On a évoqué en classe et ici même, à de nombreuses reprises, la manière dont les hommes peuvent aborder ce qu’ils pensent leur avoir été révélé. En effet, face à la révélation (qui aux yeux de l’humanité, rappelons le, n’est qu’une révélation supposée, quelle que soit la force avec laquelle certains y sont attachés), on pourrait être tenté de se contenter d’observer le texte en essayant de rester le plus proche possible de sa formulation, faisant de la religion une paraphrase sans cesse répétée des signes de la parole divine ; on pourrait aussi approcher le texte en demeurant en orbite autour de lui, l’observant à distance respectueuse, variant les angles pour tenter d’interpréter cette parole en reconnaissant son caractère définitivement mystérieux. On sait qu’au sein de chaque religion on peut observer des affrontements, parfois violents, entre ceux qui essaient de sauver un rapport direct à la première lecture du texte, interdisant toute forme d’interprétation du message divin, et ceux qui n’envisagent les textes sacrés que dans un permanent travail de relecture qui consiste tout autant à être attentif à la lettre écrite qu’à l’interprétation qu’on peut, et qu’on doit, en tirer.
Étymologiquement, l’une des racines reconnues du mot « religion » vient du latin [relegere], qui signifie « relire ». Au premier abord, on serait tenté d’en déduire que ceux qui refusent l’interprétation au profit de la lecture du texte sont plus proches de cette racine étymologique. Mais si on veut bien y porter attention, « relire », ce n’est justement pas lire pour la première fois. C’est lire à nouveau ce qui a déjà été lu, ce qui signifie qu’à la lecture se superposent la mémoire des lectures précédentes, les siennes propres mais aussi celles de toute la tradition qui nous précède. En réalité, donc, toute lecture est une lecture nouvelle qui lit autrement et comprend de façon renouvelée le texte originel. Une telle relecture, qui n’est jamais identique à celle qui l’a précédée – parce qu’il ne saurait y avoir plusieurs première fois – est nécessairement une interprétation, et c’est précisément ce à quoi se refusent de nombreux religieux. Ce n’est dont pas entre le tenants de la relecture du texte et ceux de l’interprétation qu’existe un désaccord, puisque relire et interpréter sont un seul et même rapport au texte, c’est entre ceux qui voudraient en rester à la lecture du texte et ceux qui savent qu’une fois lu, on ne peut que le relire, qu’une séparation nette se fait; mais si on s’en tient à ce qu’on vient de développer, c’est du côté de la relecture et de l’interprétation que se trouve ce qu’on peut appeler « religion ».
Dès lors, congédier la raison ne sert à rien. D’abord parce qu’en deçà d’un certain seuil, c’est impossible ; mais aussi parce que ça n’a aucun sens. Pour reprendre les mots qu’écrivait Platon dans le Banquet à propos de l’expérience amoureuse, lire les textes sacrés est une expérience qui, si elle est belle, doit conduire à produire à son tour de belles paroles, et c’est là une élévation de l’esprit, auquel on ne peut dès lors demander de s’écraser.
Il en va des lectures terrestres comme des écrits sacrés : on ne peut prendre le texte comme seule autorité. Ainsi, appuyer mon propos sur un auteur n’est pas une tentative de persuader en convoquant une autorité supérieure. Une fois le texte écrit, la seule autorité qui vaille est celle du lecteur ; mais cette autorité peut se permettre de dialoguer avec des propos qui ne sont pas déjà les siens. L’islam est une religion qui, toutes proportions gardées, est encore jeune. Que des penseurs majeurs de son histoire puissent émerger de nos jours n’est dès lors pas étonnant (le christianisme aura bien attendu treize siècles son Saint-Thomas d’Aquin). Ainsi, parmi les philosophes musulmans contemporains, il est possible qu’Abdulkarim Soroush soit un de ceux dont le nom restera, par delà ce temps ci, dans les mémoires de ceux qui s’intéressent à l’histoire de cette spiritualité. Né en 1945 à Téhéran, parfois qualifié de Luther de l’islam (mais les surnoms sont toujours réducteurs, surtout quand ils font croire que l’histoire puisse se répéter à l’identique, alors même que, comme on l’a dit, les premières fois sont toujours uniques), il fut tout d’abord chimiste avant de mener en Angleterre des études de philosophie sans pour autant cesser de lire, et relire les textes sacrés. Esprit complet, il est par excellence ce qu’en d’autres temps on aurait appelé un « honnête homme », la courtisanerie en moins, puisque ses réflexions et ses publications le mèneront à entrer peu à peu en disgrâce