Chercher une excuse, c’est chercher à se dissocier de la cause d’un phénomène. C’est d’ailleurs là le sens étymologique du mot excuse : ex causa, hors de cause. Ainsi, présenter ses excuses, c’est exprimer un regret tout en affirmant ne pas avoir provoqué volontairement ce qui s’est produit. Néanmoins, s’il est nécessaire de présenter des excuses, c’est qu’on n’est pas extérieur au phénomène : on n’a aucune raison de signaler qu’on n’est pas responsable de faits avec lesquels on n’a rien à voir. Ainsi l’excuse se présente t-elle précisément quand il y a un doute au sujet de notre responsabilité, et qu’on souhaite se déresponsabiliser. Pour cela, il faut parvenir à montrer que ce qu’on a fait, on ne l’a pas fait volontairement. Or il semble que le meilleur argument pour cela soit l’ignorance. En effet, comment pourrais-je répondre de faits dont je ne savais même pas qu’ils pouvaient avoir lieu ? Comment puis-je savoir ce que précisément j’ignore ? On le voit, a priori, l’ignorance semble bel et bien constituer une excuse. Cependant, utiliser ainsi l’ignorance comme excuse suppose qu’on n’en soit absolument pas responsable, ce qui en soi pose problème. En effet, si on conçoit sans peine qu’on soit responsable de notre connaissance, alors on peine à imaginer que l’absence de connaissance que constitue l’ignorance soit tout à fait étrangère à notre volonté. C’est donc l’étude de la manière dont l’ignorance se constitue, éventuellement volontairement, qui nous permettra de déterminer si elle peut constituer, de manière crédible, une excuse.
Avant toute considération plus approfondie, il faut simplement rappeler que l’ignorance n’est rien de plus que l’absence de connaissance. Si on s’en tient là, on peut effectivement prétexter l’ignorance pour ne pas être jugé responsable des actes dont l’issue nous surprend, aussi dramatiques soient-ils. Par définition, on ne peut définir comme volontaires des conséquences dont on n’avait absolument aucune idée. Par exemple, en Mars 1977, sur l’aéroport de Ténérife, un Boeing 747 en plein décollage en percuta un autre qui se trouvait à ce moment là en travers de la piste d’envol, tuant ainsi 583 passagers. La raison pour laquelle le pilote lança son avion à 300km/h sur la piste est le fait qu’il ignorait totalement qu’un autre appareil était en train de manœuvrer sur sa trajectoire. En l’occurrence, on peut tout à fait affirmer que du point de vue du pilote, l’ignorance constitue effectivement une excuse, puisqu’il est évident que s’il avait connu la présence de cet obstacle, il n’aurait pas tenté son décollage.
De manière générale, nous agissons tous sur le même principe : nous identifions l’objectif que poursuit notre acte, et nous considérons que si nous mettons tout en œuvre pour l’atteindre, nous maîtrisons suffisamment nos actes pour nous en reconnaître responsables. Mais si le processus nous échappe, qu’il n’a pas lieu comme il le devait, il semble alors se détacher de nous et nous semblons ne plus en être la cause. La notion même d’imprévu implique d’admettre que nous ne connaissons pas tout : si l’imprévu était connu, il serait par définition prévu. Dès lors, refuser que l’ignorance puisse constituer une excuse, ce serait instituer la maîtrise de l’homme sur le monde comme une nécessité incontournable. Or la nature même du rapport que l’homme entretient avec le monde implique au contraire que l’univers lui échappe en partie et qu’il ne parvient pas systématiquement à ses fins.
