En guise d’antidote à de trop longues minutes passées devant Next ou Exposed (aux parents ne sachant pas de quoi il s’agit, on ne peut que conseiller de jeter un coup d’œil à ce que Europe2 TV propose en matière de programme, l’après midi; ils seront sans doute édifiés sur ce que les media ont construit comme « programme pédagogique » en matière d’éducation sentimentale (et sans doute faudra t-il prochainement se pencher sérieusement sur la logique qui peut pousser des producteurs à proposer de telles émissions, parce que ça en dit peut être long sur le « fond » du spectateur qu’on souhaite toucher, et on devine plus ou moins les résultats visés par ce genre de moyens)), en guise de pharmakon contre la transformation du désir en simple besoin, voici donc un petit conseil de lecture qui permettra de compléter l’étude faite en cours du classique de Platon qu’est le Banquet.
Nous en sommes à ce point de désenchantement sur l’amour où la simple rencontre avec Aristophane nous racontant le mythe des androgynes dessine un sourire ironique sur les visages des élèves de terminale, qui pour beaucoup sont revenus de cela comme du reste. On voit sans doute le même sourire sur le visage d’un élève de six ans, qui constate mi navré, mi amusé, que certains croient encore au Père Noel, sachant lui, dans la sagesse que lui accorde son âge, qu’il y a des illusions et des mensonges qu’il est bon d’avoir dépassés. Bien sûr, l’idée qu’une moitié nous corresponde, quelque part dans le monde est certes séduisante, mais à l’heure où la vie est longue, à l’heure où il faut simuler la vie adulte le plus tôt possible, et où cette simulation passe en partie par la conviction que l’accessoire indispensable est un « partenaire », à l’heure où il requis de tous que soit vécu ce qui auparavant était exceptionnel, on peut être un peu désabusé face à la définition qu’Aristophane proposait de l’amour dans le récit que lui prête Platon : « L’amour recompose l’antique nature, s’efforce de fondre deux êtres en un seul, et de guérir la nature humaine. » Si le manque de l’Autre est d’autant plus ressenti qu’on en a fait une nécessité sociale, et ce depuis que le mariage est censé associer les individus sur la base de leur amour et non de leur intérêt commun, il est peu probable que les individus en question visent une quelconque reconstitution d’une « antique nature » perdue, tant on les a tous convaincus qu’ils devaient au contraire tendre à se suffire à eux-mêmes, éventuellement en utilisant les autres à cette fin. On veut bien s’associer, on veut bien contracter, on veut bien faire « un bout de route », mais on ne va pas se noyer dans la fusion qui nous dépossèderait de nous-mêmes.
Ce faisant, nous nous coupons pour de bon de ce que nous disait ce mythe sur notre compte : seul, je ne suis pas moi-même, parce que je ne deviens ce que je suis que par la tension générée entre moi et cet autre en compagnie duquel se vit ce qu’on appelle l’amour. En d’autres termes, c’est au moment où l’institution du mariage perdait ce qu’elle pouvait avoir d’intéressée et où on pouvait l’imaginer comme une véritable possibilité de fusion, que l’individu s’est mis à se concevoir comme une forteresse imprenable, communiquant éventuellement avec d’autres tours, mais leur demeurant définitivement fermée. Il est peu étonnant dès lors que le mythe des androgynes nous parle aujourd’hui assez peu. On n’en a finalement gardé que quelques éléments de vocabulaire qui ne font que le dénaturer, en particulier une tendance à profondément ancrée en nous à utiliser des termes relevant de la possessivité pour s’adresser à celle, ou celui, qu’on aime, ce qui est finalement étranger au mythe, puisque les moitiés d’androgynes ne s’appartiennent l’une l’autre que dans la mesure où elles acceptent de se déposséder d’elles mêmes, comme le bras ne peut considérer que la jambe lui appartient que si il accepte lui-même de ne pas être le tout du corps (seule possibilité de réciprocité qui ne soit pas réductible à un simple contrat). Dans l’amour, l’Autre n’appartient à moi qu’au moment où je ne suis plus moi-même, sinon, il n’est plus qu’un objet pour moi et l’amour se réduit à un fétichisme de plus, parmi tant d’autres.
