A propos de l’oeuvre de Hugues Dufourt, Hivers, et plus particulièrement d’un de ses mouvements, Le Philosophe selon Rembrandt.
S’intéresser aux œuvres, c’est moins s’attacher aux objets dont elles sont la représentation que tenter d’habiter leur forme, d’en faire un milieu dans lequel on va éprouver de nouveaux percepts, générer de nouveaux concepts.
Ainsi, quand nous regardons le philosophe en méditation de Rembrandt, il s’agit moins d’observer un personnage qui présente sa part de pittoresque que d’éprouver le vertige de la spirale ascendante que constituent l’escalier central et la répartition, sur la toile, de l’ombre et de la lumière, et ce dans un mouvement introspectif dont le personnage est le modèle, sur lequel on peut calquer une attitude.
Le signe le plus parlant de cette prééminence, en art, de la forme sur l’objet de la représentation peut être aperçu lorsque les œuvres dialoguent entre elles. Et sans doute l’effet est-il encore plus saisissant lorsque c’est la musique qui trouve ses motifs dans d’autres arts, la peinture par exemple.
Ainsi, quand le compositeur contemporain Hugues Dufourt applique au tableau de Rembrandt les principes de la musique spectrale, le résultat est une sorte de transport musical d’un mouvement que le tableau ébauche, d’une aspiration qu’un spectateur, qui demeurerait suffisamment longtemps devant le tableau pour oublier ce qu’il représente, finirait par ressentir.
Entre 1992 et 2001, Hugues Dufourt composa un cycle intitulé Les Hivers, composé de quatre évocations de tableaux, d’autant de peintres différents. Ainsi, on traverse successivement le Déluge de Poussin, Le philosophe en méditation de Rembrandt, les Chasseurs dans la neige de Bruegel et la Gondole sur la lagune de Guardi. Loin d’être une illustration de l’objet de ces tableaux, les compositions de Dufourt en sont plutôt une interprétation sonore. On a vu combien la tension qui règne dans le tableau de Rembrandt est due à l’opposition qu’il installe entre la quiétude extérieure du philosophe et le mouvement auquel l’escalier l’invite, mouvement immobile qui est l’exacte réplique de l’élan philosophique dans la pensée.
L’extrait proposé ici est le second mouvement de cette suite donnée au tableau de Rembrandt. Il est un intermédiaire entre les accords du premier mouvement, apposés les uns à la suite des autres, tous paisibles mais tous aussi suffisamment en déséquilibre pour appeler le suivant (c’est ainsi qu’on marche, si on veut bien y songer) et l’ascension dynamique du troisième mouvement. Apaisements aspirant au mouvement. C’est ainsi qu’on pourrait décrire en termes simples la musique d’Hugues Dufourt dans le premier mouvement (que je ne mets pas en ligne ici, laissant le lecteur se rendre immédiatement dans la médiathèque la plus proche pour y emprunter l’œuvre dans son intégralité; le troisième mouvement est aussi absent de ce que je donne à entendre ici). Peu à peu, les aplats successifs font naitre un élan, dont ce second temps est l’inauguration.
Evidemment, de telles œuvres sont tellement radicales qu’on peut douter soient immédiatement appréciées par des oreilles non préparées. Précisons simplement, en essayant de ne pas en dire trop, que le mouvement auquel participe Dufourt s’appelle le spectralisme, et qu’il fut une tentative de revenir, en musique, à ce qui constitue le fondement même de l’expérience musicale : la perception de sons. Ceux-ci seront méticuleusement étudiés au spectrographe, travaillés grâce à l’outil informatique pour produire des accords dont les harmoniques « vibreront » naturellement, dans toutes les échelles du spectre sonore (les guitaristes savent ce que sont les « harmoniques », ces accords subtils obtenus en laissant la corde vibrer naturellement selon certaines fréquences que des doigts habiles peuvent générer. Ces accords sont tellement fascinants qu’ils pourraient se suffire à eux-mêmes, échappant aux lois de la mélodie et de la composition traditionnelle. Imaginons simplement qu’on étudie ce phénomène vibratoire et qu’on en fasse non seulement une science, mais aussi un ensemble de principes d’écriture musicale, et nous obtenons une petite idée de ce qu’est le spectralisme.
Le mieux est sans doute d’oublier un instant la théorie, et d’oublier aussi ce que, d’habitude, on appelle « musique », pour se laisser un peu faire. Précisons tout de même que la mise en ligne de cet extrait n’a qu’une valeur d’illustration : de même que le tableau de Rembrandt ne vaut que par l’expérience qu’on peut éprouver face à lui (et non sous la forme d’une mauvaise reproduction sur écran), l’œuvre de Dufourt réclame à être éprouvée dans son intégralité (le premier mouvement est absolument nécessaire pour vivre ce qui se passe ensuite), avec une qualité de restitution sonore bien meilleure que ce que peut proposer le mp3, qui tasse l’ensemble du spectre sonore que ces compositeurs travaillent si méticuleusement.
