Reprise d’un vieil article mis en ligne alors que le texte qui suit avait été proposé en commentaire au baccalauréat, à destination de mes élèves, puisque nous sommes depuis plus d’une semaine maintenant, en grève, et qu’il faut bien que le spectacle continue quand même.
Je rappelle en quelques mots les raisons pour lesquelles nous avons évoqué la psychanalyse en cours : nous analysons depuis quelques séances ce qu’on appelle communément le « moi », et nous nous sommes lancés, dans une première partie, dans une critique en règle, et même un peu féroce de ce moi, avec Pascal tout d’abord, qui semblait le dissoudre corps et biens, puis avec Descartes, qui paraissait l’avoir sauvé (au moins, une chose apparaît comme certaine, parce qu’évidente : « je pense, donc je suis »), mais le réduisait à une pensée tellement impersonnelle, telle simple et uniforme qu’on pourrait se demander si elle peut encore légitimement parler à la première personne. Le dernier assaut que nous voulions évoquer, c’est celui que Freud a lancé contre le moi. Non pas pour le détruire, mais pour montrer qu’il n’est qu’une part, visible certes, mais loin d’être hégémonique, dans le psychisme. Le texte qui suit est une bonne introduction aux principes généraux du psychisme tels que Freud les conçoit. Il permet aussi de comprendre qu’il ne s’agit pas seulement d’une théorie abstraite, mais aussi d’une pratique. Dans le document qui suit, on se concentre sur l’analyse linéaire du texte. Au passage, soyez attentifs au fait que ce texte est l’archétype du texte à donner à commenter, parce que tous les concepts qu’il utilise sont, à un moment ou à un autre, définis dans le texte. Il constitue donc un bon entrainement pour l’examen, au delà des idées qu’il partage.
» Une violente répression d’instincts puissants exercée de l’extérieur n’apporte jamais pour résultat l’extinction ou la domination de ceux-ci, mais occasionne un refoulement qui installe la propension à entrer ultérieurement dans la névrose. La psychanalyse a souvent eu l’occasion d’apprendre à quel point la sévérité indubitablement sans discernement de l’éducation participe à la production de la maladie nerveuse, ou au prix de quel préjudice de la capacité d’agir et de la capacité de jouir, la normalité exigée est acquise. Elle peut aussi enseigner quelle précieuse contribution à la formation du caractère fournissent ces instincts asociaux et pervers de l’enfant, s’ils ne sont pas soumis au refoulement, mais sont écartés par le processus dénommé sublimation de leurs buts primitifs vers des buts plus précieux. Nos meilleures vertus sont nées comme formations réactionnelles et sublimations sur l’humus de nos plus mauvaises dispositions. L’éducation devrait se garder soigneusement de combler ces sources de forces fécondes et se borner à favoriser les processus par lesquels ces énergies sont conduites vers le bon chemin. »
FREUD – L’intérêt de la psychanalyse – 1913
La gestion des pulsions a toujours posé un problème, tant politique que moral. Souvent assimilées aux instincts, on a considéré qu’il s’agissait d’énergies néfastes qui ne pouvaient conduire qu’au désordre, tant individuel que social. Il est alors peu étonnant que les pulsions aient été combattues et qu’on ait tenté de les éradiquer. A la fin du dix-neuvième siècle, les sociétés occidentales sont organisées autour de préceptes moraux rigoureux qui encadrent précisément les mœurs communes et il n’est pas envisageable de sortir de ce cadre, sous peine d’être simplement exclu de cette société à laquelle il s’agit d’être intégré. C’est ainsi qu’une éducation très intransigeante est mise en place, qui va avoir pour objectif de faire disparaître ces comportements pour les remplacer par des attitudes propres à la vie en société. Ces interdits sont plus ou moins pesants selon qu’on appartient à telle ou telle partie de la population, particulièrement selon qu’on soit homme ou femme. Celles-ci sont particulièrement encadrées, pour obtenir d’elles la modestie, la bonté, la douceur dont elles doivent faire preuve. On attend d’elles qu’elles fassent preuve d’un contrôle d’elles même permanent, tant psychique que physique. On leur donne des cours de maintien (dont l’apprentissage quasi obligatoire du piano fait partie), des leçons de conversation, dans lesquelles elles devront systématiquement remettre en question leur propre opinion.