aux yeux du gouvernement iranien. Il ne s’agit pas d’un courant nouveau, mais plutôt d’une réactualisation d’une tradition fort ancienne dans l’histoire de l’islam, puisque dès le huitième siècle, les mutazilites affirmaient déjà qu’il n’y avait aucune légitimité à ce que la religion éclipse la raison, ramenant le texte sacré à son historicité, à son contexte d’apparition, à partir duquel on devait le comprendre. Les ouvrages de Soroush ne sont pas encore traduits en français (voici une tâche qu’il serait bon que quelqu’un mène). Seuls quelques rares extraits sont pour le moment accessibles, ainsi que des interviews, dont celle qui suit, qui fût donnée au magazine Q-news international, dont on propose l’extrait le plus connu. :
« Les croyants conçoivent généralement la religion comme quelque chose de saint ou de sacré, quelque chose de constant. Vous ne pouvez pas parler du changement ou de l’évolution du savoir religieux. Ils se cramponnent à l’idée de fixité. Mais comme je l’ai démontré dans mon travail, nous devons faire la distinction entre la religion d’un côté et l’interprétation religieuse de l’autre. Par la religion ici, je ne signifie pas la foi qui est la partie subjective de la religion mais je veux dire le côté objectif qui est le texte révélé. Lui, il est constant, tandis que nos interprétations de ce texte sont sujettes à évolution. L’idée n’est pas que le texte religieux peut être changé mais plutôt qu’avec le temps, les interprétations changeront.
Nous sommes toujours plongés dans un océan d’interprétations. Le texte ne vous parle pas. Vous devez le faire parler en lui posant des questions. Supposer que vous êtes en présence d’un homme savant mais vous ne lui posez aucune question et il reste silencieux. Vous n’allez évidemment tirer aucun profit de l’avoir connu. Si vous lui posez des questions, vous tirerez de lui un certain savoir en rapport avec le niveau de vos questions. Si les questions sont pertinentes, les réponses aussi seront profondes. Ainsi donc, l’interprétation dépend de nous. L’interprétation d’un profane différera forcement de la compréhension d’un philosophe. La Révélation ne nous montre pas ses secrets en nous parlant directement. Nous devons nous mettre en recherche de ses secrets et trouver les bijoux qui sont cachés là. Tout ce que nous recevons et obtenons de la religion est interprétation.
Ceux qui défendent l’idée de fixité dans la religion ne sont pas pleinement conscients de l’histoire de l’Islam, ou, tout aussi bien, de celle des autres religions. L’Islam est une série d’interprétations de l’Islam. Le Christianisme est une série d’interprétations du Christianisme. Et puisque ces interprétations sont historiques, l’élément de l’historicité est là. C’est pour cela que vous devez avoir une bonne connaissance de l’histoire de l’Islam. Aller directement au Coran et aux hadith ne vous donnera pas grand chose. Vous devez aller à l’Histoire et de là, revenir au Coran et au hadith afin de mettre l’interprétation dans son contexte historique. »
source : http://nawaat.org pour l’article dans sa traduction française http://www.drsoroush.com pour lire la version originale de l’article, en anglais.
On conseillera de lire l’article dans sa totalité car il propose quelques développements intéressants sur la légitimité qu’a chacun, y compris ceux dont ce n’est pas le statut officiel, surtout ceux-ci même, à lire les textes sacrés, à les penser et à en parler. Il parvient à maintenir une exigence dans un exercice qu’il conçoit pourtant comme libre. On remarquera qu’une telle exigence réclame comme point de départ de refuser toute passivité à l’égard de la vérité, de s’entrainer à ne jamais la recevoir, mais à la chercher. C’est en ceci que la démarche de Soroush est éminemment philosophique.
On pourra être attentif à la façon dont ce simple extrait permet de saisir les spécificités de la vérité dès lors qu’elle est recherchée dans une démarche interprétative. Avoir en tête qu’une bonne part de l’éveil philosophique de Soroush s’est fait dans la lecture de Karl Popper et Thomas Kuhn [note spéciale à mes élèves : souvenez vous, nous avons évoqué ces auteurs en cours…] permettra aussi de mieux saisir selon quels angles il envisage la vérité et sa quête perpétuelle.
Pour découvrir de façon plus approfondie Abdulkarim Soroush, on pourra lire la présentation qui en est faite dans l’ouvrage de Rachid Benzine, les Nouveaux penseurs de l’islam.
Enfin, on trouvera davantage de textes sur ce site, collectant dans leur version originale, les publications disponibles en ligne de Soroush ; http://www.drsoroush.com/