Comme promis à mes élèves en fin de semaine, voici un énième commentaire du tableau de Rembrandt intitulé le Philosophe en méditation (1632).
Il est possible que l’article parle peu à ceux des lecteurs qui ne sont pas inscrits sur mes listes d’appel. Je publierai à la suite deux autres articles permettant d’aborder l’introduction à la philosophie (puisque c’est la saison) sous d’autres angles, avec Kant pour l’un, et Heidegger pour l’autre.
Voici pour commencer, ce que mes élèves auraient pu tirer des deux premières séances passées à creuser un peu le clair obscur de Rembrandt dans l’optique d’y cerner des pespectives ascendantes :
Si le clair-obscur a pour principe, en peinture, de révéler par la lumière cette nature des choses qui échappe à la vue « habituelle », en la découpant pour ainsi dire comme au laser du reste de la matière du monde, on pourrait alors considérer qu’il constitue aussi, même si c’est en concevant la « lumière » plus abstraitement, la méthode spécifique de la philosophie : éclairer les objets qu’elle pense de telle sorte que leur nature véritable soit mise en lumière, ce que l’entendement commun, le soi-disant « bon sens » , rate le plus souvent, ne parvenant pas à constituer des idées « claires et distinctes ».
Alors, évidemment, quand Rembrandt applique cette technique dans un tableau dont le personnage central est un philosophe, on peut s’attendre à ce que ce soit un peu comme si le tableau lui-même réfléchissait, puisque la technique de représentation de l’objet est celle là même que l’objet représenté met en œuvre : mise en scène artificielle d’une lumière venant illuminer celui qu’un éclairage intérieur doit rendre plus lucide.
Le philosophe, tel que Rembrandt le représente, est un homme qui semble détaché de l’environnement dans lequel il se trouve : il ne regarde rien à l’extérieur de lui, il est introverti, tourné en lui-même dans ce qui semble être une méditation, c’est-à-dire une pensée qui rompt avec les objets du monde sensible, les occupations et distractions habituelles, pour se consacrer à elle-même, une pensée qui se prend elle-même pour objet ; une réflexion en somme, si on veut bien donner à ce mot le sens qu’il peut avoir en optique.
Pour marquer cette séparation d’avec le monde physique, Rembrandt représente, dans la même pièce, mais dans une autre lueur, un autre être humain, affairé à attiser le feu dans la cheminée. Les rôles et les territoires sont dès lors clairement répartis : au serviteur les préoccupations matérielles, l’enfermement dans la routine des tâches ménagères. Au penseur le loisir (ce que les grecs appelaient [skholè], que les latins traduiront [otium]), c’est-à-dire la disponibilité, permise par la prise en charge des choses matérielles par d’autres, laissant le temps libre pour s’attacher à la pure connaissance, à la réflexion désintéressée, à la méditation en somme. On retrouve dans cette pièce une répartition sociale permanente, et ce depuis l’antiquité, entre ceux qui répètent chaque jour les mêmes gestes, dans les mêmes efforts face aux difficultés matérielles, et ceux qui peuvent consacrer tout leur temps à leur développement spirituel. Cette distinction pourrait d’ailleurs être reconnue dans la situation spécifique de l’écolier (« école » vient de [skholè]), qui se trouve dégagé de toutes les contraintes matérielles de sa vie, prises en charge par d’autres, libérant son temps afin qu’il se consacre pleinement à l’étude, à la réflexion, à la création, à la méditation au sens large, sans autre but que de se cultiver soi même.
Mais si le tableau témoigne de la répartition des rôles qui perdure, de l’antiquité à nos jours, même si c’est sous d’autres formes, c’est moins pour mettre en scène ce contraste (qui, dans le clair-obscur, n’est qu’un moyen) que pour souligner la nature spécifique du philosophe, qui ne se réduit pas au confort d’une vie au sein de laquelle la moindre difficulté est prise en charge par des serviteurs. Les détails de l’agencement de la pièce, ainsi que la mise en scène générale en disent davantage encore.