Parallèlement, à l’hôpital parisien de la Salpêtrière, le docteur Charcot traite un très grand nombre de femmes atteintes de troubles qu’on nomme hystérie. Cette maladie est extrêmement mal perçue à cette époque, et ce pour deux raisons : d’une part du côté de la société, qui considère les hystériques comme des femmes déréglées, manquant du plus élémentaire contrôle que l’on attend pourtant d’elles ; de l’autre côté les médecins voient dans les hystériques des simulatrices puisqu’elles présentent des symptômes (paralysies, amnésies, aphasies) qui ne correspondent à aucune lésion physique. Puisque les dysfonctionnements de ces patientes n’ont pas de cause physique, la seule explication paraissant rationnelle consiste à affirmer que ces femmes font semblant d’être malades. La médecine s’en désintéresse donc et on se contente d’attendre que « ça leur passe ». Les femmes chez lesquelles les symptômes demeurent légers (mélancolie, dépression) sont simplement recluses dans leur chambre ; les cas plus lourds, dont les comportements atteignent des hystéries proches des crises d’épilepsie sont enfermés dans des asiles tels que celui de la Salpêtrière. C’est là que Charcot va les examiner, et peu à peu montrer que si elles ne présentent pas de lésion physique, ce n’est pas pour autant qu’elles ne sont pas réellement malades. Dans le public qui vient assister aux séances publiques du mardi se trouve un certain Sigmund Freud, qui va être passionné par les séances d’hypnose menées par le médecin français et qui va trouver là le matériel de base sur lequel va se construire sa théorie de l’inconscient. Celle-ci va remettre en question la gestion classique des pulsions, en montrant que leur genèse est plus complexe qu’on ne le pensait, et que, justement, des erreurs répétées dans l’éducation peuvent conduire à cette hystérie qui avait été tant déconsidérée par les pédagogues et le médecins.
Cet extrait de L’Intérêt de la psychanalyse a justement pour objectif de montrer pourquoi l’éducation traditionnelle est un échec, et propose en lieu et place de l’interdit des pulsions une éducation nouvelle, qui permettra de laisser ces énergies s’exprimer, de manière néanmoins encadrée, de sorte qu’elles ne s’accumulent plus de manière dangereuse. L’argumentation de Freud s’effectue en deux étapes : tout d’abord il dresse le bilan de l’éducation traditionnelle, ce qui lui permet de montrer qu’on ne peut que constater son échec. Il en profite pour apporter une explication à cet échec : les pulsions qu’on veut éradiquer ne disparaissent en fait jamais totalement. Dans un second temps, il va proposer de traiter autrement ces pulsions, non pas en les laissant se réaliser pour elles mêmes, mais en les détournant grâce à un processus qu’il va appeler « sublimation ». L’étude approfondie de ce texte a ici pour objectif de montrer sur quoi de telles affirmations s’appuient et ce qui nous permettra aussi de fournir une porte d’entrée assez aisée dans ce domaine qu’est la psychanalyse.