Dès lors, la temporalité de l’homme implique qu’il ne connait que partiellement son passé, ponctuellement son présent, et qu’il ne fait que prévoir, d’une manière nécessairement hypothétique, un avenir dont on peut dire qu’il l’ignore. Ce qu’il peut en saisir relève de l’ignorance. A la manière de l’homme qui tombe le long d’un immeuble et se dit devant chaque étage « jusqu’ici, tout va bien », pour échapper à la conscience d’un avenir trop rigoureusement déterminé, nous ne connaissons de l’avenir que ce qu’il contient d’inéluctable, et nous échappe de lui tout ce qui constituera pour nous, après coup, un évènement. En effet, c’est l’impossibilité de la répétition qui constitue la spécificité de l’évènement. Le phénomène, lui, est régulier : par exemple, le soleil se « lève » tous les jours. Que ce soit par habitude, ou qu’on ait compris la processus par lequel il semble se lever, on sait que c’est inéluctable : demain matin, le soleil se lèvera nécessairement. Mais le monde ne se réduit pas à ce type de phénomènes très rigidement déterminés. L’évènement frappe l’homme par son caractère soudain, imprévisible. Son absence de répétition empêche de s’y habituer. Dés lors, puisqu’il relève nécessairement de l’ignoré, l’évènement est cette situation dans laquelle l’homme est tout excusé, puisqu’il est nécessairement hors de cause.
Ainsi, on le voit, refuser à l’homme l’excuse de l’ignorance, c’est le définir comme une créature théoriquement omnisciente, maîtrisant tout à fait un monde dans lequel, s’il agit mal, c’est qu’il a voulu le mal lui-même en connaissance de cause. Or on sait que l’homme ne peut prétendre à une telle maîtrise absolue sur l’univers dans lequel il est plongé, et l’ignorance peut précisément être le nom que l’on donne à cette marge d’inconnu dans laquelle sa condition le condamne à tâtonner plus ou moins. Si l’homme y est condamné, on voit mal comment il pourrait être désigné comme responsable de sa propre condamnation. L’ignorance serait dès lors bel et bien une excuse. Pourtant, on sait que l’ignorance peut n’est pas nécessairement aussi innocente que ce qu’on vient de décrire : présentée jusqu’ici comme une simple absence de connaissance, l’ignorance peut pourtant faire l’objet d’une stratégie beaucoup plus maîtrisée, et dès lors beaucoup plus suspecte, ce qui permettrait de mettre l’homme en cause.
En effet, nous ne sommes pas nécessairement pour rien dans le fait d’être ignorant : l’ignorance peut tout à fait être le résultat d’un comportement volontaire. Tout d’abord, il y a des éléments concrets du monde dans lequel nous vivons que nous refusons de voir. Nombreux sont les témoignages de situations dans lesquelles des personnes assistent à un évènement et ne lui accordent aucune attention. Qu’il s’agisse d’agressions que tous les témoins font mine de ne pas avoir remarquées, qu’il s’agisse d’un élément de cours que les élèves n’ont pas entendu parce qu’ils étaient distraits à ce moment, il est impossible de déresponsabiliser l’ignorant : assister à une agression et ne pas y faire attention consiste en fait à déporter volontairement son attention sur autre chose pour éviter une situation considérée comme gênante. Ne pas écouter une information parce qu’on discute avec quelqu’un d’autre n’est pas non plus de l’ordre de l’acte commis involontairement : au contraire, il s’agit d’un comportement dans lequel on choisit ce sur quoi on va porter notre attention, dès lors on ne peut que reconnaître sa responsabilité, puisqu’on est évidemment en cause dans cette ignorance, qui n’est dès lors plus une excuse.
Ainsi, contrairement à ce qu’on avait pu supposer au premier abord : s’il y a une part de volonté dans la connaissance, il y a dès lors une part de volonté aussi dans l’ignorance puisque nous sommes aptes à ne pas porter notre attention, qui est pourtant nécessaire, sur des connaissances avérées comme vraies. Il est même possible qu’on évite certaines connaissances, précisément parce qu’elles relèvent de la vérité. C’est par exemple ce qui se passe dans les stratégies de mauvaise foi : dans le fond, on sait où se trouve la vérité, mais on refuse de la prendre en considération, précisément parce qu’on sait qu’elle serait gênante.
