il occupe parmi et aux yeux de tous, il est aussi le temps qui permet de rattraper le temps perdu, l’occasion de trouver un loisir que le reste de la vie nous refuse afin d’avoir encore un peu de temps à consacrer à ce qui est véritablement nécessaire. Enfin, le repas est le nœud qui rassemble le passé et l’avenir de ceux qui mangent ensemble, leur promettant de le faire encore demain, et au-delà. Le repas n’est pas que ce qui nous alimente. On le voit quand il joue pleinement son rôle, et on le constate aussi quand il ne le fait plus, se contentant de nous alimenter : il est censé nourrir en nous l’âme, plus que l’estomac. Manger n’est finalement pas, loin de là même, la fonction essentielle du repas.


Léonard de Vinci, La Cène, 1595 – 1598

Le Caravage, Le souper à Emmaüs entre le Christ et les deux pèlerins qui le croyaient mort, 1601.

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