On sent qu’on a saisi un discours quand on est capable de le reconnaître chez d’autres auteurs que celui chez lequel on l’a tout d’abord découvert. En philosophie, ce phénomène peut prendre trois formes. La première consiste à lire tout d’abord des présentations des concepts principaux d’un auteur chez des commentateurs, puis à retrouver ces concepts dans leur milieu naturel, en lisant directement les œuvres qu’on a tout d’abord découvertes grâce à ces précieux intermédiaires et entremetteurs que sont les commentateurs. La seconde consiste à se surprendre soi même en train de recourir à certains de ces concepts pour mener une réflexion dont on s’aperçoit que, tout en étant personnelle, elle est héritière et habitée d’éléments dont on n’est pas le seul auteur. La troisième consiste à reconnaître des motifs chez un autre auteur que celui chez lequel on les a tout d’abord découverts, un peu comme on découvre chez Cézanne les signes avant-coureurs d’un cubisme qu’on identifiait tout d’abord spécifiquement à Picasso.
Ainsi, des élèves qui seraient en train de découvrir l’existentialisme tel que Sartre le développe, qui seraient lecteurs de L’Existentialisme est un humanisme, pourraient voie en eux quelques signaux s’allumer à la lecture d’un ouvrage plus contemporain du philosophe italien Giorgio Agamben, La communauté qui vient (1990).
Les jeunes lecteurs de Sartre savent qu’une fois enregistrée cette idée selon laquelle l’homme n’est d’abord rien, et ne sera que ce qu’il se sera fait, il faut surmonter une difficulté majeure, c’est que demeure cependant une certaine forme de morale, puisqu’on n’agit pas seulement en son nom propre, pur individu déconnecté des autres. On agit par soi, mais aussi au nom de tous, puisque mon acte crée sa propre valeur (au contraire de la morale classique qui affirmerait que c’est une valeur antécédente qui permet d’évaluer mon acte). On pourrait dire que, paradoxalement, chez Sartre, non seulement on fait forcément le bien, puisque c’est l’acte qui définit ce qu’est le bien, mais dès lors, on est pleinement responsable du bien, puisqu’on en est l’auteur. Un tel renversement peut être difficile à appréhender et à conceptualiser, tant il remet en question ce qu’on pensait clairement établi sur cette question.
La section X de La Communauté qui vient, d’Agamben, permet de se tirer de cet écueil en distinguant morale et éthique. A la manière dont Alain, dans ses Propos, avec toute la finesse qui le caractérise, définissait la justice comme « ce doute sur le droit qui sauve le droit », on pourrait avec Agamben dire que l’éthique est ce doute sur la morale qui sauve la morale, à ceci près qu’ici, on aurait pour de bon abandonné l’idée selon laquelle existerait une morale, indépendamment de ce que nous en faisons.
Pour mieux saisir cela, il faut simplement avoir en tête que la morale serait ce domaine qui définirait le devoir, ce que nous devrions accomplir. On aura compris que pour l’existentialisme sartrien, un tel devoir n’existe pas puisqu’il impliquerait qu’il y ait une définition de ce que nous serions censés être ou devenir, ce qui ferait de nous des objets comme les autres.
Ca, c’est pour la première partie, celle dans laquelle on se retrouve en territoire connu si on a déjà lu L’Existentialisme est un humanisme.
C’est ensuite que les choses se compliquent, car Agamben va pousser la réflexion plus loin, bien que demeurant sur un terrain commun. C’est bien entendu là que ça devient intéressant.
Tout d’abord, il s’agit de clarifier sa position à la lumière du texte premier de l’Ancien Testament, la Genèse, et de l’interprétation que la tradition a faite du concept de péché originel. Celui-ci est souvent envisagé comme une faute première commise par d’autres que soi, mais dont on serait aujourd’hui héritiers et dont on aurait à répondre. On sait à quels contorsions une telle conception condamnait, par exemple, Pascal, quand il était obligé d’admettre que nous étions nécessairement coupables, puisque sinon, Dieu serait injuste. Agamben propose une interprétation plus profonde de ce concept, appuyé sur ce que signifie, pour l’homme, le fait de ne pas devoir être quoi que ce soit, tout en ne pouvant pas être non plus déterminé comme néant. C’est là que les chemins de Sartre et d’Agamben se séparent, puisque Sartre, lui, placera le néant au centre de sa propre conception de l’homme. Ne pouvant pas aller jusqu’à nier l’homme, Agamben le désigne comme celui qui peut être, ou ne pas être, la contingence même, mais une contingence qui ne serait pas indifférence, ni quantité négligeable. On pourrait dire que l’homme est celui qui a à être ce qu’il n’est pas, et même ce qu’il n’a pas à être. On pourrait en déduire que l’homme se crée. Agamben, lui, en tire la conséquence suivante, c’est que l’homme contracte une dette envers son propre être, en raison même de l’absence de nécessité qui le caractérise. Mais après tout, les deux propositions se tiennent l’une l’autre, puisque dans le domaine artistique, l’œuvre est par excellence ce dont on ne peut dire qu’après coup que l’artiste devait la créer, rien ne permettant d’en préjuger avant qu’il le fasse, et après tout, on pourrait considérer que l’artiste est celui qui est soucieux de cette dette qu’il a envers son propre art. De même, l’homme serait, de façon plus large, celui qui est en dette vis-à-vis de son être.
