En complément à l’exploration effectuée en cours, non de l’inconscient, mais de l’hypothèse psychanalytique, voici partagé sous la plume de Freud ce que nous n’avons fait qu’évoquer en classe : la fameuse triple blessure narcissique infligée par la science à l’humanité.
Freud évoque deux fois cette humiliation subie par l’homme au cours du développement des sciences. Une fois dans les Essais de psychanalyse appliquée, et une autre fois dans son Introduction à la psychanalyse. Dans les deux textes, la démarche est la même : montrer comment peu à peu les sciences ont contribué à dresser le portrait d’une humanité qui parvient de moins en moins à se saisir elle-même, comment elles ont contribué à destituer l’homme de la place centrale qu’il s’était attribuée dans l’univers.
Inutile de revenir sur les moments essentiels de l’histoire des sciences qu’il évoque : tout le monde les connait. En revanche, on peut s’intéresser sur la démarche qui est la sienne ici, parce qu’elle est discutable : en plaçant comme il le fait ici la psychanalyse dans la descendance naturelle de la cosmologie copernicienne et de la théorie de l’évolution, Freud tente de trouver une place à la psychanalyse dans le vaste domaine des sciences expérimentales. Ce faisant, il a pour objectif, en passant par le dénominateur commun qu’est l’humiliation ressentie par ceux qui aimeraient voir l’homme placé par son créateur au milieu d’un univers conçu à son intention, de supposer sans l’argumenter que la psychanalyse appartient à la même sphère que les deux domaines auxquels il l’associe : la science. Or, la méthode est, justement, assez peu méthodique : deux objets peuvent partager une caractéristique commune (le sentiment qu’ils provoquent, en l’occurrence) sans pour autant appartenir à la même classe d’objets. Il faut donc, au-delà de l’effet d’association que cherche à produire Freud, se méfier un peu des conclusions hâtives qu’on pourrait tirer de ce texte.
Considérer la psychanalyse comme une science, et l’intégrer au monde des sciences expérimentales pose de nombreux problèmes. La question vaut d’être posée, mais ce ne sont pas ces deux extraits qui permettront d’y répondre de manière satisfaisante. En revanche, ils permettront de toucher du doigt les obstacles psychologiques qui peuvent se dresser sur le chemin des théories scientifiques. Et de fait, si on refuse a priori l’hypothèse freudienne parce qu’elle heurte l’idée qu’on se fait de la grandeur de l’homme, alors on fait preuve d’une rigueur de jugement qui est nettement inférieure à celle dont fait preuve la psychanalyse elle-même. Si on ne fait pas de procès d’intention à Freud, on peut considérer que c’est là l’intérêt philosophique de ces deux passages.
On conseillera de lire ces extraits dans l’ordre dans lequel je les propose ici : la présentation de la blessure narcissique est plus synthétique dans l’Introduction à la psychanalyse, on y perçoit plus nettement la volonté d’associer la psychanalyse aux deux autres glorieuses théories évoquées par Freud. Ensuite, on pourra se plonger dans la présentation plus développée et approfondie que propose Une Difficulté de la psychanalyse, en étant attentif au procédé littéraire qu’il emploie, qui consiste à donner carrément la parole à la discipline qu’il veut ici légitimer. Comme si le moi s’adressait au psychisme pour le désillusionner sur son propre compte. On remarquera au passage que ce faisant, tout en associant la psychanalyse aux sciences physiques et à la connaissance du vivant, Freud distingue en revanche sa discipline de la psychiatrie, qu’il critique assez vertement.
« C’est en attribuant une importance pareille à l’inconscient dans la vie psychique que nous avons dressé contre la psychanalyse les plus méchants esprits de la critique. Ne vous en étonnez pas et ne croyez pas que la résistance qu’on nous oppose tienne à la difficulté de concevoir l’inconscient ou à l’inaccessibilité des expériences qui s’y rapportent. Dans le cours des siècles, la science à infligé à l’égoïsme naïf de l’humanité deux graves démentis. La première fois, ce fut lorsqu’elle a montré que la terre, loin d’être le centre de l’univers, ne forme qu’une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la science alexandrine ait déjà annoncé quelque chose de semblable. Le second démenti fut infligé à l’humanité par la recherche biologique, lorsqu’elle a réduit à rien les prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s’est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Ch. Darwin, de Wallace et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains. Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu’il seulement pas maître de sa propre maison, qu’il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique. Les psychanalystes ne sont ni les premiers ni les seuls qui aient lancé cet appel à la modestie et au recueillement, mais c’est à eux que semble échoir la mission d’étendre cette manière de voir avec le plus d’ardeur et de produire à son appui des matériaux empruntés à l’expérience et accessibles à tous. D’où la levée générale de boucliers contre notre science, l’oubli de toutes les règles de politesse académique, le déchaînement d’une opposition qui secoue toutes les entraves d’une logique impartiale.Ajoutez à cela que nos théories menacent de troubler la paix du monde d’une autre manière encore, ainsi que vous le verrez plus loin. »
Freud, Introduction à la psychanalyse, éd. Payot, p. 266-267.
