Là-haut

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En travaillant sur le sujet que, ces temps ci, nous creusons en classe (« Suis-je ce que j’ai conscience d’être ? »), je suis retombé, presque par hasard, sur cet extrait des Considérations inactuelles de Nietzsche, au cours duquel s’établit un lien entre la quête de soi et la relation avec les éducateurs. Comme si le moi se situait au delà des limites de sa propre personne, et exigeait pour qu’on le capte, d’aller vers ce qui n’est pas soi. On comprend dès lors que celui qui fut le maître de Nietzsche en philosophie, Schopenhauer, soit ici au centre de la méditation nietzschéenne, d’où le titre de ce chapitre, Schopenhauer éducateur.

On se souvient de la façon dont, chez Blaise Pascal, dans les Pensées, le moi est déshabillé de ses propres qualités pour ne laisser place à rien d’autre que son apparente absence :

« Qu’est-ce que le moi ?

Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non; car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus. Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non ; car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc cemoi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? Et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.

Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées. »

Blaise Pascal – Pensées (688 – Édition Lafuma, 323 – Édition Brunschvicg)

On sait bien aussi, les conséquences désabusées qu’on aurait pu tirer de son analyse, quand il conclue lui-même en affirmant qu’on n’aime jamais que pour des qualités empruntées, c’est à dire pour des raisons inessentielles. On pouvait craindre que l’amour soit dès lors toujours vain et sans objet (ce qu’il ne faut peut-être pas craindre), et que le moi n’existe tout simplement schopenhauer_hd.originalpas, qu’il ne soit qu’une illusion dont on gagnerait à se déprendre.

Peut-être la manière dont on aborde Pascal souffre t-elle d’un trop grand manque d’imagination. Ne pas trouver le moi au creux de l’intimité, en dessous des couches superficielles du personnage social signifie-t-il pour autant qu’il n’existe pas ? Après tout, serait-il tout à fait insensé de le chercher à l’extérieur de cette surface ? C’est en partie ce que propose l’extrait des Considérations inactuelles qui suit.

On comprendra dès lors qu’il faille chercher Nietzsche lui-même moins dans le personnage dont on a quelque image que dans la tension qui s’est tissée avec Schopenhauer, son éducateur. On ne sera pas surpris non plus de constater qu’à la différence de Pascal, qui refuse de reconnaître au véritable « moi » quelque qualité que ce fût, Nietzsche qualifie l’âme, puisqu’il s’adresse ici aux « jeunes âmes », celles qui sont encore en quête d’elles-mêmes, qui ne se sont pas encore figées dans leur propre soi-disant réalisation.

Si dans le premier paragraphe le propos peut sembler proche de celui de Pascal, peu à peu se dessine une perspective que celui-ci semblait ne pas avoir tracée, la possibilité de se retrouver, de se ressaisir dans l’amour qu’on a pu éprouver pour ceux qui nous ont révélés à nous-mêmes, ceux qui nous ont libérés de nous-mêmes. Signalons d’ailleurs au passage qu’une des difficultés actuelles de l’éducation tient peut-être justement à cela : avoir forgé très tôt, dès les petites classes, des personnages figés qui ont l’illusion de très bien savoir ce qu’ils sont, et refusent pour beaucoup toute remise en question personnelle, des prisonniers volontaires, des otages qui souffriraient envers eux mêmes du syndrome de Stockholm. On ne peut pas éduquer celui qui ne veut pas être libéré. On ne peut libérer celui qui se croit libre en n’étant que ce qu’il croit être déjà. Et on s’attache d’autant plus au personnage qu’on le devine simulé.

Ceux qui comprendront à quel point le moi peut être cherché au-delà de soi-même, « au dessus », saisiront alors peut-être quelle perspective ouvre, chez Nietzsche, le concept de surhomme, car si le moi surplombe ce qu’on considère généralement comme le moi, alors l’homme survole aussi ce qu’on appelle d’habitude « homme ».

