Tout cours sur l’art, en Terminale, se heurte à deux obstacles. D’une part, on peut passer pas mal de temps à déplorer que les élèves n’aient pas une culture artistique très développée (mais en même temps, on peut aussi se demander quelle part de leur scolarité a été consacrée à une découverte de l’art, en dehors de l’apprentissage de la littérature), d’autre part, au delà de l’absence de maîtrise de la culture classique, on s’étonne de les voir finalement souvent peu armés devant ce qui leur est proposé aujourd’hui : on peut s’étonner, ou s’inquiéter, de les voir fréquemment assujettis à des propositions musicales ou cinématographiques simplement très conventionnelles, à un âge où on devrait pouvoir au contraire se permettre des expérimentations, où on devrait être avide de sensations nouvelles (et quelque chose nous dit que cette mise entre parenthèse du désir a quelque chose à voir avec une anesthésie plus générale). Il ne s’agit pas de prohiber l’écoute de Rihanna; après tout, au moment de constituer une playlist plaisante pour accompagner le trajet domicile/lycée, on écoute bien ce qu’on veut, et Rihanna ou Michèle Torr, cela ne relève pas d’un rapport à l’écoute de la musique si différent que ce que les apparences veulent bien laisser croire, puisque c’est le plaisir immédiat qui dicte l’écoute. Mais on le sait bien, le plaisir immédiat ne peut pas être ce qui dicte les normes de la beauté, à moins de refuser de considérer le Beau comme une valeur, comme ce qui nous hisse vers une qualité d’expérience un peu plus élevée, plus subtile. Ainsi, il y aurait un au-delà de la simple expérience dans laquelle nous prenons du plaisir à nous confronter (ou plutôt à nous conforter) à ce qui nous procure déjà du plaisir.
Reste à savoir quoi.
Parce que pour un lycéen qui voudrait vraiment constituer une histoire de sa propre sensibilité, se pose vite le problème de ce vers quoi il est censé se diriger, les écueils culturels semblant nombreux. Il se trouvera vite sur un terrain dans lequel les batailles font rage depuis des siècles, au milieu de mercenaires et soldats de métier qui se battent depuis des décennies pour des causes pour certaines antiques, les tranchées sont déjà creusées, les pertes sont incalculables, les monuments aux morts déjà dressés et fleuris; et il faut choisir son camp. Figuratisme ou Abstraction ? Rembrandt ou Rothko ? Classique ou moderne ? Bach ou Varèse ? Pulsionnel ou intellectuellement raffiné ? Krump ou la danse classique ? Ou bien, à chaque fois, les deux, ou l’un et l’autre par intermittences ? Autant de choix pour lesquels les conseils sont multiples, les condamnations sont déjà écrites, et on se trouvera toujours être dans le camps adverse de quelque autorité supposée, qui fera de la trajectoire esthétique suivie une impasse, une hérésie, un égarement, une participation à l’effondrement de la civilisation (après tout, d’ailleurs, écouter Rihanna, au moins, ça permet de confirmer le monde de la consommation bourgeoise dans ses principes, ça a l’avantage de demeurer dans un projet global finalement plutôt cohérent).
Face à cette inquiétude, on ne peut rappeler qu’une chose : l’exigence culturelle n’est pas dûe aux autres, elle n’existe que face à soi même. Et il n’y a pas d’itinéraires que l’on doive suivre. Ou s’il y en a, on ne sait pas qui en détient les cartes. Ainsi, quand dans une discussion en classe, on en arrive à ce moment intéressant où les élèves peuvent demander « bon, mais alors, qu’est ce qu’on doit écouter ? » sans doute la seule réponse honnête qui puisse leur être apportée, c’est qu’il n’y a pas de réponse à cette question, et que l’erreur consiste précisément à instituer certaines expériences comme devant être faites, là où d’autres seraient facultatives, ou même déconseillées. Ainsi, l’expérience musicale singulière qu’est l’oeuvre d’Edgar Varèse, évoquée ici même il y a quelques semaines, ne peut pas constituer, pour tout le monde, un passage obligé; on ne peut pas ignorer que pour la plupart de ceux qui se lanceraient dans l’aventure, cette expérience ne susciterait rien d’autre que l’impression de n’être décidément pas fait pour la culture, tant on peut demeurer étranger à ce genre de proposition. C’est qu’il y a un temps pour chaque expérience, et qu’il en va des expériences esthétiques comme des cuites, il faut savoir en gérer les intensités, et maîtriser sa propre sensibilité de manière à se confronter à ce qu’on est capable, à tel moment dans sa vie, d’apprécier. Dès lors, tout ce qu’on peut faire, c’est fureter, patienter, et demeurer suffisamment aux aguets pour parvenir à discerner, dans le paysage culturel qui est le sien, les oeuvres susceptibles de constituer pour nous un courant ascendant dans notre parcours singulier.
A cause de cela, il est délicat de proposer des oeuvres aux élèves, car toute proposition dans le cadre scolaire prend vite l’allure d’une prescription autoritaire dans un domaine où l’autonomie devrait être la règle, et ce d’autant plus que l’enseignant a nécessairement la volonté de guider l’élève vers des valeurs sûres, alors même que tout le sel de l’expérience esthétique, c’est précisément qu’elle ne peut être « sûre » avant d’être éprouvée, que tout dogmatisme esthétique, qu’il soit dicté par l’école ou par les goûts personnels, constitue un décalage de la sensibilité qui va fausser le travail des oeuvres, qu’il s’agit au contraire de laisser jouer librement avec nos sens. A la limite, les meilleurs conseils devraient peut être s’appuyer sur les doutes que l’enseignant, au jour le jour, peut lui même avoir vis à vis de ses propres expériences face aux formes, ce qui nécessiterait une confiance réciproque dont on admettra qu’elle est rarement d’emblée partagée dans ce terrain vague qu’est la classe (je pense là au terrain vague tel que le décrit Koltes dans La Solitude des champs de coton : dans la classe, il y a un dealer, des passants, et la phase d’observation, consistant à évaluer ce que l’un a à proposer, et ce que les autres sont prêts à céder pour l’acquérir peut bien prendre une année scolaire entière).
Tout ceci pour expliquer que j’ai décidé hier, après une heure un peu privilégiée dans une classe aux effectifs réduits, grâce au fait que la plupart des élèves passaient leur épreuve de sport, obligeant à changer le fusil pédagogique d’épaule (en gros, on était censés partager ce chemin étrange par lequel Descartes prouve que Dieu existe bel et bien, et on a finalement fait un parcours de deux heures, très improvisé, entre Noir Désir et des reprises étonnantes de Soeur Sourire (j’y reviendrai); d’une certaine manière, à l’orée du mois de Juin, les conditions d’un véritable cours étaient enfin atteintes), j’ai décidé, disais-je, d’ouvrir un peu plus ce blog à cette forme artistique dans laquelle les élèves baignent tant, la musique; non pas pour indiquer ce qu’il faut écouter (je n’ai pas la moindre idée d’une réponse à une telle question), mais pour signaler que sans aller jusqu’à Varèse, il y a des musiciens qui travaillent à redéfinir ce qu’est la musique tout en demeurant audibles, parfois même en permettant un certain plaisir. Ce sera une zone de d’incertitude, certainement pas une leçon d’histoire de la musique. Seulement une tentative de susciter une aventure au milieu des formes, et rien de plus. Surtout, rien de plus.
Et comme je l’évoquais un peu plus haut, au détour d’une parenthèse, ça va commencer avec Soeur Sourire.
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