A côté de ce personnage qu’on appellera donc « philosophe », on trouve une table sur laquelle figurent quelques instruments ainsi que des livres. L’un de ceux-ci est ouvert, mais le philosophe ne le lit pas au moment où on l’observe. Recueilli, les yeux clos, comme replié sur lui-même, il semble méditer en lui-même, sans plus percevoir le monde autour de lui. De cet agencement, on pourrait déduire que Rembrandt peint le philosophe comme celui qui a acquis suffisamment de connaissance pour ne plus avoir besoin d’en apprendre davantage. Au XVIIè siècle, une telle omniscience aurait été envisageable. Après tout, Descartes témoigne lui-même, dans la biographie philosophique qu’est son Discours de la méthode, qu’à l’issue de ses études, il sait, en gros, tout ce que le développement de la science de son temps permet de savoir ; il a fait le tour des connaissances de son siècle. La science n’a pas encore effectué les découvertes considérables que rendront possibles, plus tard, les principes de la science expérimentale. On peut alors, à bon droit, se considérer comme « savant ».
Or la figure du savant est aussi, depuis l’Antiquité, celle du sage. On définit en effet la sagesse par la possession d’une connaissance absolue, associée à une parfaite maîtrise de soi. Ainsi, conformément, semble t-il, à la mise en scène de Rembrandt, serait véritablement sage celui qui n’aurait plus rien à apprendre du monde, des livres ou des autres. Marqué par la connaissance dont il dispose, il pourrait se reposer sur ce savoir, et goûter une quiétude bien méritée. En apparence, le philosophe de Rembrandt connaît un tel apaisement : baigné de la lumière du soleil filtrant par la fenêtre, il peut demeurer dans l’illumination de sa sagesse.
Pourtant, voir ainsi dans le portrait de Rembrandt un philosophe qui aurait atteint un summum dans la connaissance constituerait une erreur d’interprétation, laissant de côté un aspect important, et central, du tableau : si son personnage central médite dans la lumière qui l’inonde, il se trouve en fait au creux d’un mouvement qui le dépasse et dans lequel il est pris, malgré son apparent repos. Au beau milieu du tableau, structurant celui-ci et distribuant ombre et lumière, un escalier à vis s’élève hors de la pièce, ouvrant celle-ci sur une perspective qu’on peut deviner, mais qui demeure invisible à l’œil. Quelques décennies plus tôt, la Renaissance aurait volontiers rivalisé de prouesses géométriques pour percer les murs de cette pièce de perspectives tendues à travers les environs, ouvrant la vue et symboliquement la connaissance, à des étendues nouvelles. Ici, chez Rembrandt, le rapport à la connaissance est plus subtil : si ses premières marches bénéficient de la lumière diffusée par la fenêtre, cet escalier plonge, au fur et à mesure de son élévation, dans l’ombre et sa forme interdit de saisir les paliers auxquels il conduit.
Ainsi, si le philosophe est porteur d’un savoir, celui-ci ne constitue pas l’alpha et l’omega de la sagesse qui le caractérise : s’il semble physiquement figé dans sa retraite, sa méditation ne consiste pas en un simple contentement devant une connaissance définitivement acquise. L’escalier ouvre le lieu sur d’autres espaces vers lesquels le regard de celui qui contemple le tableau est aspiré, contrées qu’on devine déjà explorées intérieurement par ce philosophe, territoires à la surface desquels on pourrait bien le croiser si on en faisait notre propre contrée.