D’où l’impossibilité de la morale, qui désignerait ce que cet être a à être. D’où la nécessité de l’éthique, qui est précisément, au départ, le sentiment de cette dette. Non pas « je dois », mais plutôt « je me dois ».
On notera, au passage, et tout particulièrement dans le dernier paragraphe de l’extrait qui suit, combien l’expression nietzschéenne de « volonté de puissance » peut prendre un sens revivifié une fois qu’on a lu Agamben.
Voici donc cet extrait, qu’on trouve p. 47 de l’édition au Seuil de La Communauté qui vient :
« X. Ethique
Le fait dont tout discours éthique doit partir, c’est qu’il n’existe aucune essence, aucune vocation historique ou spirituelle, aucun destin biologique que l’homme devrait conquérir ou réaliser. C’est la seule raison pour laquelle quelque chose comme une éthique peut exister : car il est clair que si l’homme était ou devait être telle ou telle substance, tel ou tel destin, il n’y aurait aucune expérience éthique possible – il n’y aurait que des devoirs à accomplir.
Ceci ne veut pas dire pour autant que l’homme n’est pas ni ne doit être quelque chose, qu’il serait simplement condamné au néant et qu’il pourrait, par ailleurs, décider à son gré d’être ou de ne pas être, de s’attribuer tel ou tel destin (nihilisme ou décisionnisme se rencontrent en ce point). L’homme en effet est et doit être quelque chose, mais ce quelque chose n’est pas une essence, ni même proprement une chose : il est le simple fait de sa propre existence comme possibilité ou puissance. Mais c’est la raison pour laquelle précisément tout se complique, l’éthique devient pour cette raison même effective. Puisque l’être le plus propre de l’homme est d’être sa propre possibilité ou puissance, alors et seulement pour cette raison (autrement dit, en tant que son être le plus propre, en étant puissance, en un certain sens lui fait défaut, peut ne pas être, est donc privé de fondement et celui-ci n’en a pas toujours la possession) il contracte en ce sens une dette. L’homme, en étant puissance d’être et de ne pas être, est, autrement dit, déjà toujours endetté, il a toujours mauvaise conscience avant même d’avoir commis un acte coupable quelconque.
Tel est l’unique contenu de l’antique doctrine théologique du péché originel. La morale, au contraire, interprète cette doctrine par référence à un acte coupable que l’homme aurait commis, et de cette façon entrave sa puissance en la tournant vers le passé. La manifestation du mal est plus ancienne et plus originelle que tout acte coupable et repose uniquement sur le fait qu’en étant et en ne devant être que sa possibilité ou puissance, l’homme manque en un certain sens à lui-même et doit s’approprier de ce manque, doit exister comme puissance. Tel Perceval dans le roman de Chrétien de Troyes, il est coupable de ce qui lui manque, d’une faute qu’il n’a pas commise.
C’est pourquoi l’éthique ne fait aucune place au repentir, c’est pourquoi l’unique espoir éthique (qui, comme tel, ne peut relever ni d’un devoir ni d’une décision subjective) est d’être sa (propre) puissance, d’être sa (propre) possibilité ; d’exposer, autrement dit, en chaque forme sa propre amorphie et en chaque acte sa propre actualité.
L’unique forme du mal qui soit, réside au contraire dans le fait de décider de rester en dette d’exister, de s’approprier de la puissance de ne pas être comme d’une substance ou d’un fondement extérieur à l’existence ; ou bien (et c’est le destin de la morale) de considérer la puissance même, qui est le mode le plus propre d’existence de l’homme, comme une faute qu’il convient en toute circonstance de réprimer. »