En effet, il est impossible de comprendre ce texte sans faire référence à la théorie psychanalytique telle que Freud va la construire à la suite des observations faites à la Salpêtrière. La première phrase du texte qui nous occupe ici est en elle-même un condensé de nombreux éléments qui proviennent de cette théorie. « Une violente répression d’instincts puissants exercée de l’extérieur n’apporte jamais pour résultat l’extinction ou la domination de ceux-ci, mais occasionne un refoulement qui installe la propension à entrer ultérieurement dans la névrose. » Si le bilan fait de l’éducation traditionnelle apparaît ici clairement, il faut qu’on s’arrête plus profondément sur les raisons qui autorisent un tel discours. Freud effectue tout d’abord un constat : si l’éducation se donne pour objectif de supprimer les pulsions, elle est d’avance vouée à l’échec. Pour comprendre cela, il est nécessaire de préciser ce que Freud entend par «instincts », et le lecteur attentif se demandera avant tout pourquoi nous oscillons ici entre deux termes proches, « instinct » et « pulsion ». Si dans le langage courant ces deux termes sont proches, il faut néanmoins préciser ici ce qui les distingue : les instincts sont des comportements innés qui constituent une caractéristique commune entre les hommes et les animaux. La pulsion, elle, est spécifique à l’homme, car elle constitue une énergie, d’origine physique (c’est le corps qui est à la source de la pulsion) qui va motiver le comportement par la recherche du plaisir. Une conduite pulsionnelle facile à comprendre est celle que manifestent les enfants en très bas âge, dont les pulsions simples vont permettre la survie. Par exemple, on sait que l’enfant, à sa naissance, se nourrit non pas pour calmer sa faim (il ne peut se représenter le lien entre l’acte et le résultat) mais pour générer du plaisir buccal, car il se trouve que la bouche est une zone érogène. Cette quête de plaisir est le moteur de toute pulsion. Or c’est précisément ce qui va poser un problème social, puisque la société ne peut pas se fonder sur les recherches égoïstes de plaisirs personnels, et ce d’autant moins que certaines de ces pulsions peuvent sembler particulièrement asociales, telles que la pulsion sexuelle par exemple. Il faut voir ici la raison pour laquelle l’éducation traditionnelle va tenter de juguler les pulsions en mettant tout en œuvre pour les supprimer.
Le problème que soulève Freud, c’est que, justement, elles ne disparaissent pas. Reprenons la définition des pulsions telle que nous l’avons utilisée ci-dessus : il s’agit avant tout d’énergies. Or, empêcher une énergie de s’actualiser, de se réaliser ne permet absolument pas de la faire disparaître. Au contraire, on peut imaginer que cette énergie s’accumule et constitue peu à peu une force impressionnante. Pour mieux comprendre cette idée, on peut s’appuyer sur l’image que Freud utilise à la fin de ce texte, celle de « la source de forces fécondes ». Nous reviendrons plus tard sur le caractère fécond de cette source. Intéressons nous d’abord à cette image hydraulique, et imaginons que l’on bouche une source. Vue de l’extérieur, on peut l’imaginer obstruée et comme disparue. Mais cela n’implique pas que l’on empêche, derrière l’apparence, l’eau de s’accumuler et donc la pression d’augmenter. A l’idée de disparition, Freud propose donc de substituer celle de « refoulement », qui consiste plutôt à cacher, à faire comme si cela n’existait plus. Dans le second chapitre de ses cinq leçons sur la psychanalyse, Freud propose d’expliquer en quoi consiste le refoulement à travers une image :
« Supposez que dans la salle de conférences, dans mon auditoire calme et attentif, il se trouve pourtant un individu qui se conduise de façon à me déranger et qui me trouble par des rires inconvenants, par son bavardage ou en tapant des pieds. Je déclarerai que je ne peux continuer à professer ainsi ; sur ce, quelques auditeurs vigoureux se lèveront et, après une brève lutte, mettront le personnage à la porte. Il sera « refoulé » et je pourrai continuer ma conférence. Mais, pour que le trouble ne se reproduise plus, au cas où l’expulsé essayerait de rentrer dans la salle, les personnes qui sont venues à mon aide iront adosser leurs chaises à la porte et former ainsi comme une « résistance ». Si maintenant l’on transporte sur le plan psychique les événements de notre exemple, si l’on fait de la salle de conférences le conscient, et du vestibule l’inconscient, voilà une assez bonne image du refoulement.