C’est ainsi que Descartes décrivait l’acte de connaissance, et l’aptitude qu’a l’homme à demeurer dans l’ignorance : si notre entendement, notre capacité de compréhension est limitée, notre volonté est, elle, tout à fait illimitée. Dès lors, nous sommes tout à fait capables d’accorder notre assentiment à des jugements auxquels notre entendement ne comprend finalement rien. C’est là ce qui caractérise l’erreur :
« Ensuite de quoi, venant à me regarder de plus près et à considérer quelles sont mes erreurs, lesquelles seules témoignent qu’il y a en moi de l’imperfection, je trouve qu’elles dépendent du concours de deux causes, à savoir: de la faculté de connaître qui est en moi, et de la faculté d’élire, ou bien de mon libre arbitre, c’est-à-dire de mon entendement, et ensemble de ma volonté. Car par l’entendement seul je n’assure ni ne nie aucune chose, mais je conçois seulement les idées des choses que je puis assurer ou nier.
Or, en le considérant ainsi précisément, on peut dire qu’il ne se trouve jamais en lui aucune erreur, pourvu qu’on prenne le mot d’erreur en sa propre signification. Et encore qu’il y ait peut-être une infinité de choses dans le monde dont je n’ai aucune idée en mon entendement, on ne peut pas dire pour cela qu’il soit privé de ces idées, comme de quelque chose qui soit dû à sa nature, mais seulement qu’il ne les a pas; parce qu’en effet il n’y a aucune raison qui puisse prouver que Dieu ait dû me donner une plus grande et plus ample faculté de connaître que celle qu’il m’a donnée, et quelque adroit et savant ouvrier que je me le représente, je ne dois pas pour cela penser qu’il ait dû mettre dans chacun de ses ouvrages toutes les perfections qu’il peut mettre dans quelques-uns. Je ne puis pas aussi me plaindre que Dieu ne m’ait pas donné un libre arbitre ou une volonté assez ample et assez parfaite, puisqu’en effet je l’expérimente si ample et si étendue qu’elle n’est renfermée dans aucunes bornes. Et ce qui me semble ici bien remarquable est que, de toutes les autres choses qui sont en moi, il n’y en a aucune si parfaite et si grande que je ne connaisse bien qu’elle pourrait être encore plus grande et plus parfaite.
Car, par exemple, si je considère la faculté de concevoir qui est en moi, je trouve qu’elle est d’une fort petite étendue, et grandement limitée, et tout ensemble je me représente l’idée d’une autre faculté beaucoup plus ample et même infinie; et de cela seul que je puis me représenter son idée, je connais sans difficulté qu’elle appartient à la nature de Dieu. En même façon si j’examine la mémoire, ou l’imagination, ou quelque autre faculté qui soit en moi, je n’en trouve aucune qui ne soit très petite et bornée, et qui en Dieu ne soit immense et infinie.
Il n’y a que la volonté seule ou la seule liberté du franc arbitre que j’expérimente en moi être si grande que je conçois point l’idée d’aucune autre plus ample et plus étendue, en sorte que c’est elle principalement qui me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu. Car encore qu’elle soit incomparablement plus grande dans Dieu que dans moi, soit à raison de la connaissance et de la puissance qui se trouvent jointes avec elle et qui la rendent plus ferme et plus efficace, soit à raison de l’objet, d’autant qu’elle se porte et d’étend infiniment à plus de choses, elle ne me semble pas toutefois plus grande, si je la considère formellement et précisément en elle-même. Car elle consiste seulement en ce que nous pouvons faire une même chose ou ne la faire pas, c’est-à-dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir une même chose; ou plutôt elle consiste seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que l’entendement nous propose, nous agissons de telle sorte que nous ne sentons point qu’aucune force extérieure nous y contraigne. Car afin que je sois libre, il n’est pas nécessaire que je sois indifférent à choisir l’un ou l’autre des deux contraires, mais plutôt, d’autant plus que je penche vers l’un, soit que je connaisse évidemment que le bien et le vrai s’y rencontrent soit que Dieu dispose ainsi l’intérieur de ma pensée, d’autant plus librement j’en fais choix et je l’embrasse; et certes la grâce divine et la connaissance naturelle, bien loin de diminuer ma liberté, l’augmentent plutôt et la fortifient; de façon que cette indifférence que je sens lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d’aucune raison, est le plus bas degré de la liberté, et fait plutôt paraître un défaut dans la connaissance qu’une perfection dans la volonté, car si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire; et ainsi je serais entièrement libre, sans jamais être indifférent.