« Ce préambule achevé, je voudrais exposer comment le narcissisme, l’amour-propre de l’humanité en général a jusqu’à présent éprouvé, de par l’investigation scientifique trois graves humiliations.
a) Au début de cette investigation, l’homme pensa d’abord que son habitation, la terre, se tenait en repos au centre de l’univers, tandis que le soleil, la lune et les planètes se mouvaient dans des orbites circulaires autour de celle-ci. Il en croyait ainsi naïvement ses sens, car l’homme ne sent point le mouvement de la terre, et partout où il peut porter librement ses regards, il se trouve au centre d’un cercle qui renferme le monde extérieur. La position centrale de la terre lui était d’ailleurs une garantie du rôle prédominant de celle-ci dans l’univers et semblait en harmonie avec sa tendance à se sentir le seigneur de ce monde.
La ruine de cette illusion narcissique se rattache pour nous au nom et à l’œuvre de Nicolas Copernic, au XVIe siècle. Les pythagoriciens avaient, bien longtemps avant lui, eu des doutes sur cette situation privilégiée de la terre et Aristarque de Samos, dès le IIIe siècle avant J.-C., déclarait que la terre était plus petite que le soleil et qu’elle devait se mouvoir autour de cet astre. Ainsi, même la grande découverte de Copernic avait déjà été faite avant lui. Mais lorsqu’elle obtint l’assentiment général, l’amour-propre humain éprouva sa première humiliation, la cosmologique.
b) L’homme s’éleva, au cours de son évolution culturelle, au rôle de seigneur sur ses semblables de race animale. Mais, non content de cette prédominance, il se mit à creuser un abîme entre eux et lui-même. Il leur refusa la raison et s’octroya une âme immortelle, se targua d’une descendance divine qui lui permettait de déchirer tout lien de solidarité avec le monde animal. Cette présomption, ce qui est curieux, reste encore étrangère au petit enfant comme à l’homme primitif. Elle est le résultat d’une évolution ultérieure, à visées plus ambitieuses. L’homme primitif, au stade du totémisme, ne trouvait nullement choquant de faire descendre son clan d’un ancêtre animal. Le mythe, qui contient le résidu de cette antique façon de penser, fait prendre aux dieux des corps d’animaux, et l’art des temps primitifs donne aux dieux des têtes d’animaux. L’enfant ne ressent aucune différence entre son propre être et celui de l’animal ; c’est sans étonnement qu’il trouve dans les contes des animaux pensants, parlants ; il déplace un affect de peur inspire par son père sur le chien ou sur le cheval, sans avoir en cela l’intention de ravaler son père. C’est seulement après avoir grandi qu’il se sera suffisamment éloigné de l’animal pour pouvoir injurier l’homme en lui donnant des noms de bêtes.
Nous savons tous que les travaux de Charles Darwin, de ses collaborateurs et de ses prédécesseurs, ont mis fin à cette prétention de l’homme voici à peine un peu plus d’un demi-siècle. L’homme n’est rien d’autre, n’est rien de mieux que l’animal, il est lui-même issu de la série animale, il est apparenté de plus près à certaines espèces, à d’autres de plus loin. Ses conquêtes extérieures ne sont pas parvenues à effacer les témoignages de cette équivalence qui se manifestent tant dans la conformation de son corps que dans ses dispositions psychiques. C’est là cependant la seconde humiliation du narcissisme humain : l’humiliation biologique.
c) La troisième humiliation, d’ordre psychologique, lui est cependant la plus sensible.