(…)
Il est certain qu’en éloignant le mauvais sujet qui dérangeait la leçon et en plaçant des sentinelles devant la porte, tout n’est pas fini. Il peut très bien arriver que l’expulsé, amer et résolu, provoque encore du désordre. Il n’est plus dans la salle, c’est vrai ; on est débarrassé de sa présence, de son rire moqueur, de ses remarques à haute voix ; mais à certains égards, le refoulement est pourtant resté inefficace, car voilà qu’au-dehors l’expulsé fait un vacarme insupportable ; il crie, donne des coups de poings contre la porte et trouble ainsi la conférence plus que par son attitude précédente. Dans ces conditions, il serait heureux que le président de la réunion veuille bien assumer le rôle de médiateur et de pacificateur. Il parlementerait avec le personnage récalcitrant, puis il s’adresserait aux auditeurs et leur proposerait de le laisser rentrer, prenant sur lui de garantir une meilleure conduite. On déciderait de supprimer le refoulement et le calme et la paix renaîtraient. Voilà une image assez juste de la tâche qui incombe au médecin dans le traitement psychanalytique des névroses. »
Il faut donc comprendre que ces énergies que l’éducation traditionnelle tente d’éliminer s’accumulent en fait hors de portée de la conscience, ce qui ne peut se comprendre qu’à la condition d’émettre l’hypothèse que nous ne soyons pas conscients de considérer que notre psychisme tout entier ne nous est pas transparent, mais que se constitue une zone opaque, que Freud désignera comme étant l’inconscient. Le refoulement consisterait donc dans le fait de maintenir certains faits psychiques (dans le texte il s’agit uniquement de pulsions, mais on peut aussi imaginer voir refoulés d’autres types de faits, tels que des souvenirs par exemple) inaccessibles pour la conscience. A priori ce n’est pas très différent d’une disparition pure et simple, puisqu’on pourrait considérer que ce dont nous n’avons pas conscience n’a pas d’existence pour nous. C’est là que Freud va marquer une véritable originalité de pensée, et c’est cette originalité qui va nous permettre de comprendre la fin de cette première phrase.
En effet, si l’énergie pulsionnelle n’est plus accessible, ce n’est pas pour autant qu’elle a perdu toute potentiel. Elle cherche en fait toujours à se réaliser, et si elle ne peut le faire directement, elle va tenter de le faire de manière détournée, exactement comme un individu refoulé d’un lieu où il veut se rendre va tenter d’y entrer tout de même, mais de manière discrète et dissimulée. Dans le cas des pulsions, leur accumulation dans l’inconscient va provoquer des dysfonctionnements dans le comportement des personnes, un peu comme si elles étaient parasitées, et c’est ainsi que nous voyons apparaître l’hystérie dont nous parlions en introduction. Mais au lieu de l’intituler « hystérie de simulation », nous pouvons désormais l’appeler « hystérie de conversion », car les dysfonctionnements ne sont plus que la traduction symbolique des énergies refoulées cherchant à s’exprimer. La phrase suivant éclaire ce point : en voulant éliminer les pulsions, les interdits éducatifs, les punitions, les humiliations, les silences portés sur tout ce qui constitue la vie pulsionnelle crée des tensions internes, et la psychanalyse va pouvoir constater « ou au prix de quel préjudice de la capacité d’agir et de la capacité de jouir, la normalité exigée est acquise ». Nous avons là une définition valide de la névrose évoquée dans la phrase précédente : on désigne comme telle, toute incapacité d’agir, ou de jouir, autrement dit, toute impossibilité physique (paralysie, absence de contrôle corporel) ou psychique (absence de désir, incapacité à éprouver du plaisir, que ce soit d’ordre sentimental ou sexuel (frigidité par exemple)) qui n’est pas due à des causes somatiques (du grec « sôma », qui désigne le corps). Quant à l’accumulation de témoignages des désastres causés par l’éducation traditionnelle, elle a amplement devancé l’apparition de la psychanalyse elle-même. En 1856, par exemple, la vallée de Morzine est frappée, vingt années durant, par ce qu’on appellera le « mal de Morzine ». Il s’agit d’une sorte d’épidémie d’hystéries, qui ne touchent que les femmes, et dont les manifestations semblent concentrées autour des célébrations religieuses ayant lieu à l’église. Tous les dimanches, des femmes font des crises hystériques, se mettent à ricaner, à blasphémer, à trembler de tous leurs membres durant les offices. Pendant vingt ans, on fait venir des médecins, des exorcistes sans qu’on vienne à bout de cette « épidémie ». Avec le recul, on pourrait interpréter cet épisode comme étant lié à la rigueur pédagogique de l’époque. Mais de manière générale, Freud et les médecins qui le côtoieront dans la recherche psychanalytique vont être en permanence confrontés à des patients qui se trouvent, sans le savoir, en situation de blocage par rapport à la société dans laquelle ils vivent.