De tout ceci je reconnais que ni la puissance de vouloir, laquelle j’ai reçue de Dieu, n’est point d’elle-même la cause de mes erreurs, car elle est très ample et très parfaite en son genre; ni aussi la puissance d’entendre ou de concevoir, car ne concevant rien que par le moyen de cette puissance que Dieu m’a donnée pour concevoir, sans doute que tout ce que je conçois, je le conçois comme il faut, et il n’est pas possible qu’en cela je me trompe.
D’où est-ce donc que naissent mes erreurs? c’est à savoir de cela seul que la volonté étant beaucoup plus ample et plus étendue que l’entendement, je ne la contiens pas dans les même limites, mais que je l’étends aussi aux choses que je n’entends pas; auxquelles étant de soi indifférente, elle s’égare fort aisément, et choisit le faux pour le vrai et le mal pour le bien; ce qui fait que je me trompe et que je pèche. »
Descartes, Méditation quatre
Doté d’un entendement trop humainement réduit, mais d’une volonté aussi infinie que celle de Dieu, il n’est donc pas étonnant de voir l’homme se tromper fréquemment. Mais loin d’être la victime innocente de cette situation, l’homme en est en fait l’auteur : si c’est la volonté qui permet l’assentiment nécessaire à la connaissance, alors celle-ci, tout comme son opposé qu’est l’ignorance doit être considérée comme la conséquence immédiate du choix de savoir, ou de ne pas savoir. Nous ne pouvons dés lors repousser notre responsabilité dans nos erreurs, ainsi que dans nos ignorances.
Ainsi, analysée de manière plus approfondie, il semble bien que l’ignorance ne puisse pas constituer une excuse : si l’excuse est ce par quoi nous sommes mis hors de cause, il faudrait que nous soyons nous-mêmes hors de cause dans notre propre ignorance, et que nous en soyons uniquement victimes. Nous l’avons vu : il n’en est rien. Nous sommes bel et bien responsables de nos ignorances, puisque la connaissance est en dernier ressort l’effet de notre volonté, ce qui interdit de nous excuser, puisqu’au contraire, nous sommes manifestement en cause, aussi bien dans nos erreurs que dans notre ignorance. On va voir que c’est d’ailleurs dans ce que l’on croit savoir qu’il faut voir la principale source de ce qu’on appelle communément « ignorance ».
Qualifier l’ignorance par la seule absence de connaissance contribue en apparence à la concevoir comme une forme d’innocence, au sens où, par exemple on considèrerait facilement les enfants comme innocents, et donc irresponsables du simple fait de leur ignorance. Mais cette conception s’avère réductrice, et ce pour deux principales raisons : tout d’abord, l’absence de connaissance peut prendre deux formes, dont l’une est consciente, et l’autre ne l’est pas. Ensuite, l’ignorance se présente la plupart du temps sous la forme d’une connaissance suffisante, permettant de ne pas chercher à savoir véritablement. Quand l’ignorance est consciente, elle peut difficilement servir d’excuse, puisque la conscience de l’ignorance est en elle-même une connaissance dont on ne peut que tenir compte au moment d’agir. Par exemple, pour en revenir à la collision aérienne de Ténérife déjà mentionnée, il est intéressant de noter qu’une des raisons de la catastrophe est la précipitation dans laquelle le premier avion a entamé son décollage, empressement qui était du au fait que le pilote souhaitait gérer au mieux ses heures de vol pour ne pas devoir faire une trop longue escale loin de son domicile. Dès lors, toutes les vérifications d’usage n’avaient pas été faites avant de se lancer sur la piste, rendant une collision si ce n’est probable, du moins possible. En l’occurrence, si le pilote avait été conscient de l’ignorance dont il souffrait, il n’aurait pas pris le risque de se lancer. Et si malgré cette conscience, il avait néanmoins mis les gaz pour se lancer sur la piste, alors sa culpabilité n’aurait fait aucun doute : la conscience du manque d’information concernant le fait que la piste soit effectivement dégagée devait immédiatement le conduire à renoncer. Ainsi, l’ignorance, quand elle est consciente, ne peut pas constituer une excuse. Au contraire, savoir qu’on ignore doit nous conduire à prendre conscience que nous sommes personnellement responsables des décisions qui vont être prises et des conséquences des actes qui vont être effectués. Et si on agit dans l’ignorance, alors qu’on sait qu’on ignore, alors on est pleinement responsable. A ce titre, les sceptiques grecs étaient d’ailleurs tout à fait responsables, puisqu’ils tiraient de leur ignorance la seule conclusion qui s’imposait : la nécessaire suspension du jugement et la prudence dans l’action.