En accompagnement, je livre ici le texte que Richard Millet qu’on trouve sur le livret accompagnant le coffret abritant les trois compact discs sur lesquels sont gravés ces Hivers de Dufourt. De la peinture à la musique, de la musique à la littérature, le spectre des sollicitations devrait désormais être suffisamment large pour produire quelques effets ! Evidemment, on aimerait avoir des élèves aux antennes suffisamment bien réglées pour s’entendre dire que proposer de lire Richard Miller pose problème, alors qu’il oublie parfois, dans ses livres, d’être le manipulateur talentueux de la langue française qu’il sait être, pour sombrer dans l’expression simple de préjugés qui se situent tellement au bord du racisme qu’on a du mal à cerner les raisons pour lesquelles il s’entête à vouloir les faire publier. Nous avons un certain talent, en France, pour produire des auteurs dont la maîtrise de la langue s’accompagne d’une errance idéologique un peu désolante. Pour autant, les livres de Millet valent le déplacement, et les occasions de plonger dans une langue comme on plongerait dans une mer nouvelle sont rares. Ajoutons qu’une seconde malédiction touche notre pays : Ecrire correctement à propos de la musique s’accompagne généralement d’une tendance assez profonde à être fasciné par des thématiques nationalistes ou ethnocentristes assez puissantes : Rebatet est l’auteur d’une intéressante Histoire de la musique, Philippe Nemo a publié un ouvrage qui gagne à être lu, intitulé Le Chemin de musique, et Richard Millet propose dans son Pour la musique contemporaine un panorama utile pour ceux qui ont du mal à entamer l’exploration de ce continent sonore. On trouvera aussi, chez ces mêmes auteurs, dans d’autres ouvrages, des propos qui, c’est le moins qu’on puisse dire, posent problème. Mais si on veut leur reprocher de chercher, excessivement, à maintenir les cultures dans les limites de leurs zones géographiques, si on veut critiquer leur volonté trop appuyer de maintenir une pureté dont on peut craindre qu’elle soit stérile, alors il est nécessaire d’accepter, soi même, de « frotter » ses propres idées aux leurs, aussi différentes soient elles. Il serait trop facile d’imposer aux autres des principes dont on s’affranchirait, sous prétexte qu’on préfèrerait conserver, soi-même, des idées « pures ». Si ces écrivains posent problèmes, c’est qu’ils réclament qu’on s’y confronte. On n’a pas à lire que les ouvrages qui surfent sur les vagues de la manière dont on pense déjà. Et on n’a pas à penser en surfant sur les vagues de la manière dont les livres s’expriment. Lire, c’est aussi rencontrer d’autres territoires de pensée. Avec ces trois auteurs, on est servi. Il suffit de les lire avec précaution.
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Dans les lignes qui suivent, il s’agit d’une traversée de l’hiver qui court d’un 28 avril à un 21 mai (on le comprend, c’est moins d’une saison que d’un hiver du corps, et d’un hiver spirituel, qu’il s’agit). Pour ce qui concerne mes élèves, un des intérêts de cette lecture (même s’il ne faut pas trop lire de manière intéressée), c’est de constater que gràce au cours, théoriquement, cette lecture prend davantage de sens. Ensuite, si certains aspects échappent encore, c’est très bien aussi :
« 28 avril
A quoi songe-t-on en écoutant ce cycle dont les dimensions réfutent les catégories traditionnelles de l’écoute (comme le font, pour la lecture, les grands romans du 20è siècle) ? Ne suis-je pas écouté par elle ? Ecouté, c’est-à-dire entré dans son mouvement, participant de la vie interne du son, de la polyphonie des timbres, du flux extraordinairement lent qui nait de la dimension harmonique unitaire propre à la musique spectrale.
29 avril
Ce qui depuis longtemps me requiert, chez Dufourt, c’est le sentiment que sa musique me donne de l’inouï – lequel est le miroir de l’ailleurs, ou, si l’on préfère, de ce qui a lieu dans une double réfutation du passé et du futur : un non-évènement non anecdotique ; de là le caractère méditatif – j’allais dire spirituel – de cette musique)
30 avril
Lumière d’Hugues Dufourt, musique des peintres : vieux rêve d’alliance (plus que de « correspondance ») entre musique et peinture, affaire de temps latent de la peinture. Dévoilement qui appelle le récit, qui se réfère à des scènes : la musique de Dufourt serait elle, dès lors, une manière très haute de céder au récit (au sens) pour mieux le perdre dans le symbole, voire dans la perte du sens, comme Orphée se retournant vers Eurydice et la reléguant à l’ombre infernale, la musique n’ayant d’autre évènement qu’elle-même, étant construction temporelle, monde en soi, bien plus qu’image ou nostalgie du visible ?