On vient de le voir, une société très moralisatrice, qui éduque ses enfants en tentant d’étouffer en eux toutes les énergies qui pourraient les conduire au plaisir individuel crée, au lieu des citoyens bien intégrés désirés, des névropathes dont constituent autant de bombes sociales à retardement. Cependant, face à l’analyse de Freud dans cette première partie de texte, on peut se demander quel autre traitement on peut imaginer pour ces pulsions, dans la mesure où il semble acquis qu’on ne peut pas les laisser se réaliser telles qu’elles.
C’est là tout le sens de la deuxième partie du texte : Freud va y faire une proposition qui va constituer un véritable apport, puisqu’il va tenter de montrer que les pulsions ne sont pas en elles-mêmes mauvaises : la psychanalyse «peut aussi enseigner quelle précieuse contribution à la formation du caractère fournissent ces instincts asociaux et pervers de l’enfant, s’ils ne sont pas soumis au refoulement, mais sont écartés par le processus dénommé sublimation de leurs buts primitifs vers des buts plus précieux. » Si on fait abstraction de la fin de la phrase, on pourrait croire que Freud affirme qu’il faut laisser les pulsions être vécues pour elles mêmes. Mais ce n’est pas exactement ce qu’il dit. En parlant de « contribution », il indique déjà que les pulsions ne doivent pas être considérées comme un but en soi, mais comme un moyen d’atteindre autre chose. Mais au lieu de déprécier cette source, il la qualifie au contraire de « précieuse ». C’est qu’il refuse de considérer la pulsion comme étant par essence mauvaise. En elle-même, elle n’est qu’une énergie. Une énergie n’a pas de valeur, elle n’est qu’un potentiel qui peut être mis au service de différents objectifs. C’est autour de cette neutralité originelle de la pulsion que tout va se jouer. En effet, Freud met une condition à la fertilité des pulsions, c’est qu’elles ne soient pas refoulées, mais qu’on les soumette à un traitement particulier qu’il appelle « sublimation ». Il en donne une définition succincte : il s’agit d’écarter les pulsions de leurs buts primitifs, vers des buts plus précieux. En somme, la sublimation est un détournement de pulsion ; originellement, la pulsion est orientée vers le plaisir personnel, et vers rien d’autre. C’est ce qui en fait le caractère potentiellement pervers. Entendons nous bien sur cette perversité : il ne s’agit pas de dire que l’enfant développant ses pulsions est pervers. Pour lui, ces pulsions n’ont pas de sens moral. On sait de plus qu’avant l’âge de 5 ou 6 ans, l’enfant n’a pas de vie sociale au sens où on peut entendre cette expression chez un adulte, puisqu’il se construit lui-même et ne peut pas s’investir dans une relation sociale véritable. On pourrait le considérer comme égoïste si on le jugeait en fonction de critères moraux adultes. Mais il n’est en fait qu’égocentrique, au sens où son psychisme est tout entier tourné vers sa propre préservation.
