Progressant le coeur léger, je m’ouvre à la route,
Absolument sain et libre, c’est le monde qui s’ouvre à moi.
La longue piste de terre commençant devant moi me mènera où je le déciderai. »
Walt Whitman – extrait du « Chant de la route ouverte » (1856)
Un chemin qui ne mène nulle part. Voilà la définition de la philosophie que nous donnions en fin d’article précédent. Cette reprise du titre de Heidegger n’est pas innocente : un chemin qui ne mène nulle part ne poursuit aucun but extérieur à lui-même. Il est donc libre au sens où Aristote définit ce terme. Si on jouait avec les mots, on pourrait dire qu’un tel chemin devrait s’appeler une auto-route. Une route perpétuelle. Une route qui s’approche de son but, à l’infini.
Une des multiples formes que peut prendre le cinéma américain rend particulièrement bien compte de cette idée de route qui ne serait définie par aucune de ses extrémités, ni point de départ, ni ligne d’arrivée, mais uniquement par le déplacement dont elle est le vecteur. Le type de cinéma qu’on appelle le « road movie », et ce n’est sans doute pas un hasard si les Etats-Unis sont le lieu où apparaît ce type de film, met en scène un déplacement, sans pour autant que ce déplacement mène quelque part. L’exemple le plus connu de ce cinéma est le film Easy Rider (Dennis Hopper, 1968). Ce film nous propose de suivre l’errance de deux motards, qui sont censés rejoindre une ville dans laquelle a lieu un carnaval. On découvrira vite que ce n’est là qu’un prétexte au déplacement, et qu’une fois atteint ce but, ils s’empresseront de s’écarter du carnaval pour s’adonner à un autre genre de voyage (le terme anglais « trip » est ici plus approprié), qui achèvera de déstructurer le film en le rendant aussi bien utopique qu’uchronique. Ansi, un road-movie est une proposition de déplacement sans but, mais au cours duquel on ne restera pas dans l’indifférence. C’est pour cette raison qu’il s’agit toujours de trajets initiatiques.
Easy rider restera sans doute comme l’un des archétypes du genre, mais je vais m’intéresser ici davantage à un film sorti quelques années plus tard, réalisé en 1971 par Richard C. Safarian et intitulé Vanishing Point (Point Limite Zéro pour son titre français, qui ne veut pas dire grand-chose, le titre anglais colle beaucoup mieux à cette idée de point de fuite qui va nous être utile pour décrire ce qu’est la quête du philosophe). Ici aussi il s’agit d’un déplacement, plus que d’un voyage. Un voyage réclamerait en effet un point de départ, où il faudrait revenir, et un point d’arrivée. Or ici, ces deux coordonnées sont laissées en second plan pour laisser la place à la route elle-même. L’itinéraire va de Denver à San Francisco, et il doit le parcourir vite. Pourtant, il ne respectera ni l’exigence de vitesse, ni celle de l’itinéraire, parce que finalement, en quelque sorte, la destination n’est pas le but, et la route elle-même n’est qu’un prétexte, une limite qu’il va s’agir de faire tomber (c’est à peu près le seul point sur lequel le titre français ait un quelconque intérêt). Très vite, la vitesse à laquelle il roule sur les routes désertes et rectilignes lui met la police aux trousses, et c’est là que le film devient intéressant, et va proposer sa structure propre : la route, ce lieu humain traversant de vastes étendues désertiques va devenir le cadre de ce qui est civilisé, humain, le territoire du respect de la loi, donc un terrain sur lequel les choses sont clairement posées. Mais la route est aussi le cordon ombilical reliant deux villes, ces lieux domestiques dans lesquels des parvenus veillent sur l’ordre public et sur l’harmonie générale du cadre de vie. C’est sur cette confrontation que le film va se construire petit à petit. Tout d’abord parce que le héros va devoir sortir de cette route pour échapper à ses poursuivants, puis parce que justement, ces poursuivants vont toujours rester dans le cadre de la route, comme si elle était bordée d’une paroi rendant impossible de s’en évader. En ce sens, la route serait un cadre et elle apparaît comme un tunnel dirigeant précisément les trajectoires des individus.
Or, cette rectitude, ce comportement « droit », c’est précisément le propre de ceux qui savent, ceux qui ont les idées arrêtées, ceux dont le comportement et les pensées sont cadrées par une orthopédie efficace, des bretelles qui maintiennent tout en place, des embranchements bien emboités. La route est le principal lieu où l’on pourrait entrevoir des échappatoires puisqu’elle est cernée par le no man’s land du désert. Mais c’est pour cette raison qu’elle parcourue, surveillée, les motards et les hélicoptères veillant à ce que les autos restent sur le droit chemin. Parce que c’est là le prix de la quiétude. D’ailleurs, dès que les policiers eux-mêmes, par accident, sortent de ce cadre, ils semblent égarés, ayant perdu tous leurs repères. De même, lorsque la Dodge Charger du héros croise de trop près les véhicules chargés de marquer les lignes encadrant la conduite de ceux qui tiennent leur droite, il les détourne de telle manière que les indications deviennent fausses, à un point tel qu’une fois garé sur le côté, la pancarte qui y est fixée indique aux éventuels automobilistes de sortir de la route. C’est là un bel exemple des déroutes que met en scène le film.
