On rencontre cette idée assez régulièrement sur ce blog, et elle vaut d’être colportée : être naturel, pour l’homme, ne signifie jamais revenir vers une ancienne nature qui aurait été perdue. A chaque fois que des groupes humains se sont donné comme mission ce genre de retour en arrière, l’humanité s’est retrouvée dans des impasses, en perte de perspective, enfermée dans ses propres limites.
Pour cette raison, le rapport qu’entretient l’humanité avec l’artifice est un rapport complexe : nécessairement porté sur l’artifice, par contrainte puis par goût, l’homme entretient néanmoins une mauvaise conscience de s’être à ce point transformé, comme s’il s’agissait là d’une trahison envers une nature qu’il aurait perdue. C’est en partie sur cette mauvaise conscience, et sur cette nostalgie que se construit le goût pour le « naturel », qu’on assimile facilement à l’authentique.
C’est oublier un peu vite que pour l’homme, l’authenticité n’est pas la même que pour un arbre, un ruisseau ou un zèbre. Si ceux ci peuvent se contenter d’être, l’homme, en revanche se voit être, et a dès lors du mal à « coller à lui même », ce qui constitue pourtant la condition première de l’authenticité. Certaines expériences du quotidien révèlent aisément que se montrer « au naturel » est une tâche quasiment impossible, qui relèverait de ce que le psychologue américain Grégory Bateson nommait le double bind (en français, la double contrainte) : par exemple, si on utilise cette fonction qui permet, sur msn, de montrer à ses interlocuteurs les morceaux qu’on est en train d’écouter, on est vite pris dans un paradoxe, qui consiste à se demander ce qu’on doit écouter pour avoir l’air d’être authentiquement soi même. Faut il subitement ne plus écouter que ce qu’on reconnaît sans peine comme devant être apprécié, ou bien doit on écouter ce qu’on écoute véritablement spontanément, même si on sait que cela n’a guère de valeur musicale ? De la même manière, dans tous les aspects de son existence, l’homme a le plus grand mal à être authentique, dès l’instant où on assimile cette authenticité à une sorte de comportement naturel.
C’est sans doute que cette nostalgie d’une nature perdue est en fait un leurre dans lequel l’homme ne peut pas, non plus se reconnaître. Il n’y aurait en fait aucune nature humaine véritable dans cette hypothétique état de nature. On l’a déjà évoqué, ce qui caractérise avant tout l’homme « au naturel », c’est son caractère manifestement incomplet, son inaptitude à vivre tel qu’il est, et son incapacité à se faire au monde tel qu’il se présente. Dès lors, il est probable que l’homme doive être considéré comme naturellement technicien : ses mains, ses aptitudes au travail (au sens noble et plein du terme) permettent de le désigner comme un être qui est naturellement technicien, naturellement transformiste, naturellement mutant, et donc, artificiellement naturel.
C’est là exactement le discours que tient Agrado, personnage du film de Pedro Almodovar dans Tout sur ma mère, au moment où lui faut annoncer aux spectateurs d’une pièce de théâtre que celle ci n’aura pas lieu, et que pour remplacer il propose de raconter brièvement sa vie, finalement résumée en la longue liste des opérations de chirurgie esthétiques qu’il lui a fallu subir pour devenir pleinement elle-même, aussi artificielle soit elle. En ce sens, l’être humain serait pleinement accompli quand il serait non pas ce que la nature en a fait, mais quand cette nature a été prise en mains et modelée par la volonté. L’artifice serait le signe de la liberté humaine, conçu ici comme l’essence même de l’humanité.
Etrangement, on trouve dans les Cool memories du sociologue Jean Baudrillard quelque chose d’assez approchant, concernant pourtant un tout autre personnage, puisque c’est tout d’abord à Michael Jackson que Baudrillard s’attaque, en voyant en lui le symbole de l’homme ne se satisfaisant pas de ce que la nature donne et cherchant à dépasser en permanence sa nature première, trop terrestre, trop strictement biologique, pour accéder à une nature supérieure, dans un plan non prévu par le strict déterminisme matériel. Au delà de ce que ces transformations massives ont d’inquiétant, il faut alors voir dans ces processus qui sont à la limite du monstrueux une image légèrement grossie de ce qui caractérise l’homme : sa poursuite, sans relâche de la frontière mouvante entre lui et le monde, qui lui offre un repère pour se positionner, et qui permette de l’en distinguer.
Le lien entre Almodovar et Baudrillard, c’est ici le glissement vers des territoires du corps encore inconnus, puisqu’ils n’avaient jusque là jamais existé. Il ne faut pas entendre le transexualisme évoqué ici au sens strict (pas plus chez l’un que chez l’autre), ici encore, il s’agit avant tout de pointer la questions des frontières, remises en question par les incessantes interventions techniques, artificielles que l’homme effectue sur lui-même.
Ainsi, voici ce que Baudrillard écrit à propos du « kidult » que constitue ici Michael Jackson, et qu’on pourra rapprocher sans peine de l’artificialité d’Agrado :
« Le destin artificiel (du corps) c’est la transsexualité.