Ainsi pourrait on imaginer que les pulsions, au départ énergies neutres orientées vers la recherche de ce qui est bon pour soi, soient mises au service de buts plus nobles, car prenant en compte l’existence sociale. A strictement parler, on a là une description intéressante de ce qu’on pourrait appeler le passage à la vie adulte, c’est-à-dire le moment où l’on ne vit plus centré sur ses propres intérêts, mais où les énergies vitales dont on est porteur vont se mettre au service de la communauté humaine à laquelle on appartient. Finalement, on pourrait ici dire que l’enfant en bas âge ne peut pas être pervers, dans la mesure où le vécu de ses pulsions est innocent. Mais on pourrait en revanche affirmer qu’un adulte qui continuerait de vivre telles qu’elles ses pulsions enfantines pourrait, lui, être considéré comme pervers, justement parce qu’il refuserait la voie de la socialisation. Reste à savoir comment on peut détourner des pulsions. Le constat que leur « but primitif » est le plaisir personnel, et le fait que ce qui est visé est la vie sociale doivent nous guider : sublimer les pulsions, c’est les mettre au service d’un but qui ne soit pas égocentrique mais au contraire social. La sublimation consiste donc à socialiser les pulsions. Cela peut paraître au premier abord complexe, mais un exemple permettra de mieux comprendre cette proposition : la pulsion sexuelle, contrairement à ce qu’on pense couramment, n’est pas avant tout une pulsion de reproduction. Ce que nous recherchons avant tout à travers cette pulsion, c’est le plaisir, lié aux aptitudes érogènes du corps (ici encore, on retrouve bien cette caractéristique particulière des pulsions, d’avoir leur source dans le corps). Si cette pulsion devait être vécue telle qu’on vient de la décrire par les adultes, alors on serait confrontée à une humanité composée uniquement d’individus en recherche de plaisir sexuel pour leur propre compte, et utilisant les autres comme des objets leur permettant d’obtenir ce plaisir. Ce serait à proprement parler une situation perverse. Le seul moyen de sublimer cette pulsion est de la mettre au service de quelque chose d’autre que le plaisir. Or on peut supposer que la famille est exactement ce que la sexualité peut permettre de bâtir, qui n’existe qu’à la condition que la sexualité soit accomplie, mais qui est un large dépassement de la sexualité elle-même dans la mesure où elle vise autre chose que la simple jouissance personnelle.
C’est là ce qui permet de comprendre cette phrase étonnante au premier abord : « Nos meilleures vertus sont nées comme formations réactionnelles et sublimations sur l’humus de nos plus mauvaises dispositions. » En effet, les énergies égoïstes apparaissent comme nécessaires à la construction de la vie sociale : car les pulsions sont la seule énergie dont on dispose, qui permette tout d’abord de se construire soi même, puis de construire une vie socialisée. Mieux encore, ce qu’affirme ici Freud, c’est que non seulement les pulsions égoïstes peuvent être détournées pour devenir vertueuses, mais encore elles sont en fait le terreau nécessaire sur lequel doivent pousser ces vertus. Pour reprendre l’exemple pris ci-dessus, il n’y aurait pas de construction familiale s’il n’y avait pas de pulsion sexuelle. Freud montrera même à quel point cette construction familiale s’appuie sur des processus complexes quand il mettra sur pied la théorie du complexe d’Œdipe. Cette hypothèse étudie un ensemble de phénomènes qui ont lieu dans l’enfance, au cours desquels l’enfant va consécutivement prendre conscience que ses parents ne sont ni éternels, ni parfaits, que lui-même ne demeurera pas éternellement un enfant et qu’il est appelé à devenir à son tour un adulte. Cet épisode va être l’occasion pour l’enfant de prendre pour modèle son parent du même sexe, dont la principale caractéristique est, aux yeux de l’enfant, la relation amoureuse qu’il a avec l’autre parent. Va s’installer une situation que Freud appellera un complexe, au sein de laquelle l’enfant va tenter de prendre la place de ce parent qui semble être lui-même « plus tard ». Et, associée aux pulsions sexuelles existant dès la petite enfance conduit à un comportement général qui a quelque chose à voir avec le désir d’inceste, même si, bien sûr, cela n’a rien à voir avec un désir de véritables relations sexuelles avec le parent de sexe opposé. Que signifie cet épisode ? Que le premier étage de la fusée du désir est une période à fort potentiel pervers, puisque l’énergie qui s’y développe est liée au plus universel des interdits moraux : l’inceste. Mais aussi que ce premier étage est nécessaire à la construction de la vie amoureuse, car il est le carburant indispensable pour que l’enfant soit mis en route vers l’extérieur du cercle familial, qu’il sera amené à quitter un jour ou l’autre. Et face au déploiement de ces énergies pendant son enfance, on voit bien à quel point les parents peuvent être tentés de réprimer fortement ces « sources de forces fécondes » pour les croire disparues. On devine aussi combien l’accumulation inconsciente de telles énergies pourrait conduire à des dysfonctionnements plus ou moins graves de la personne.