Cependant, l’ignorance n’est pas toujours connue de celui qui ignore. Nombreuses sont les situations dans lesquelles la connaissance est inaccessible. Il est possible qu’elle soit détenue par certains, qui en priveraient les autres, il est possible aussi que les moyens techniques de l’atteindre ne soient pas à disposition, pour la simple raison que ces moyens n’existent pas encore par exemple. Quand on ne sait même pas qu’une connaissance vraie est possible sur tel ou tel objet, on peut se dire qu’effectivement, l’ignorance est inconsciente, et qu’on ne peut pas nous reprocher de ne pas savoir ce dont nous ne savons même pas que nous pourrions le savoir. En ce qui concerne le pilote d’avion évoqué plus haut, on pourrait concevoir qu’il attende, pour décoller, d’avoir une absolue certitude de pouvoir le faire sans aucun risque. Cependant, une telle certitude n’existe pas, et si elle devait conditionner l’action, on ne ferait jamais rien. C’est d’ailleurs là la distinction qu’on peut effectuer entre l’ordre du pratique et l’ordre du théorique, et cette distinction apparaît de manière particulièrement claire chez Descartes, dans la seconde maxime de sa morale provisoire, énoncée dans la troisième partie de son Discours de la méthode :
« Ma seconde maxime était d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses lorsque je m’y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées : imitant en ceci les voyageurs, qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant tantôt d’un côté tantôt d’un autre, ni encore moins s’arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu’ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que ce n’ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir; car, par ce moyen, s’ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d’une forêt. Et ainsi les actions de la vie ne souffrant souvent aucun délai, c’est une vérité très certaine que, lorsqu’il n’est pas en notre pouvoir de discerner les plus vraies opinions, nous devons suivre les plus probables; et même qu’encore que nous ne remarquions point davantage de probabilité aux unes qu’aux autres, nous devons néanmoins nous déterminer à quelques unes, et les considérer après, non plus comme douteuses en tant qu’elles se rapportent à la pratique, mais comme très vraies et très certaines, à cause que la raison qui nous y a fait déterminer se trouve telle. Et ceci fut capable dès lors de me délivrer de tous les repentirs et les remords qui ont coutume d’agiter les consciences de ces esprits faibles et chancelants qui se laissent aller inconstamment à pratiquer comme bonnes les choses qu’ils jugent après être mauvaises. »
La résolution est la marque de l’homme efficace, qui ne teste pas toutes les possibilités en même temps et sait que l’action se fait dans un certain temps, qui impose des ultimatums interdisant l’absolue certitude, et contraignant à considérer comme certain ce qui n’est que probable. Cependant, dans l’ordre de la connaissance, si il s’agit de mettre à jour la vérité, une telle précipitation n’est pas de mise. De plus, dans l’action et dans la connaissance, c’est bien, encore une fois, la volonté qui a le dernier mot, puisque c’est elle qui distingue le probable, que l’on considérera alors comme vrai. Ainsi, le caractère nécessairement incertain de ce que nous considérons au quotidien comme vrai ne peut pas constituer une excuse, tout juste s’agit il d’une circonstance atténuante, qui ne fait que préciser le cadre et les conditions dans lesquels la responsabilité est engagée.
