C’est l’été, les enseignants peuvent goûter ces fameux deux mois de vacances qui font toute l’attraction de leur profession. C’est le moment ou jamais d’aller fouiller les archives pour en tirer de quoi alimenter l’année suivante, afin de ne pas s’endormir au beau milieu d’un programme qui pourrait, à force, être utilisé à la manière d’un matelas multispires.
Au risque de passer pour quelqu’un qui serait né au vingtième siècle (l’une des caractéristiques que les enseignants de philosophie partageront encore quelques temps avec leurs élèves), je constate que la plongée dans les manuels des années 70 produit souvent comme un électrochoc salutaire, permettant de remettre les électrodes de la pensée à leur juste place, et de positionner le potentiomètre sur une tension suffisamment élevée pour que les neurones envoient encore, les uns vers les autres, quelques signaux assez puissants pour produire encore quelque effet.
Ainsi, dans la réserve de la Bibliothèque Jean-Pierre Melville (Paris 13) sommeille un ouvrage de 1973, écrit par Hubert Grenier, intitulé La connaissance philosophique, qui se présente comme une suite de cours qui se concentrerait sur la partie du programme qui concerne la connaissance. L’essentiel en somme. On ne peut s’empêcher de penser que tant qu’à faire des coupes sombres dans le programme tout en cherchant à le « boucler », afin qu’un élève puisse aborder n’importe quel sujet en fin d’année, c’est cette partie du programme qu’il faudrait préserver. En somme, cet ouvrage permet de comprendre à quel point les livres proposant d’ingurgiter le programme de terminale sous forme de concentré de fiches (une par notion), dont on ne sait trop dans quelle pensée il pourra être dilué, sont à côté de la plaque quand ils promettent d’aller à l’essentiel en voulant ne faire aucune impasse, oubliant qu’en philosophie, il n’y a rien qui ressemble plus à une impasse qu’un chemin qui ne mène nulle part.
L’introduction de La connaissance philosophique (on appréciera au passage ce titre qui prend tout son sens à la lecture de l’ouvrage, et qui constitue moins un objet présenté qu’un problème à explorer) donne le ton, et si je la partage ici, c’est qu’elle permet tout autant une introduction à la philosophie (pour des élèves sortant de première qui seraient capables de lire un texte sans en comprendre tous les détails, et qui chercheraient ainsi à mettre les pieds en territoire inconnu), que de transition vers la philosophie (pour des élèves qui, sortis de Terminale, souhaiteraient ne pas rompre avec ce qui fut initié en cette dernière année de lycée, et qui aimeraient recentrer un peu la masse de contenus abordés pendant l’année), qu’une très bonne introduction à l’un des sujets proposés aux candidats du bac ES, cette année (Une vérité scientifique peut elle être dangereuse ?).
Sans plus attendre, je vous livre cet avant propos, et on dédicacera la première phrase à tous ces nouveaux étudiants courageux qui se sont inscrits pour une L1 de philosophie. Sans doute trouveront-ils dans ces propos comme une main posée sur leur épaule :
« Il n’est pas très confortable aujourd’hui, pour des raisons dont toutes ne touchent pas à la nature des institutions, d’être un étudiant en philosophie si c’est la philosophie que l’on souhaite vraiment étudier. A l’écart de la recherche bruissante où se précipitent dans les secteurs en pointe tant de beaux zèles, on ne peut que se sentir désagréablement classé du côté de ceux qui « ne travaillent pas ». La philosophie passait jadis pour la reine des sciences. Que sa place au soleil du savoir soit contestée n’est pas tout à fait récent ; il est plus surprenant que se chargent désormais du réquisitoire les professionnels de cette discipline. Or la dénonciation du vide de la philosophie semble de plus en plus servir d’unique contenu à certains propos qui se prétendent philosophiques. Tel est le nouveau ton supérieur.
A l’étudiant perplexe, déjà peut-être désabusé, s’adresse ce livre. Il voudrait, autant qu’il le peut, l’affermir dans cette pistis, cette confiance en la philosophie faute de laquelle, selon Platon, l’exercice de la réflexion est altéré, compromis dès le départ. A une époque où le mot métaphysique fait sourire, où l’expression de connaissance scientifique est devenue un pléonasme, celle de connaissance philosophique une imposture, il importe plus que jamais, si nous ne consentons pas à ce que s’éteigne une irremplaçable lumière, de nous fortifier à la puissance intacte de la tradition.
Par là, l’étudiant n’a pas à craindre les dangers de l’inactualité, car mieux que celui qui se flatte d' »être de son temps », comme si ce que chacun appelle orgueilleusement « son » temps n’était pas toujours le temps des autres, donc le temps de personne, le temps d’un malentendu, vit, active son temps celui qui se montre intempestif. L’intempestivité, c’est dans le temps le rappel, le harcèlement, l’intrusion de l’éternel. De ce point de vue, les oeuvres des véritables philosophes ayant été dès leur publication intempestives nécessairement le demeurent. Présent déjà passé quand il se présente l’inactuel; présent ne passant pas, ne se dépassant pas sinon en lui-même, l’intempestif. Il a tout l’avenir devant soi. Voilà pourquoi, comme le dit Hegel, c’est une histoire que l’histoire de la philosophie et pourtant ce n’en est pas une. Il est commode, pour neutraliser les philosophies, pour les réduire aux opinions qu’à telle ou telle époque des hommes ont émises, de les aligner en rang chronologique, comme des étoiles mortes depuis plus ou moins d’années-lumière. En les disposant ainsi à côté les unes des autres le long de la galerie culturelle, on croit gagner sur tous les tableaux, satisfaire à la fois au respect demandant de les mettre de côté et à l’irrespect demandant de les mettre par côté. Mais ce qui est venu déranger le monde, le monde ne l’arrangera pas et s’en arrangera pas aussi aisément.
