Rien n’est jamais acquis à l’homme Ni sa force
Ni sa faiblesse ni son coeur Et quand il croit
Ouvrir ses bras son ombre est celle d’une croix
Et quand il croit serrer son bonheur il le broie
Sa vie est un étrange et douloureux divorce
Il n’y a pas d’amour heureux
Aragon – Il n’y a pas d’amour heureux
Si lundi matin, on doit encore franchir une dernière porte avant d’obtenir pour de bon un baccalauréat qui s’est hier dérobé une dernière fois, si lundi on connaîtra ce qui, après coup, restera comme une dernière occasion d’entretenir un dialogue philosophique avec un interlocuteur qui est là pour ça (ces occasions ne sont pas si fréquentes), et si sur la liste d’oeuvres qu’on présente à l’oral se trouve une oeuvre d’Epicure, on sait qu’il sera nécessaire, pour réussir son commentaire, de tisser des liens entre le texte qu’on a sous les yeux, et que l’examinateur relit lui aussi, et la pensée d’Epicure qu’on ne peut pas lire directement puisqu’une majeure partie de son oeuvre a été perdue, et qu’on ne connait que par l’intermédiaires d’auteurs postérieurs, grâce auxquels on sait sur quelles fondations les fameuses Lettres d’Epicure sont bâties.
Commenter la Lettre à Ménécée, c’est connaître la joie de pouvoir méditer sur le bonheur. Le problème, c’est qu’on sait à quel point un tel « objet » peut être un prétexte aux dérives de l’esprit. Et l’erreur consisterait à voir en cette Lettre une suite de bons conseils pour être heureux. Si ce texte pouvait être réduit à cela, on ne pourrait le commenter, il ne serait qu’une recette et probablement, on ne l’étudierait pas en classe. Dès lors, si on veut l’expliquer correctement, il faut le confronter à l’ensemble de la pensée épicurienne, et montrer comment il coule de cette source, et à quel point il est une conséquence logique, et la seule conséquence logique d’une conception physique de l’univers, qui légitime ce propos sur le bonheur en lui donnant une assise que n’ont pas généralement les propos souvent relatifs et arbitraires qu’on tient sur les manière d’être heureux ou malheureux.
Dans cette édition du 22 mars 2010 des Nouveaux chemins de la connaissance, l’introduction de l’émission par Raphael Enthoven vaut à elle seule le détour tant elle parvient à mettre en scène toute la fragilité de notre rapport au bonheur. Les doigts pourtant délicats de l’homme broient le bonheur au moment même où il tente de le saisir. Les amateurs de Comics connaissent sans doute ce personnage de tragédie qu’est Malicia, cette femme à qui il est interdit d’aimer physiquement, puisque la nature l’a dotée d’un pouvoir qui est aussi paradoxal : on ne peut pas la toucher sans mourir, et dès lors, elle ne peut toucher sans tuer. De l’homme et du bonheur, de même, on ne sait lequel est pour l’autre, au sens propre, intouchable.
Eclairée par Julie Giocacchini, spécialiste de la philosophie épicurienne, l’émission permet de réviser, de façon très efficace, cette partie du programme qui s’intéresse au paradoxal bonheur, et de schématiser de façon lumineuse la pensée d’Epicure, ce qui permet bien sûr d’en commenter les oeuvres avec pertinence et clarté. On salue, une fois de plus (et même si c’est parfois avec un agacement jaloux) la pédagogie de l’émission qui en peu de temps permet de mettre en place des connaissances sous forme de dialogue.
J’ajoute ceci : au cours de l’émission est abordé ce texte étonnant, fascinant même d’un des héritiers d’Epicure, peut être le plus grand, Lucrèce. Le début du Livre II de son « De Natura rerum » (on pourrait traduire cela ainsi : « La Nature des choses », mais on le traduit souvent par « De la Nature« ) affirme quelque chose d’un peu inquiétant : « Il est doux, quand la vaste mer est soulevée par les vents, d’assister du rivage à la détresse d’autrui ; non qu’on trouve si grand plaisir à regarder souffrir; mais on se plaît à voir quels maux vous épargnent. » Si on veut bien accepter de dépasser le préjugé négatif qui consisterait à voir là un propos égoïste, ou même sadique, on pourra y trouver au contraire un condensé d’épicurisme qui ne peut cependant être repéré qu’à la condition de connaître les fondements matérialistes de ce courant de pensée. Si on parvient à voir le poudroiement du monde, alors le spectacle des naufragés au large participera à notre bonheur sans empêcher l’empathie, au contraire. On saisira alors avec profondeur les raisons des propos d’Epicure sur la mort. Cette émission parvient fort bien à expliquer cela.