2 mai
Je viens d’un pays où les hivers sont longs et rudes, jamais vraiment enfuis, même au cœur des autres saisons. J’ai connu les longues stations au pied d’escaliers qui étaient autant d’échelles de Jacob entre la nuit et la lumière. J’ai grandi dans le clair-obscur de Rembrandt, de la Bible, de la mémoire des morts, du silence. Rembrandt n’illustre pas la Bible ; Dufourt n’illustre pas Rembrandt, infini tournoiement de l’esprit entre le clair et l’obscur.
6 mai
Duffourt n’illustre pas davantage Poussin, ni Bruegel, ni Guardi. Sa musique n’est pas la restitution métaphorique de ces toiles. Sa dimension évidemment contemplative nous parle du temps. Elle est la vis de l’escalier chez Rembrandt, le corbeau s’élançant dans le ciel chez Bruegel, la lune se levant sur les eaux du déluge chez Poussin, la gondole avançant sur la lagune chez Guardi. Elle est, aussi bien, c qui m’échappe ou me sidère – l’étoile vagabonde au dessus des eaux de l’esprit : dessaisissement de soi devant l’altérité irréductible.
8 mai
On pense parfois à la musique de Morton Feldman : geste cerné de silence, jeu avec l’extrême longueur et la lassitude, sidération heureuse ; mais il n’y a pas chez Dufourt la capacité d’émerveillement de l’Américain et qui est (avec d’autres moyens) un utopique défi au temps : Dufourt nous rappelle que nous sommes mortels.
9 mai
Dufourt évoque le temps ancien enclos dans les tableaux ; la musique serait la délivrance sonore de l’image. J’ai connu sur les hautes terres limousines des chasseurs rentrant dans la neige, des enfants jouant sur la glace, des vieilles femmes pliées sous d’énormes fagots. J’ai été un enfant dans le tableau de Bruegel ; je suis peut-être ce même enfant qui crie silencieusement dans la musique de Dufourt.
10 mai
J’ai entendu raconter là-bas le récit d’un déluge : l’inondation de la vallée par les eaux d’un barrage. Nous sommes d’après le déluge, privés d’innocence.
11 mai
Toute gondole est funèbre (Guardi, Liszt, Thomas Mann). Toute gondole dit que le plaisir est du temps frémissant qui nous rapproche de la mort autant qu’il nous en sépare.
14 mai
Non pas quatre saisons, mais quatre hivers ; autant de faces d’une même saison. Le 20è siècle, dit Dufourt, comme lieu de glaciation morale, mais aussi tout ce qui dans les siècles annonce cette cristallisation du mal. Prophétisme muet de la musique. Lumière d’hiver.
15 mai
Si je dis que cette musique me parle de moi, ce n’est pas tant comme sujet constitué que comme ce qui traverse le temps ; la musique me renvoie à une non dramatisation de l’ego ; elle rassemble l’épars ; elle est la fraicheur d’une autre temporalité.
16 mai
Balancement entre le silence et ce qui redouble le silence et qui serait le bruissement du temps. La musique de Dufourt est une des plus admirables tentatives pour signifier que même suspendu, le temps continue de bruire. La musique serait le chant du temps suspendu.
17 mai
Ce qui tourne, dans le philosophe selon Rembrandt ; la vis du temps, ou encore une version de l’échelle de Jacob ; l’homme entre le néant et Dieu, dirai-je en m’éloignant de Dufourt (mais sans être si loin de lui, peut-être)
18 mai
J’ouvre la partition de La Gondole d’après Guardi : bonheur de suivre le trajet des alti, leur pure ligne, avec celle des cors, des flûtes ; le flux immobile. Lire la musique de Dufourt (comme je l’ai fait avec Meerestille et An Schwager Kronos, pour piano) ; c’est écouter le temps suspendu.
19 mai
Le temps suspendu de Venise. C’est le colonel Cardwell qui est dans la gondole que pousse sur la lagune la musique de Dufourt au-delà du fleuve et sous les arbres, dans ce beau roman où Hemingway évoque une Venise hivernale, déserte, froide. Venise est un lieu de mort – lieu de la mort-couleur.
20 mai
Genèse, Poussin, Dufourt. La musique est réfutation des symboles ; une lecture du monde par défaut, supposant la primauté du sonore sur le visible. Affrontement de la négativité. Nécessité de la tradition – de son réemploi, de la nostalgie féconde (non mimétique, non régressive) de la symphonie, par exemple ; cela seul qui puisse nous faire croire que nous aurons traversé l’hiver.
21 mai
Cette musique m’écoute ; elle me renvoie à mon propre hiver, défait des images premières, débarrassé de tout regard spéculaire sur moi et sur le monde. Je traverse l’hiver. Je ne suis plus qu’un élément non psychologique du son ; une couleur changeante du spectre, un vitrail traversé, un éclat dans la grande rosace du temps. »
Richard Millet. Nogent sur Marne, 2002