Ainsi donc Freud propose t il une pédagogie fondée sur la prise en compte des pulsions asociales, astucieusement détournées vers un accomplissement socialisé. De nombreux domaines lui sembleront propices à de telles sublimations : on peut en effet voir la politique comme la sublimation de pulsions de domination mises au services d’une communauté humaine, on peut voir la religion comme une sublimation de la pulsion sécuritaire orientée au départ vers la figure du père tout puissant (« la mort du père, c’est la naissance de Dieu » écrira Freud). Mais LE domaine par excellence de sublimation sera pour Freud l’art, qui est par définition un cadre qu’on pourrait appeler une fiction réelle. Autrement dit c’est quelque chose de réel, qui provoque des sensations véritables, mais c’est en même temps quelque chose qui est de l’ordre du pur imaginaire. C’est un peu l’équivalent du jeu chez l’enfant : un cadre « gratuit » dans lequel vont pouvoir s’exprimer des pulsions qui, si elles étaient vécues telles qu’elles, seraient de l’ordre de la perversion. On pourrait d’ailleurs voir là une raison pour laquelle on peut souvent voir les œuvres d’art flirter avec des sujets, des thèmes, des sensations qui peuvent sembler être à la frontière du domaine de la perversion, voire de l’abjection. Mais l’œuvre d’art, quand elle est véritablement d’ordre artistique, ne consiste pas pour son auteur à se procurer un petit plaisir solitaire. C’est au contraire un geste, qui a une origine qu’on peut concevoir comme intimement pulsionnelle, mais qui vise l’extérieur, les autres. C’est donc une pulsion socialisée, à tel point que ce geste prend le risque du regard des autres.
Freud peut alors conclure sur un conseil pratique visant à prévenir les éducateurs contre une pédagogie se donnant pour but de maîtriser les pulsions en les interdisant totalement. On l’a vu, si il critique cette pédagogie, c’est tout simplement parce qu’elle est inefficace et n’atteint pas le but qu’elle s’est fixé : la « normalité exigée ». Evidemment, la question de l’éducation est ici un prétexte à traiter un problème plus profond, qui est comme on l’a montré en introduction, celui de la gestion des pulsions. On l’a vu, toute la thèse freudienne s’appuie sur cette idée que la pulsion n’est en fait pas une énergie en elle-même négative. Sa perversité n’est que potentielle, et il est de la responsabilité des adultes d’orienter correctement ce potentiel pour qu’il serve la socialisation de l’enfant. Reste maintenant à savoir si toute pulsion peut véritablement être sublimée de cette manière, et si le modèle de construction sociale que propose Freud peut être considéré comme satisfaisant. Reste aussi à évaluer la psychanalyse en tant que discours scientifique, puisque c’est sur ce terrain que Freud se positionne ici. Enfin, on peut se demander ce qu’il advient de la liberté humaine quand on fait appel, comme il le fait ici, à des éléments aussi profondément déterminants dans la construction de la personne et dans la causalité de ses actes.
Illustrations :
1 Peinture de André Bouillet : « une leçon clinique à la Salpêtrière » (1887) représentant Charcot pendant ses séances du mardi.
Illustrations suivantes toutes tirées des travaux photographiques de Charcot autour de ses patientes, illustrant les formes visibles que peuvent prendre les hystéries.