Or Kowalski, notre conducteur héros est inquiet. Ce « cadre » ne le satisfait pas. Tout montre qu’il s’y sent à l’étroit et qu’il doute fortement qu’il soit construit sur des bases solides. Aussi cette course Denver / San Francisco est elle pour lui le début d’une sortie hors de ce qui lui paraît être l’enfer du décor. Il est d’ailleurs accompagné par tout ce que la « bonne société » citadine rejette et exècre, en particulier un animateur de radio locale, aveugle, noir, amateur de bonne musique, qui relate au fur et à mesure de la « course » la bataille engagée entre kowalski et la police, comme si, sans se connaître, les deux hommes, à distance, avaient senti qu’ils étaient étouffaient tous les deux dans la même nuit. Ceux qu’il croisera seront aussi, à divers titres des personnages vivant dans la marge, que ce soit un amateur de vitesse qui le provoque au volant de sa Jaguar, (moins libre que lui, il détruira son bolide dès qu’il sortira de la route), ou une jeune fille qui se promène à longueur de journées sur sa moto, nue, dans les dunes, loin de tout. Ce passage est d’ailleurs important, et on pourrait y voir une mise en image de ce qui distingue le philosophe, le sage et celui qui se contente de l’opinion. Les habitants de la ville, ceux qu’on voit écoutant la radio, ceux qui se rassemblent autour de l’épave de la Dodge fracassée contre les buldozers barrant la route, bien sûr ceux qui vont dévaster le studio radio parce qu’ils ne supportent pas qu’un « black » y diffuse des diques jugés sulfureux, et surtout supporte oralement un fugitif, tout ce « petit monde » est dans l’opinion, dans le quant à soi, dans le lieu commun des évidences. La jeune fille errant dans les dunes, nue sur sa moto est dans l’ordre de la sagesse, de la sérénité, de l’apaisement. Elle n’est pas en quête, elle est dans l’évidence de l’harmonie avec le monde. Kowalski, lui, est le seul à être en mouvement, à ne pas être dans la quiétude. La jeune fille peut se permettre un tel repos. Notre héros ne le peut pas, parce que son rapport au monde n’est pas évident, peut être parce qu’il est dans une proximité trop grande avec les hommes.
Vanishing Point trace donc une image topographique qui est conforme à la manière dont on a défini la philosophie : le philosophe est celui qui quitte les lieux communs, les évidences, les consensus confortables pour tailler une nouvelle piste dans le désert du réel. Bien sûr, les bornes de la convenance résistent, elle font leur travail de barrage, elles masquent le territoire libre derrière elles, elles disent qu’au-delà il n’y a rien, qu’il faut rester sur la route sous peine de se perdre (ce qui signifie toujours perdre ses repères, mais bien plus se perdre soi-même, être perdu à ses propres yeux, au sens propre, perdre conscience). Le philosophe est justement celui qui parie qu’au-delà de ce qui est pensé, il y a toujours à penser, que le no man’s land de la réflexion appartient à celui qui l’explore et y trace de nouvelles pistes, qu’il n’appartient en définitive à personne, qu’il est le territoire sur lequel les routes officielles ne sont que des moyens commodes permettant au plus grand nombre de se déplacer avec aisance et fluidité, mais qu’on ne peut s’en contenter.
Nul besoin de faire l’acquisition d’une Dodge Charger. Si la bagnole, aux USA, est un objet si important, c’est qu’elle cache en fait autre chose. Dans un pays si grand, elle est avant tout le moyen de se transporter dans un ailleurs si lointain qu’il est toujours perçu comme étant un autre territoire. C’est sans doute pour cela que le road movie est par essence un genre américain. Les USA sont un territoires de déracinés perpétuels, dans lequel se confrontent deux tendances absolument contradictoires : le désir des « seatlers » de se sédentariser, aussi bien géographiquement que mentalement, et la pulsion de conquête, le désir des pionniers de ne jamais en rester là. Il faut de vastes territoires, des villes séparées par des déserts pour connaître cette expérience potentiellement inquiétante du déracinement. En ce sens, on pourrait considérer que les USA, contre toute attente, sont un territoire fertile pour la philosophie, parce que les bornes y sont d’autant plus marquées qu’elles constituent un équivalent du divertissement : une barrière cachant le vide abyssal de l’espace entourant nos certitudes, empêchant l’appel vertigineux de ce vide ; parce qu’aussi cet appel s’y fait plus pressant que partout ailleurs.
Mais peu importe l’endroit. Ce n’est pas parce qu’on est parvenu que les questions ne se posent pas, c’est parce qu’on se croit parvenu qu’on ne voit pas les questions. Kowalsky est le pionnier qui ne s’en tient pas aux acquis, qui remet du carburant dans la mécanique et poursuit ce « vanishing point », ce point focal sur lequel on ne fait jamais le point, ce point de fuite qui s’éloigne à mesure qu’on s’en approche. Rien n’est plus dangereux que de se sentir parvenu. Rien n’est plus étranger à la philosophie que de croire tenir en main ce « vanishing point » qu’est la vérité. Pour s’en convaincre, il suffit de détendre les doigts, et de lâcher prise. C’est finalement là le tout premier travail du philosophe.
Illustrations bien entendues extraites du film Vanishing Point (qu’on peut trouver en France sous le titre « Point Limite Zéro« ). Le film vaut bien sûr pour lui même, pour l’expérience esthétique qu’il propose, mais il plaira aussi à tous ceux qui sont amateurs des musiques que les années 70 ont pu produire. Là où Easy Rider se cantonne au rock, lié à son univers de motards, car les deux héros vivent une aventure qui les coupe du monde, et ce jusqu’à l’abstraction, Vanishing Point fait de fréquentes excursions dans la « black music » de l’époque, hors territoire balisé, et la bande originale du film est déjà un voyage en elle-même. Déplacement,déracinement, on a déjà là un paysage potentiellement philosophique.