Puisque les écrits sont passés, que les copies sont, depuis hier après midi, corrigées et remises entre les mains de l’administration qui est en train d’éditer les relevés de notes de chaque candidat, pour que demain, dès l’aube, les jurys puissent statuer sur le sort de chaque candidat; puisque donc ce sort n’est plus entre les mains des susdits candidats, autant qu’ils se préparent à toute éventualité, et qu’ils s’apprêtent à passer un éventuel oral de rattrapage. Si cette préparation est finalement inutile, la joie d’avoir obtenu le fameux diplôme devrait faire oublier cet effort de préparation, finalement et heureusement inutile (et puis, on le sait, la pratique de la philosophie ne peut pas être réduite à un simple apprentissage visant des bénéfices immédiats).
En ce qui concerne mes élèves, ils sont censés se présenter avec deux oeuvres lues, et maîtrisées, devant le jury. L’une de ces oeuvres est le traité de Sénèque intitulé La brièveté de la vie.
En voici, pour remettre les idées en place après la lecture de ce traité qui peut paraître un peu « échevelé » dans son argumentation, une mise au clair de ses objectifs, de sa thèse, et de la structure de son exposition, l’important étant de parvenir à situer le passage à commenter à l’oral dans le cadre plus vaste de la réflexion de l’auteur.
Demain, apparaîtra un autre article qui précisera le fond de la réflexion de Sénèque sur le temps, et sur le loisir, en connectant cette réflexion à d’autres sources, dont Heidegger (un peu), un passage de Fight-Club ,de David Fincher(un peu), et Pascal (beaucoup).
Mais voici, pour commencer, la présentation générale du projet de ce traité, et sa structure. Puisqu’il vaut mieux citer ses sources, pour la structure, je me suis inspiré de deux présentations de l’oeuvre, dans l’édition Ellipses (commentaire d’Emmanuel Naya (et, dans les éditions grand public, c’est d’assez loin le travail le plus fouillé, et cette collection de classiques est décidément fort bien faite, particulièrement pour des textes courts) et dans l’édition Bréal (commentaire de Cyril Morana, édition plus simple dans son appareil de commentaire, mais précise et sans doute plus accessible à un élève de terminale voulant travailler un peu rapidement).
Le temps est la forme de notre existence sur laquelle nous avons le moins de pouvoir. Si on la compare à cette autre forme qu’est l’espace, on saisit facilement à quel point celui-ci est la dimension de notre liberté (nous nous y déplaçons à volonté, il ne nous contraint que fort peu) et celle là est celle de notre contrainte : le temps passe, nous le perdons sans jamais parvenir à le saisir, et si nous ne touchons jamais aux limites de l’espace, le temps, lui, borne notre existence par ses deux côtés : un début dont nous n’avons même pas la mémoire bien qu’on en ait connaissance, et une fin dont on a la préscience sans pouvoir, elle non plus, la saisir, puisqu’elle peut advenir à chaque instant.
Avant même de former une réflexion théorique sur ce concept qu’est le temps, tout être humain est donc confronté à une inquiétude qui est liée à sa nécessaire nature temporelle et temporaire, ainsi qu’à la nécessité avec laquelle ce temps s’échappe, coule dans nos mains comme de l’eau.
Cette inquiétude est le point de départ de la réflexion de Sénèque dans son court traité intitulé La Brièveté de la vie. Mais plutôt que s’étonner du caractère éphémère de l’existence humaine, Sénèque, on va le voir préfère s’interroger sur le fait même que cette nécessaire fin prochaine puisse encore nous étonner, se plaçant ainsi dans la droite ligne tracée avant lui par ce courant majeur dans la philosophie qu’est le stoïcisme. En effet, si ce traité n’est pas avare en descriptions, à tel point que certains élèves, cette année, ont pu y voir un lien avec les caractères de La Bruyère, avec cette même acuité d’observation des comportements, c’est que Sénèque cherche à placer ces manières du monde de son temps (dans lequel nous nous retrouvons si facilement) dans une perspective particulière, dans laquelle on peut reconnaître le cosmos tel que le stoïcisme le décrit.
Vision passée qui n’aurait plus de rapport avec nos propres modes d’existence ? Au contraire, notre double situation de mortels, et d’êtres humains qui vivons dans d’immenses structures politiques qui nous dépassent nous permet d’aborder ce texte en interlocuteurs familiers de son auteur et du monde qu’il décrit. Parce que, finalement, si on veut saisir ce texte et si on veut pouvoir en commenter un passage lors d’un examen oral (et c’est là notre objectif purement technique), il faut avoir saisi que tout le traité s’articule autour de deux propos :
– Une réflexion sur le rapport que nous entretenons avec le temps,
– Les conséquences qu’a cette réflexion sur l’organisation de l’existence humaine, et donc ce qu’on appelle son « activité ».
Si ces deux points sont éclaircis et correctement conçus, on peut prendre n’importe quel passage de l’œuvre (qui est de toute façon fort courte) et le resituer dans cette perspective pour l’expliquer.