D’ailleurs, quelles que soient les circonstances, il est difficile d’admettre que l’être humain puisse être tout à fait détaché de toute forme de conscience du caractère douteux des connaissances dont il est porteur. Si, au quotidien on doit faire preuve d’un minimum d’engagement et de conviction dans nos propres jugements, le moindre recul doit permettre, lui, de retrouver la nécessité (dont témoigne Descartes au début du discours de la méthode) dans laquelle nous sommes de revenir sur nos soit disant connaissances, et de les mettre à l’épreuve du doute. Finalement, la connaissance supposée, l’impression de savoir sont le plus souvent le camouflage derrière lequel se cache l’ignorance, nous donnant l’impression de ne pas avoir à chercher la vérité. Après coup, il sera toujours temps de dire « désolé, j’avais cru ». Si nous étions honnêtes, si nous étions méthodiques, si nous étions conséquents, nous saurions que nos « connaissances » ne sont que des opinions, et que leur accorder le statut de vérité sans s’en méfier nous permet de demeurer tranquilles tant que cette fausse connaissance ne nous conduit pas à commettre des erreurs. L’expérience que tout homme a de ses propres erreurs, l’aptitude (le bon sens, dirait Descartes) à revenir sur nos connaissances pour les remettre en question permettent d’attendre de tout homme, même manipulé par une forte contrainte idéologique, qu’il ne prenne pas ses a priori pour des certitudes. Dans la mesure où cette aptitude est la chose du monde la mieux partagée, il parait justifié de penser que le fait de ne pas la mettre en œuvre constitue un choix libre dont on est, qu’on le veuille ou non, responsable. Ainsi, de manière générale, la justification après coup relève le plus souvent de la mauvaise foi et n’est rien de plus que la reconnaissance de la possibilité, avant le drame, de mener la réflexion qui aurait permis de cerner la vérité là où on s’était contenté d’approximations, et ce d’autant plus que les approximations plaident souvent en leur faveur en s’appuyant elles mêmes sur l’inutilité de la réflexion. Un des exemples les plus connus est sans doute l’attaque récurrente de Hitler contre l’objectivité. Attaque qu’on trouve dans ses discours, mais aussi, bien avant, dans son livre-programme « Mon combat » ; dans les lignes suivantes, par exemple : « Qu’on élève le peuple allemand dès sa jeunesse à reconnaitre exclusivement les droits de sa propre race ; qu’on n’empoisonne point le cœur des enfants par notre maudite objectivité dans les questions qui ont trait à la défense de notre personnalité ». Après coup, on peut toujours dire qu’on ne savait pas. D’une certaine manière, effectivement, on ne savait pas puisque ces mots, ainsi que l’ensemble du livre, ne contiennent qu’en filigrane le véritable projet d’Hitler. Cependant, la simple lecture des ces mots pouvait, dès leur publication, susciter une inquiétude suffisante pour que l’adhésion à ce programme ne constitue pas une évidence. Ne pas se poser de questions alors qu’il est possible d’en poser, voila de quoi est responsable celui qui plaide l’ignorance, et c’est la principale raison pour laquelle l’ignorance ne permet pas de nous mettre hors de cause.
