Dans sa célèbre expression qui pourrait sembler relever du documentaire animalier, Hegel affirmait que la chouette de Minerve ne prend son envol qu’à la tombée de la nuit. Voila qui est de bon augure pour la nuit blanche qui est, comme tous les ans, proposée aux parisiens et franciliens amateurs d’art (pour certains) et simples noctambules (pour d’autres).
Pour la neuvième fois, les rues de Paris sont, ce soir et pour la nuit entière, investies par de nombreux artistes et par un public composé pour partie d’amateurs d’art contemporain, pour partie de franciliens qui profitent d’une des dernières nuits automnales où l’on peut déambuler dans un Paris qui devient, pour une nuit, un territoire à explorer.
Les propositions sont si nombreuses qu’il semble difficile de conseiller tel ou tel parcours, et ce d’autant plus qu’à la différence de ce que peut proposer un musée, dans lesquelles les oeuvres sont établies et installées, cette nuit ne propose sans doute pas ce qu’on appelle des chefs d’oeuvre. Il s’agit plutôt d’une multitude de propositions, jouant sur un spectre large la gamme de ce que l’art peut, de nos jours, proposer. Mieux vaut dès lors déambuler sans préjugés, sans s’attendre à des expériences déjà répertoriées, et c’est peut être là une condition nécessaire pour éprouver une véritable expérience esthétique.
Ainsi, sous les auspices de l’enseigne lumineuse « RESPUBLICA » de l’artiste Nicolas Milhé, dont les lettres éblouissantes sont plantées dans l’obscurité dans le parking de l’Alma, on pourra indiquer, pour les amateurs de sagesse que nous sommes, au collège des Bernardins (Paris 5è), la lecture de textes extraits des Confessions de Saint Augustin, choisis parmi les passages qui s’intéressent au Visage, alternant avec des intermèdes musicaux joués à la Kora par Jacques Bertin, ou bien la Nuit Blanche Soufie, toujours avec Saint Augustin, mais cette fois ci croisé avec des lectures puisées dans les oeuvres mystiques soufie, à l’Institut du monde arabe (Paris 5).
Mais si on devait faire une sélection spécifique pour les élèves de Terminale littéraire, on les enverrais volontiers vers les jardins du Trocadéro, où le collectif Soundwalk propose une installation sonore inspirée de l’Iliade et de l’Odyssée, intitulée Ulysse’s Syndrome. S’il ne s’agissait que d’une illustration sonore des tribulations d’Ulysse et de ses compagnons, le déplacement ne serait sans doute pas indispensable. Mais la proposition est plus fine que cela : il s’agit plutôt de retrouver des codes sonores qui permettent de restituer cette espèce de « sentiment océanique » qui peut nous prendre lorsqu’on plonge dans ce poème, et ainsi de toucher à cette ambition de saisir dans ses bras le monde dans sa totalité, comme si soudainement, on était connecté à cet univers par delà ce que nos sens permettent. Le collectif de designers sonores a voulu restituer cet impression méditerranéenne en s’appuyant sur les sons transmis par les marins naviguant au beau milieu de ces terres si diverses, pourtant toutes tournées vers cet espace commun, la mer pouvant être envisagée comme une espèce particulièrement vaste de place du village. Conversations de pêcheurs libyens, communications en morse entre ports et cargos, langues inconnues, ce sont des pièces sonores, qu’on a bien envie de désigner comme musicales qui, faisant escale dans les grands ports méditerranéens, forment mises bout à bout, un ensemble de 24 heures d’immersion sonore qui ravira ceux qui écoutant les météos marines seulement parce qu’elles constituent un voyage dans un vocabulaire étranger, promesse de départs sans retour programmé, petite tranche de nomadisme dans des vies installées, un périple sonore qui convoque la mémoire des textes antiques en prenant soin de ne surtout pas les citer. Pour ceux qui ont envie de saisir le texte d’Homère sous un tout autre angle, les jardins du Trocadéro émettent donc cette nuit un chant des sirènes par lequel il est peut être bon de se laisser séduire.
Pour se faire une idée, le site de Soundwalk propose quelques extraits en écoute, mais ces sont de courtes séquences, qui ne peuvent constituer que des amuse-tympans. E, revanche, on pourra naviguer dans le site lui-même, qui permet de découvrir les autres installations de ces sound-designers, qui sont un bon point de départ pour découvrir tout ce pan de la musique contemporaine qu’est le montage effectué à partir de field-recording, qui semble être l’équivalent actuel de la citation des cultures sonores populaires dans la musique savante du passé.
Pour ceux qui suivraient ce parcours, et qui erreraient dans Paris jusqu’au petit matin, on ne peut que conseiller de se tourner vers l’Est, alors que Paris verra de nouveau le jour, portant ses regards inquiets vers les rayons du soleil levant, et d’avoir une pensée pour les mots de Victor Hugo à propos d’Homère :
« Le monde naît, Homère chante. C’est l’oiseau de cette aurore »
Les oiseaux de nuit devront alors se mettre à l’abri de la lumière trop crue du soleil. La chouette de Miverve se couche au lever du jour.
On ajoutera que, toujours dans les jardins du Trocadéro, le duo d’artistes Radiomentale propose des projections vidéo directement dans les arbres, qui n’ont pas encore perdu leurs feuilles, et fournissent donc un écran mobile, forcément flou, d’images tirées du cinéma muet fantastique. Ce jeu avec la mémoire cinématographique, aussi évanescent que peut l’être la mémoire cinématographique devrait plonger les cinéphiles dans une douce nostalgie.
Suppléments :
pour Ulysse’s Syndrome, de Soudwalk : http://www.soundwalk.com/#/INSTALLATIONS/ulysses/
pour Radiomentale : http://radiomentale.wordpress.com/
pour Nicolas Milhé : http://www.nicolasmilhe.com
LE Jacques Bertin ?
Est ce une référence à cette phrase : « tu avances dans la nuit blanche comme un spasme » ?
Ou bien est ce juste pour me rappeler cet obstacle esthétique que constitue jusque là pour moi Jacques Bertin, que je n’arrive décidément pas à écouter (et ça m’agace au plus haut point, sachant que tu n’apprécies généralement pas ce qui est sans valeur, le problème doit venir de moi, mais je ne sais pas le résoudre; je crois que la seule solution est attendre…) ?
Non, il n’y avait pas de référence particulière : c’était juste pour savoir su le Jacques Bertin qui intervenait aux collège des Bernardins « en alternance » avec Saint-Augustin était bien le Jacques Bertin que je t’ai fait (imparfaitement et sans grand succès) découvrir.
Verification faite, il s’agit d’une erreur du moine copiste : le joueur de kora s’appelle en fait Jacques Burtin, et non Bertin. On voit là à quel point le blocage sur son presque homonyme hante mes pensées ! 🙂
Il faut tout de même que je replonge dans Bertin pour voir si l’alchimie prend enfin.
L’erreur est humaine. Jacques Bertin emploie le kora sur certains de ses disques, mais j’ignorais en effet qu’il en jouât.