La lecture du traité peut donner l’impression d’un certain désordre de l’argumentation. Certains commentateurs en ont déduit que Sénèque était assez peu amateur de dialectique et de rigueur démonstrative. Mais c’est en fait qu’il adopte les codes du discours éloquent de son époque, et qu’il n’hésite pas à illustrer son propos d’exemples variés, tirés aussi bien de son observation de la vie quotidienne que de l’histoire. Ainsi, le texte présente bien, au-delà des anecdotes et de l’impression de répétition qu’il peut donner, une structure, qu’on peut décrire de la manière suivante, pour faire simple :
– Une introduction, (Chap. 1) dans laquelle est exposée l’attitude générale des hommes vis-à-vis de la brièveté de la vie, dont ils se plaignent quasi unanimement.
– Une 1ere partie, qui court des chapitres 2 à 9, qui s’attaque précisément au premier aspect qu’on a évoqué plus haut : la manière dont l’impression de brièveté de la vie est en fait produite par la tendance largement partagée des hommes à perdre ce temps.
Cette partie se subdivise en plusieurs moments :
– Les chapitres 2 et 3 décrivent ceux qui s’occupent en permanence comme prisonniers de leurs occupations plus que du temps lui-même : ils mettent eux-mêmes en place les conditions de leur propre asservissement.
– Les chapitres 4 à 6 illustrent cela de quelques exemples issus de l’histoire.
– Suit une nécessaire analyse de la conscience du temps (chapitre 7) : la réflexion sur celui-ci et une juste prise en compte de sa nature est propre à construire une vie sage et philosophique. Sénèque tire ensuite, dans les chapitres 8 et 9 les conséquences de cette analyse, montrant les deux écueils dans notre rapport au temps : ne pas le percevoir d’une part, et mépriser le présent d’autre part.
A ce point de l’œuvre, on peut au moins établir ceci : en remplissant le temps d’un très grand nombre d’activités, nous croyons le maîtriser, alors qu’il n’en est rien : s’affairer ne conduit qu’à raccourcir la vie, en ne la consacrant pas à l’essentiel.
– La seconde partie sera la conséquence de cette conclusion provisoire : si il faut éviter l’affairement, alors c’est dans le loisir (qu’on va appeler « otium » pour ne pas le confondre avec le loisir entendu au sens moderne) qu’on doit chercher le bonheur et un juste rapport au temps. Ce sera là l’objet des dix prochains chapitres (donc, les chapitres 10 à 20), partie qu’on peut subdiviser de la manière suivante :
– Dans les trois premiers chapitres de cette partie (10 à 13), on décrit, paradoxalement à première vue, celui qui s’occupe le plus possible comme celui qui ne sait pas quoi faire de son temps, et noie cette incapacité dans l’activisme (qui est alors conçu comme une sorte de frénésie d’occupation, quite à ce qu’elle n’ait aucun sens)
– Les chapitres 14 et 15 vont montrer en quoi l’otium est utile et nécessaire, s’opposant ainsi à l’idéologie du travail comme essentiellement humanisant.
– S’installe alors, dans ces chapitres ainsi qu’en 16, 17 et 18, la proposition de ce qu’on peut appeler une « retraite », c’est-à-dire d’une mise entre parenthèse du monde et de ses occupations, condition du bonheur, car accès à une stabilité dans le rapport au temps qui permet la sérénité, la quiétude.
– Ajoutons, pour être complet, qu’entre les chapitres 12 et 14, ce sont les trois parties du temps qui sont analysées dans le rapport que nous entretenons avec elles : en 12, on examine le rapport erroné que nous entretenons avec le présent, alors qu’en 13, c’est la même erreur vis-à-vis du passé qui est étudiée. Les chapitres 14 et 15 montrent que le rapport juste vis-à-vis du passé implique la « retraite » prise au sens profond d’une conscience « substantielle » du passé, conçu comme un temps stable et continu, ce qui permet de comprendre qu’en 16 et 17 on montre que l’erreur réside précisément dans la conception du temps comme instable et discontinu (un temps parcouru de ruptures). C’est le temps des occupations successives entre lesquelles on se disperse qui est alors condamné au profit d’un temps vécu dans la constance du sage.
C’est sur cet appel à la retraite, dont on sait que Sénèque en fera lui-même la conclusion de sa propre vie publique, que se clôt le traité.
Derrière la somme des parties de ce découpage, certains verront les étapes académiques du discours argumentatif classique : les chapitres 1 à 3 constitueraient l’exorde (en grec, tout simplement, l’introduction, l’exposition de ce qui provoque la tension réflexive).
Les chapitres 4 à 17 formeraient la confirmation, c’est-à-dire ce qu’on appellerait aujourd’hui, à proprement parler, le développement, ou la plaidoirie, le moment où on va utiliser tous les éléments à disposition pour pousser le plus loin l’argumentation.
Enfin, les derniers chapitres constitueraient la péroraison, c’est-à-dire la conclusion, le moment où le discours peut se faire plus affirmatif puisqu’il peut s’appuyer sur l’ensemble de la réflexion et des raisons qui l’ont précédé.
Ainsi exposée, la structure du traité devient plus évidente, et s’il donne par moment l’impression de ne plus avancer dans la réflexion, c’est qu’en fait sa majeure partie est constituée de ce feu d’artifice argumentatif qu’est la confirmation.