Ainsi, l’évidence, c’est qu’on aimerait bien que l’ignorance puisse nous déresponsabiliser. Mais on l’a vu, pour cela, il faudrait qu’elle échappe à toute volonté de notre part. C’est loin d’être aussi évident : nous avons au contraire de multiples raisons de ne pas nous confronter aux questionnements permettant de prendre conscience de l’ignorance, et d’y demeurer. Notre rapport à l’ignorance, la tendance que nous avons à nous y complaire et à la désigner comme justification de nos erreurs et de nos errances montre à quel point l’homme est mal à l’aise avec sa propre condition : plongé dans un monde dans lequel il peine, depuis toujours, à trouver des repères, ses conditions d’existence le pressent néanmoins de se prononcer sur l’univers, et d’y agir, ce qui lui impose de faire mine de savoir de quoi il parle, et ce qu’il fait. On l’a vu, il s’agit le plus souvent d’une simple illusion de savoir, qui masque mal une véritable ignorance, d’autant plus tenace qu’elle n’est pas reconnue comme telle. Plaider l’ignorance comme excuse, vouloir se mettre ainsi hors de cause, c’est finalement refuser la condition propre à l’humanité et se prendre pour des sages, ou un dieu. Mais une telle attitude ne peut que condamner l’homme à souffrir des résultats de ses propres erreurs, à chaque fois qu’il aura agi comme s’il pouvait prétendre savoir, oubliant que pour lui, la vérité est l’objet d’une quête, et non d’une possession. Oubliant qu’il ignore, l’homme agit donc en aveugle sûr de lui, et ne souvient qu’il est ignorant que quand il tombe, rejetant la faute sur l’ignorance comme si celle-ci lui était extérieure, alors qu’elle lui consubstantielle. Ainsi, prendre l’ignorance pour excuse revient à ignorer l’ignorance dont nous sommes porteurs, et à se complaire dans une fatalité dont nous préférons oublier que nous sommes sa véritable cause.
Références complémentaires :
Christian Morel : Les décisions absurdes – Gallimard 2002
Il ne s’agit pas de philosophie, mais d’une étude technique sur la manière dont des décisions collectives, menées dans la concertation et l’organisation, peuvent néanmoins avoir des conséquences catastrophiques. De nombreux exemples sont pris dans l’histoire récente des techniques (crash aérien, explosion de la navette spatiale, erreurs de marketing de grande ampleur) mais aussi dans la culture cinématographique, en particulier le film « le pont de la rivière Kwai ». Le concept d’ignorance y est évidemment abordé, et on y constate que, comme nous l’avons dit, l’ignorance se camoufle aisément derrière les discours les plus dogmatiques, surtout si le doute est perçu comme une faiblesse.
Le pont de la rivière Kwai – real : David Lean – 1957.
Puisque l’étude de Christian Morel y fait référence, on peut revoir ce grand classique qui, dans l’optique qui nous intéresse ici, est un beau film d’entêtement : un colonel, fait prisonnier avec ses hommes par l’armée japonaise, s’investit tellement, et investit tellement ses hommes, dans la construction d’un pont qu’il oublie que ce pont doit servir l’armée adverse. Ses hommes, ainsi que ceux qui viendront détruire cet ouvrage seront dés lors confrontés à un individu qui ignore tout un pan de son existence et de sa mission. Ce colonel ira d’ailleurs jusqu’au bout de son propre entêtement en tentant tout d’abord d’empêcher le sabotage de son propre ouvrage, puis en le détruisant quasi accidentellement. Tout au long du film, on voit quelqu’un qui est prêt à dire « je suis innocent, je ne savais pas » et dont on voit qu’il peut à tout moment sortir de l’ignorance. Cette observation suffit à le rendre tout à fait responsable de sa propre ignorance, puisqu’il l’entretient et s’y complait. Cependant, dans un même mouvement, on peut voir dans l’œuvre qu’est ce pont une tentative de dépasser la condition trop humaine pour se transcender dans une réalisation parfaite. Néanmoins, le film témoigne alors du danger qu’il y a à se croire investit d’une mission supérieure, dans la mesure où ce postulat de départ est capable de maintenir celui qui en est l’objet dans l’ignorance de tout ce qu’il est censé savoir.