On voit mal, dès lors, en dehors d’un vague manque d’être confusément ressenti, qu’on attribuera facilement à une tendance « romantisante » à se laisser aller à espérer quelque chose du monde, une faiblesse « idéalisante » osant, irrationnellement semble t-i, placer hors de soi une part de son propre accomplissement, on voit mal comment on pourrait aujourd’hui trouver dans le discours d’Aristophane un écho de ce que nous appelons désormais « amour », tant les stratégies que nous mettons en œuvre pour le trouver semblent éloignées de cette ouverture béante, de cette incomplétude essentielle dont son mythe témoigne.
Pourtant, la béance est ressentie, l’incomplétude est tout simplement une évidence ressentie quand elle n’est pas encore une conclusion méthodiquement pensée, et elle n’est pas seulement vécue sur le mode d’un manque de réussite sociale. Madame Bovary témoignait à sa manière du fait que l’accomplissement social qu’est un « bon mariage » ne suffit pas, et qu’une tension impérieusement supérieure nous mène, fut-ce, en apparence seulement bien sûr, à notre propre perte. En quelque sorte, nous n’arrivons pas à acter définitivement la rationalisation totale de nos transports amoureux, nous ne nous faisons pas à l’idée de les placer pour de bon sous les auspices efficaces, tellement performants qu’ils en deviennent prévisibles, de Meetic.
C’est sans doute cette résistance qui permet aujourd’hui de lire encore ce que les grecs ont à nous dire de l’amour, c’est sans doute cette énergie ressentie qui nous empêche d’abandonner tout à fait les mythes, parce qu’au-delà de l’espoir, ils désignent précisément cette impossibilité à maîtriser tout à fait ces mouvements qui nous animent suffisamment pour nous déséquilibrer. Dès lors, malgré les désillusions dont nous sommes tout autant les auteurs que les victimes, peut être sommes nous encore capables de lire ce que, par exemple, André Gorz écrivit quand il s’agit de rendre justice à un déséquilibre d’écrivain dont il souffrait, et mettre en lumière ce qui avait tenu cette vie de réflexion, qui de l’extérieur semblait suffisamment solide pour tenir droite par elle-même. Dans « Lettre à D. – Histoire d’un amour », on découvrait que dans l’ombre de lui-même, dans son dos pourrait-on dire, se tenait celle à qui s’adresse ce livre. On pourrait se contenter de dire que la lecture de ce livre est accessible à tous, mais on sera plus juste en disant aussi qu’au-delà de l’accessibilité de ce texte, celui-ci a justement pour particularité de mettre de nouveau le doigt sur cet appel qui résonne à nos sens et nos esprits et nous pousse à aller vers l’au-delà de nous-mêmes, et donc de ne pas se satisfaire de soi, tel qu’on est dans l’insularité de notre être. Toujours est il qu’on a dans ce livre un beau moment de confrontation d’une pensée à la limite que devient la mort quand elle est nécessairement la perte d’une vie devenue fondamentale à cause de l’amour. En effet, finalement, seul celui qui aime touche dans sa vie l’éternité, et il est dès lors seul à ressentir la mort comme l’arrêt de se qui ne devrait pas connaître de fin, comme la séparation de ceux qui ne devraient pas être séparables. C’est sans doute pour cela qu’à la fin de ce court ouvrage, André Gorz n’hésite pas à émettre l’éventualité d’une vie après la mort ou d’une autre vie, simplement parce que dans la perspective sans fin de l’amour, cette ouverture s’impose.
Deux extraits seront proposés ici, tirés des deux extrêmités de l’ouvrage, deux moments d’intimité qui parviennent à toucher à l’universel.