Transsexuel non pas au sens anatomique, mais au sens plus général de travesti, de jeu sur la communication des signes du sexe, et, par opposition au jeu antérieur de la différence sexuelle, de « jeu de l’indifférence sexuelle », indifférenciation des pôles sexuels et indifférence au sexe comme jouissance. Le sexuel est porté sur la jouissance (c’est le leitmotiv de la libération), le transsexuel est porté sur l’artifice…
Voyez Michaël Jackson, Michaël Jackson est un mutant solitaire, précurseur d’un métissage parfait parce que universel. La nouvelle race d’après les races. Les enfants d’aujourd’hui n’ont pas de blocages par rapport à une société métissée : elle est leur univers et Michaël Jackson préfigure ce qu’ils imaginent comme un avenir idéal. A quoi il faut ajouter que Michaël s’est fait refaire le visage, décrêper les cheveux, éclaircir la peau, bref qu’il s’est minutieusement construit : c’est ce qui en fait un enfant innocent et pur – l’androgyne artificiel de la fable, qui, mieux que le Christ, peut régner sur le monde et le réconcilier parce qu’il est mieux qu’un enfant-dieu : un enfant-prothèse, un embryon de toutes les formes rêvées de mutation qui nous délivreraient de la race et du sexe…
Nous sommes tous des agnostiques, ou des travelos de l’art et du sexe. Nous n’avons plus de convictions esthétiques ni sexuelles, mais nous les professons toutes…
Si la Cicciolina peut être élue aujourd’hui député au Parlement italien, c’est justement que le transsexuel et la transpolitique se rejoignent dans la même indifférence ironique. Cette performance, impensable il y a seulement quelques années, témoigne du fait que c’est non seulement la culture sexuelle, mais toute la culture politique qui est passée du côté du travesti.
Cette stratégie d’exorcisme du corps par les signes du sexe, d’exorcisme du désir par l’exagération de sa mise en scène, est bien plus efficace que celle de la bonne vieille répression par l’interdit…
Ce régime du travesti est devenu la base même de nos comportements, jusque dans notre recherche d’identité et de différence. Nous n’avons plus le temps de nous chercher une identité dans les archives, dans une mémoire, ni dans un projet ou un avenir. Il nous faut une mémoire instantanée, un branchement immédiat, une sorte d’identité publicitaire qui puisse se vérifier dans l’instant même…
En termes de mode et d’apparences, ce qui est recherché n’est plus réellement la beauté ou la séduction, c’est le look.
Chacun cherche son look. Comme il n’est plus possible de tirer argument de sa propre existence, il ne reste plus qu’à faire « acte d’apparence » sans se soucier d’être, ni même d’être regardé…
Ce n’est même pas du narcissisme, c’est une extraversion sans profondeur, une sorte d’ingénuité publicitaire où chacun devient l’impresario de sa propre apparence…
Cela ne se réclame même plus d’une logique de la distinction, ce n’est plus un jeu de différences, « ça joue à la différence sans y croire ». C’est de l’indifférence. Être soi devient une performance éphémère, sans lendemain, un maniérisme désenchanté dans un monde sans manières…
Tel est le résultat paradoxal de notre révolution : avec elle commencent l’indétermination, l’angoisse et la confusion. Une fois passée l’orgie, la libération aura laissé tout le monde en quête de son identité générique et sexuelle, avec de moins en moins de réponses possibles, étant donné la circulation des signes et la multiplicité des plaisirs. »
Détail important cependant : comme beaucoup, Baudrillard semble tellement fasciné par l’apparence du transexuel qu’il en oublie qu’il ne s’agit pas que d’une transformation de surface, mais qu’il s’agit là d’une véritable mise en forme profonde, radicale, majeure, comme on reconstruit une ville depuis ses fondations pour l’organiser selon des flux radicalement nouveaux. Il est toujours possible de regarder ces hommes qui explorent de nouveaux territoires de l’humanité comme des monstres fixés sur leur apparence, et la travaillant le plus possible. Mais il ne s’agit pas que d’apparence : devenir autre, ce n’est pas se contenter de changer d’apparence comme on revêtirait une nouvelle « skin » (comme on relooke en apparence tel ou tel programme en customisant les fenêtres qui l’accueillent). Il s’agit bien plutôt de transformer son rapport au monde, en reconfigurant le corps, pour le créer de toute pièce, et ne plus être déterminé par lui. Comme souvent, Baudrillard alterne l’éclair lumineux et l’aveuglement. Après le paragraphe presque parfait sur la créature autogénérée qu’est Michael Jackson (sans doute davantage tel qu’on peut imaginer le personnage que tel qu’il est vraiment), tout se passe comme si Baudrillard refusait d’en tirer les conséquences, et se persuadait qu’il s’agit là d’une dérive dans laquelle la réalité serait trahie dans une quête perpétuelle de l’apparence.
Le problème, c’est que l’apparence n’est pas ce qu’est la personne, mais elle n’est pas, non plus, quoi que ce soit d’autre. Il n’y a pas en elle un noyau qui demeurerait identique à lui même et constituerait son essence, une nature à laquelle on pourrait revenir régulièrement se ressourcer en cas de coup dur, ou en cas d’oubli de soi même. Curieusement, n’apparaît pas dans ce moment peut être un peu trop fulgurant pour être tout à fait maîtrisé, l’idée simple selon laquelle l’homme serait avant tout un mouvement, ce qui implique qu’on n’en perçoive que des apparences fugaces, des échos jamais tout à fait identiques à leur origine, ou comme dirait Foucault, un visage tracé dans le sable, sur une plage bientôt balayée par la marée montante, et voué à s’effacer peu à peu.
C’est pour cette raison que, rappellons le, Tout sur ma mère est avant tout un film sur les passages, et non un film obsédé par sa propre apparence mutante et si les personnages qu’il met en scène sont fascinants, c’est finalement moins pour ce qu’ils sont devenus que pour le simple fait qu’ils sont encore en devenir.
NB : Evidemment, l’extrait du film en VF, ce n’est pas tout à fait l’idéal, mais c’est la seule version dont je disposais. Il faudra s’en contenter, même si cinéphiliquement, c’est assez peu satisfaisant.