Christopher R. Browning : Des hommes ordinaires – Les belles lettres 1994
Etude historique menée sur le 101è bataillon de police de réserve allemande, constitué d’un grand nombre de pères de famille inaptes à partir au front. Le 13 Juillet 1942, ces hommes vont abattre, au fusil et à bout portant 1500 femmes, enfant, vieillards, entassant les cadavres dans les bois environnant le village polonais de Josefrow. Ainsi, on prend des hommes « communs », et on leur demande de faire quelque chose que l’écrasante majorité n’avait sans doute jamais imaginé faire un jour. A partir de ce 13 juillet, en seize mois, les hommes de ce bataillon va abattre de cette manière 38 000 hommes, en déporter 45 000 (sous le statut de « juifs de labeur). En s’intéressant à ces hommes que rien ne semblait prédestiner à cette participation à la solution finale, Browning permet d’aborder de manière universelle (d’où le titre du livre) le rapport que notre propre conscience peut entretenir avec ce que nous préférons ignorer. Le lecteur pressé pourra se reporter directement au dernier chapitre, dans lequel est plus particulièrement étudiée la manière dont ces hommes ont été conduits, par la fermeté d’une formation maîtrisée mais aussi par un certain abandon, à commettre l’impensable. On peut associer à cette lecture le livre de Stéphane Courtois « Qui savait quoi ? », qui répertorie un grand nombre de documents publiés et distribués en 1941 et 1945, qui pour beaucoup témoignent de ce qui était à l’œuvre au plus intime du projet nazi. Ce sont là des pièces importantes à verser au dossier de la question de l’ignorance, dont on peut se demander dans quelle mesure elle n’est pas parfois, volontaire. On ne peut traiter ce sujet sur ce seul plan, du moins en situation d’examen, car cela conduirait à faire glisser le sujet vers une question qui ne le traiterait pas entièrement. En revanche, aujourd’hui, ce qui a eu lieu en Europe à cette époque est sans doute une des raisons les plus importantes de poser la question qu’est ce sujet.
Bien sûr, on se reportera aussi à la réflexion que Hannah Arendt mena sur cette question, particulièrement lors du procès de Jérusalem, réflexion qui la mena à théoriser ce qu’on appelle depuis la « banalité du mal » : Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, 1963 1966 pour la traduction française)
Blaise Pascal – Pensées
Le traitement du sujet n’y fait pas référence, mais on se reportera aussi avec intérêt à la réflexion de Pacal sur le divertissement, qui permet de penser de manière fertile la manière dont nous évitons soigneusement d’aborder des questionnements trop profonds, préférant demeurer dans un savoir rassurant et dogmatique, ou dans l’amusement lié à notre impossibilité à prendre en compte le sérieux des questions qui se posent à nous.
René Descartes – Discours de la méthode – 1637. Troisième partie. Descartes est un des auteurs qui a su le mieux articuler l’exigence de certitude dans l’ordre de la connaissance et la nécessité de se fier au probable dans l’ordre de l’action. On trouve cette distinction dans les règles de la morale provisoire, qui se trouvent dans cette troisième partie. Elles sont d’autant plus intéressantes qu’elles semblent en contradiction avec les règles de la méthode elle-même, mais elles ont toute leur pertinence dès lors qu’on saisit que le souci de Descartes consiste bien à proposer une pensée qui n’empêche pas l’action tout en rendant possible une connaissance indubitable.
Sources iconographiques :
Photographie trouvée dans la galerie d’un jeune photographe polonais, dont le travail est visible ici :
http://lort-fenix.deviantart.com/gallery/
Photographies de l’exposition de Robert Stadler, dans l’Eglise Saint-Paul, lors de la nuit blanche 2007. L’œuvre est intitulée « ? », et décrite ainsi :
« Le visiteur entre dans l’église par une des portes latérales et voit d’abord une série de sphères lumineuses en lévitation disséminées dans l’espace. En avançant vers le centre ces sphères s’organisent en un point d’interrogation géant. Ouverture au public à partir de 20h30.
Le signe de ponctuation se superpose aux symboles religieux. En déambulant dans l’église le point d’interrogation se décompose à nouveau. La figure redevient abstraction pour refléter une autre figure caractéristique dans les églises, à savoir les luminaires suspendus. En contrastant avec la symétrie de l’édifice, ces points de suspension lumineux se perçoivent comme un solfège, une ponctuation du volume architectural. La question (ou le doute) est absorbée par l’espace. »