Les premières lignes tout d’abord :
« Tu vas avoir quatre-vingt-deux ans. Tu as rapetissé de six centimètres, tu ne pèses que quarante-cinq kilos et tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais. Je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la chaleur de ton corps contre le mien. J’ai besoin de te redire simplement ces choses simples avant d’aborder les questions qui depuis me taraudent. Pourquoi es-tu si peu présente dans ce que j’ai écrit alors que notre union a été ce qu’il y a de plus important dans ma vie ? (…) J’ai besoin de reconstituer l’histoire de notre amour pour en saisir tout le sens. C’est elle qui nous a permis de devenir qui nous sommes, l’un par l’autre et l’un pour l’autre. Je t’écris pour comprendre ce que j’ai vécu, ce que nous avons vécu ensemble. »
Les dernières lignes enfin :
« Tu viens juste d’avoir quatre-vingt-deux ans. Tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais. Récemment je suis retombé amoureux de toi une nouvelle fois et je porte de nouveau en moi un vide dévorant que ne comble que ton corps serré contre le mien. La nuit je vois parfois la silhouette d’un homme qui, sur une route vide et dans un paysage désert, marche derrière un corbillard. Je suis cet homme. C’est toi que le corbillard emporte. Je ne veux pas assister à ta crémation ; je ne veux pas recevoir un bocal avec tes cendres. J’entends la voix de Kathleen Ferrier qui chante : « Die Welt ist leer, Ich will nicht leben mehr » et je me réveille. Je guette ton souffle, ma main t’effleure. Nous aimerions chacun ne pas avoir à survivre à la mort de l’autre. Nous nous sommes souvent dit que si, par impossible, nous avions une seconde vie, nous voudrions la passer ensemble. »
Il n’y a ici que peu à ajouter, parce qu’on touche aux limites de la pensée quand elle est confrontée à cette expérience de l’infini espéré et qu’elle doit prendre en compte la limite nécessaire qu’est la mort, rendue insupportable par le fait qu’à cause de l’amour, précisément parce qu’il est de l’ordre du désir, toute limite devient une prison insupportable. On est loin de la vision conventionnelle et socialement institutionnalisée de la relation amoureuse, on se reportera d’ailleurs aux passages dans lesquels André Gorz revient sur les réticences qu’il avait envers l’idée même de mariage, réticence sur lesquelles il revint dans une interview donnée en Octobre 2006 au quotidien Libération :
« On ne peut pas réglementer l’amour, on ne peut pas prescrire ni les normes de conduites, ni de fidélité ou quoi que ce soit. Je parle de pacte pour la vie avant même d’évoquer l’idée de mariage. C’est Touraine qui a écrit : l’amour est la moins sociable des conduites, potentiellement capable de toutes les transgressions sociales. L’amour est une transgression sociale. Parce qu’il préfère une personne à la société, l’amour contient tous les germes de la subversion. Il était très mal vu dans les régimes totalitaires et il continue à l’être. Dans le nazisme ou le stalinisme, l’amour était considéré comme une trahison, parce qu’on n’a pas le droit de mettre une personne au-dessus de la société. Le mariage est un moyen pour la société de récupérer l’amour. »
Voici donc réactivées ces quelques lignes platoniciennes :
« L’amour recompose l’antique nature, s’efforce de fondre deux êtres en un seul, et de guérir la nature humaine. ».
André Gorz reprend l’idée à sa manière :
«L’amour est la fascination réciproque de deux sujets dans ce qu’ils ont de moins dicible, de moins socialisable, de réfractaire aux rôles et aux images d’eux-mêmes que la société leur impose, aux appartenances culturelles.»
Entre les premières et les dernières lignes de cette Lettre à D., c’est cette histoire commune qui se récite, qui donne énormément l’impression que ces deux là se sont trouvés, mais qui témoigne aussi de la persistance du manque, et dès lors du maintien du désir. Une vie menée comme un mythe à mesure humaine, à sa pleine mesure.
Pour poursuivre la lecture :
André Gorz – Lettre à D. – Histoire d’un amour – ed. Galilée ; 2006
bonsoir,
commentaire sur André Gorz – Lettre à D. – Histoire d’un amour – ed. Galilée ; 2006
je viens de lire les quelques passages de ce livre.
je suis toute émue. Si tous les fommes pouvaient écrire ceci à leur femme, ce serait tellement plus merveilleux!
Mes larmes coulent par la beauté de ses mots. Voilà la plus belle chose, pour moi,d’écrire sur celui ( ou celle ) qui partage notre vie. Quelle reconnaissance!
Mais rien de plus cruel aussi d’écrire sur son être aimé: cela marque ce sempiternel temps, où nous vivons, et trépassons. Seuls les souvenirs et réminiscences permettent de nager la tête hors de l’eau… et rien de plus beau que les souvenirs de l’autre… de l’amour. Quel monde cruel, quand même.
je n’ai qu’une chose à dire:
« Dans les méandres de la vie,
Ce fut grâce à tes yeux
Que j’ai pu m’élever .
Seulement, ton âme m’est arrachée
Ne reste que nostalgies dans le creux
De cette main que tu touchais.
Rien de plus cruel que de courir
Vers ce monde inconnu.
Oh! Noble Lumière, apporte moi ce fruit
Délicat de nos amours,
Car sans toi, je me vêtirai de ce linceul,
pour me laisser noyer dans le Sûpreme Sommeil. «