Mais si le philosophe n’est pas un parvenu du savoir, un savant qui aurait capitalisé une connaissance qu’il distribuerait au compte-gouttes aux ignorants, il fait alors partie de ceux qui sont en quête de vérité, puisqu’ils ne la possèdent pas. Et c’est ce portrait que peint Rembrandt ici, parce que le portrait ne réside pas dans la figure du personnage, mais dans le tableau tout entier. Si la lumière pourrait être ici interprétée comme une révélation (on la considèrerait ainsi s’il s’agissait du portrait d’un religieux), elle n’illumine cependant pas tout. Elle permet seulement de délimiter les choses, initiant cet acte spécifique à l’esprit humain qui consiste à effectuer des distinctions, à séparer les éléments du monde pour mieux les comprendre. C’est sur ces bases qu’à la Renaissance, les initiateurs du clair-obscur, au premier titre desquels le Caravage, vont utiliser la lumière comme un principe qui ne proviendrait plus d’un être supérieur, provoquant l’illumination et l’éblouissement de l’homme, mais comme l’effet du regard de l’homme lui-même, qui se débrouille pour éclairer, par lui-même, grâce à la lucidité permise par la raison, les ténèbres du monde, en prenant avant tout du recul par rapport à ce qui se donne à voir.
Ainsi, en philosophie, si le monde est nécessaire, si l’apprentissage dans les livres l’est tout autant, l’essentiel ne réside pas là. Car même quand on peut penser qu’on a fait le tour des choses, qu’on a saisi tout ce qui pouvait l’être, c’est l’espace même de la pensée qui demeure à découvrir. C’est dans cette insuffisance de la connaissance qu’on trouve la justification de cette affirmation de Kant, devenue, célèbre, selon laquelle on ne peut apprendre la philosophie, seul pourrait être appris l’acte même de philosopher (on proposera, dans l’article suivant, deux textes mettant cette affirmation en perspective, afin qu’elle ne soit pas isolée des raisons pour lesquelles elle est prononcée). C’est pour cette même raison que le cours de philosophie se présente de manière particulière, peut être désarmante pour l’élève qui souhaiterait aborder cette discipline comme si c’était une simple matière dont il faudrait apprendre les conclusions sans avoir soi même à en mettre en œuvre les processus. Si le philosophe de Rembrandt pouvait être réductible au personnage qu’il met en scène, une telle approche serait envisageable, et la posture du disciple serait légitime face à un tel maître. Mais ce que met en scène ce tableau, c’est moins un personnage (qu’il serait toujours facile de singer : après tout, Yoda, ce personnage tout droit sorti de l’esprit facétieux de Georges Lucas, y parvient très bien) qu’une dynamique, un mouvement ou une aspiration que chacun peut entamer, et dont personne ne peut se sentir tout à fait étranger.
Il n’en demeure pas moins que présenter ainsi le philosophe, c’est mettre en lumière la part d’ombre qu’il recèle. Il fallait au moins une technique telle que le clair-obscur pour y parvenir. Mais si on veut dépasser le commentaire de la peinture et la contemplation de l’œuvre de Rembrandt, s’il faut tenter de penser le mouvement qu’il provoque, alors on ne pourra pas éviter de se confronter aux questions suivantes : comment la philosophie peut elle décider qu’il est très important de poursuivre quelque chose qu’on ne connait pas, et dont on devine qu’on ne l’atteindra jamais ? Et comment peut-on faire du repos un idéal tout en initiant un mouvement qui n’aura manifestement pas de fin ? De telles questions pourraient faire l’objet d’une année entière de cours, et d’une vie de méditation. Dans le cadre d’une introduction à la philosophie, qui doit bien se plier aux exigences d’un programme défini, on devra se contenter d’observer comment ce mouvement s’initie, et pourquoi cette absence de repos peut être appelé « inquiétude », ce qui permettra de donner un ensemble de qualité à ce mouvement, et à proposer un cadre pour qu’il ne soit pas voué à la désorientation.
NB : En illustration, une séquence mise en ligne sur Youtube, permettant d’observer le tableau sous des contrastes variés, permettant de révéler le troisième personnage, dissimulé dans l’ombre de l’escalier, invitant le spectateur à l’élévation.