On notera que, pour autant, il ne faudrait pas excessivement assimiler les équipes pédagogiques telles qu’on les conçoit aujourd’hui à ces éducateurs qu’évoque ici Nietzsche. Il le précise dans cet extrait : le moi ne s’atteint pas par la discipline, c’est à dire par l’assimilation de soi-même à un modèle extérieur donné en exemple par l’enseignant. En revanche, l’éducateur serait celui qui initierait son successeur à la véritable culture, à ce processus de décapage de soi.

« Mais comment pouvons-nous nous retrouver nous-mêmes ? Comment l’homme peut-il se connaître ? Ce sont là des questions difficiles à résoudre. Si le lièvre a sept peaux, l’homme peut s’en enlever sept fois septante sans qu’il puisse dire ensuite : « Cela est maintenant véritablement toi, ce n’est plus seulement une enveloppe. » De plus, c’est là un geste cruel et nietzscheunedangereux que de fouiller ainsi soi-même sa chair pour descendre brutalement, par le plus court chemin, dans le fond de son être. Comme il arrive facilement qu’on se blesse, sans qu’aucun médecin puisse nous guérir ! A quoi cela servirait-il, en outre, si tout témoigne de notre être, nos amitiés et nos inimitiés, notre regard et nos serrements de mains, notre mémoire et ce que nous oublions, nos livres et les traits de notre plume ? Mais il y a un moyen pour faire cette enquête importante.
Que la jeune âme jette un coup d’œil sur sa vie passée et qu’elle se pose cette question : Qui as-tu véritablement aimé jusqu’à présent ? Qu’est-ce qui t’a attiré et, tout à la fois, dominé et rendu heureux ? Fais défiler devant tes yeux la série des objets que tu as vénérés. Peut-être leur essence et leur succession te révéleront-elles une loi, la loi fondamentale, de ton être véritable. Compare ces objets, rends-toi compte qu’ils se complètent, s’élargissent, se surpassent et se transfigurent les uns les autres, qu’ils forment une échelle dont tu t’es servi jusqu’à présent pour grimper jusqu’à toi. Car ton essence véritable n’est pas profondément cachée au fond de toi-même ; elle est placée au-dessus de toi à une hauteur incommensurable, ou du moins au-dessus de ce que tu considères généralement comme ton moi. Tes vrais éducateurs, tes vrais formateurs te révèlent ce qui est la véritable essence, le véritable noyau de ton être, quelque chose qui ne peut s’obtenir ni par éducation ni par discipline, quelque chose qui est, en tous les cas, d’un accès difficile, dissimulé et paralysé. Tes éducateurs ne sauraient être autre chose pour toi que tes libérateurs.
C’est le secret de toute culture, elle ne procure pas de membres artificiels, un nez en cire ou des yeux à lunettes ; par ces adjonctions on n’obtient qu’une caricature de l’éducation. Mais la culture est une délivrance ; elle arrache l’ivraie, déblaye les décombres, éloigne le ver qui blesse le tendre germe de la plante ; elle projette des rayons de lumière et de chaleur ; elle est pareille à la chute bienfaisante d’une pluie nocturne. Imitant et adorant la nature, lorsque celle ci est maternelle et compatissante, elle accomplit l’œuvre de la nature lorsqu’elle prévient ses coups impitoyables et cruels, pour les faire tourner au bien, lorsqu’elle jette un voile sur ses impulsions de marâtre et ses tristes déraisons. »

Nietzsche – Considérations inactuelles 3;  Schopenhauer éducateur.

On a introduit cet article en évoquant la beauté de ce texte écrit par un Nietzsche tout juste trentenaire, encore reconnaissant envers son prédécesseur. Plus tard, il prendra ses distances envers ce maître, mais chez ces deux penseurs, ces distances sont aussi une autre manière de rendre hommage, car le disciple véritable se doit de n’être pas la reproduction du maître.

Illustrations : Schopenhauer, l’éducateur, puis Nietzsche encore jeune, alors qu’il rendait encore hommage à son aîné.

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