Cet ouvrage que ne soutient que la certitude de l’éternité d’une philosophie constante au travers de ses conflits, de ses crises, de ses révolutions, par sa visée, son enjeu : rien d’autre que le salut, théorisé par elle seule, présente le paradoxe d’être un discours de circonstance. Voilà vingt ou trente ans, au moment où le retour husserlien « aux choses mêmes » était étrangement interprété par l’école phénoménologique de Paris comme un « désaveu de la science », il convenait de souligner auprès des étudiants que Descartes et Leibniz construisirent leur métaphysique à la façon d’un calcul, plus difficile en un sens et plus facile en un autre que les mathématique, puisque privé des ressources mais aussi exempt des complications de l’imagination; que la connaissance du troisième genre chez Spinoza, savoir proprement philosophique, ne peut naître que d’une analyse des conditions de possibilité de la connaissance du deuxième genre dont le ressort est scientifique; bref que nul n’entre ici s’il n’est géomètre. La philosophie se corrompt de deux manières : soit en se coupant de la science, soit en se résorbant en elle. De rappeler se second péril, le plus menaçant aujourd’hui, ne signifie pas qu’on sous-estime le premier. Faut-il ajouter que si nous sommes persuadés que l’épistémologie n’est actuellement dans l’esprit de beaucoup que l’unique manière de continuer à « faire de la philosophie » quand on a renoncé à philosopher, nous ne méconnaissons ni la nécessité pour le philosophe de s’instruire des sciences ni la valeur de tant de travaux d’histoire et de philosophie des sciences qui sont l’honneur de notre Université.
Les deux périls que nous venons d’évoquer sont-ils du reste si différents ? On parle d’autant plus de la science qu’on en fait moins et qu’on la confond avec un « discours ». On croit en ce cas naïvement qu’il suffit d’en parler pour en faire et que, puisqu’il arrive à ceux qui en font d’en parler, réciproquement ceux qui en parlent en font à leur façon. Une réflexion sur la science, même si elle est développée par un savant, n’est plus scientifique. Qu’elle le veuille ou non, elle est, ou n’est pas ! philosophique. Autre chose les équations que formule Einstein, autre chose ce qu’il « dit » d’elles, la portée conceptuelle qu’il leur donne. Cela relève aussitôt de la compétence et du contrôle de la philosophie. L’homme de science n’ignore pas pour sa part la différence entre ces deux domaines dont il ne franchit par frontière qu’à ses risques et périls, comme Théétète se laissant interroger par Socrate.
Le pire serait donc cette sorte de territoire incertain où l’on ne sait plus s’il s’agit encore de la science ou s’il est question désormais de philosophie. Trop facilement serait-on disposé à l’occuper quand on répugne tout ensemble à l’exactitude de l’une et à la la rigueur de l’autre. Ce terrain de nos jours, c’est l’anthropologie. De cet artifice inusable de la rhétorique qu’est l’homme – Protagoras en a importé la notion dans la sphère du logos – que faire, il est vrai, sinon en parler ? Toujours, dans l’ancienne comme dans la nouvelle sophistique, c’est un signe de déclin spéculatif dès lors que l’homme ne s’intéresse plus qu’à l’homme, ne se passionne plus que pour l’homme. Classiquement on ne traitait pas de l’homme en philosophie. Homo, pour prendre un exemple, ne se profile fugitivement dans les Méditations de Descartes que sous l’espèce de sa définition obscure, compliquée, sans portée, donc rejetée, d’animal raisonnable. En philosophie on traitait de ce qui est, de ce qui compte, du monde, de l’esprit. Mais l’homme se désigne pour l’antihumanisme contemporain, humanisme raffiné et sournois, comme cet être dont l’inexistence même devrait être inventée. Est-il meilleur alibi pour notre bonne conscience contestante que cet absent qui a toujours tort ? »
Hubert Grenier – La Connaissance philosophique, 1973, Masson & Cie, Paris.
Je pourrais presque donner ce texte le jour de la rentrée, et donner comme projet à l’année de se rendre capables de le relire en Juin, capables d’en saisir tous les enjeux, et toute la puissance.
J’ajouterais que d’autres blogs de professeur rendent hommage à ‘Hubert Grenier, en particulier celui-ci, c-panik-a-bord.blog4ever.com, qui propose exactement le même extrait que celui que je propose ci-dessus. Je pourrais regretter de ne pas l’avoir simplement copié/collé, mais je préfère de loin avoir pu, le temps de ce travail de moine copiste, mettre mes pieds dans les pas de ce maître.
On notera aussi qu’un recueil de ses cours a été publié, sous le titre La liberté heureuse, par Ollivier Pourriol. Et bien sûr, on aime bien que croiser ainsi autour de références communes, des noms déjà évoqués, fasse peu à peu réseau. On serait policier, on appellerait ça un faisceau de présomptions. On y verra plutôt une lumière.