L’homme, quelque rabaissé qu’il soit au-dehors, se sent souverain dans sa propre âme. Il s’est forgé quelque part, au cœur de son moi, un organe de contrôle qui sur-veille si ses propres émotions et ses propres actions sont conformes à ses exigences. Ne le sont-elles pas, les voilà impitoyablement inhibées et reprises. La perception intérieure, la conscience, rend compte au moi de tous les processus importants qui ont lieu dans l’appareil psychique, et la volonté, guidée par ces renseignements, exécute ce qui est ordonné par le moi, corrigeant ce qui voudrait se réaliser de manière indépendante. Car cette âme n’est rien de simple, mais bien plutôt une hiérarchie d’instances supérieures ou inférieures, un enchevêtrement d’impulsions qui, indépendantes les unes des autres, cherchent à se réaliser et qui répondent au grand nombre d’instincts et de rapports au monde extérieur, beaucoup d’entre elles étant contraires et incompatibles. Il est nécessaire à la fonction psychique que l’instance supérieure prenne connaissance de tout ce qui se prépare et que sa volonté puisse pénétrer partout pour y exercer son influence. Et le moi se sent assuré aussi bien de l’intégralité et de la sûreté des renseignements que de l’exécution des ordres qu’il donne.
Dans certaines maladies et, de fait, justement dans les névroses, que nous étudions, il en est autrement. Le moi se sent mal à l’aise, il touche aux limites de sa puissance en sa propre maison, l’âme. Des pensées surgissent subitement dont on ne sait d’où elles viennent ; on n’est pas non plus capable de les chasser. Ces hôtes étrangers semblent même être plus forts que ceux qui sont soumis au moi; ils résistent à toutes les forces de la volonté qui ont déjà fait leurs preuves, restent insensibles à une réfutation logique, ils ne sont pas touchés par l’affirmation contraire de la réalité. Ou bien il survient des impulsions qui semblent provenir d’une personne étrangère, si bien que le moi les renie, mais il s’en effraie cependant et il est obligé de prendre des précautions contre elles. Le mot se dit que c’est là une maladie, une invasion étrangère et il redouble de vigilance, mais il ne peut comprendre pourquoi il se sent si étrangement frappé d’impuissance.
La psychiatrie conteste à la vérité que ces phénomènes soient le fait de mauvais esprits du dehors qui auraient fait effraction dans la vie psychique, mais elle se contente alors de dire en haussant les épaules : dégénérescence, prédisposition héréditaire, infériorité constitutionnelle ! La psychanalyse entreprend d’élucider ces cas morbides inquiétants, elle organise de longues et minutieuses recherches, elle se forge des notions de secours et des constructions scientifiques, et, finalement, peut dire au mot : « Il n’y a rien d’étranger qui se soit introduit en toi, c’est une part de ta propre vie psychique qui s’est soustraite à ta connaissance et à la maîtrise de ton vouloir. C’est d’ailleurs pourquoi tu es si faible dans ta défense ; tu luttes avec une partie de ta force contre l’autre partie, tu ne peux pas rassembler toute ta force ainsi que tu le ferais contre un ennemi extérieur. Et ce n’est même pas la pire ou la plus insignifiante partie de tes forces psychiques qui s’est ainsi opposée à toi et est devenue indépendante de toi-même. La faute, je dois le dire, en revient à toi. Tu as trop présumé de ta force lorsque tu as cru pouvoir disposer à ton gré de tes instincts sexuels et n’être pas obligé de tenir compte le moins du monde de leurs aspirations. Ils se sont alors révoltés et ont suivi leurs propres voies obscures afin de se soustraire à la répression, ils ont conquis leur droit d’une manière qui ne pouvait plus te convenir. Tu n’as pas su comment ils s’y sont pris, quelles voies ils ont choisies ; seul, le résultat de ce travail, le symptôme, qui se manifeste par la souffrance que tu éprouves, est venu à ta connaissance. Tu ne le reconnais pas, alors, comme étant le rejeton de tes instincts repoussés et tu ignores qu’il en est la satisfaction substitutive.
« Mais tout ce processus n’est possible qu’à une seule condition : c’est que tu te trouves encore dans l’erreur sur un autre point important. Tu crois savoir tout ce qui se passe dans ton âme, dès que c’est suffisamment important, parce que ta conscience te l’apprendrait alors. Et quand tu restes sans nouvelles d’une chose qui est dans ton âme, tu admets, avec une parfaite assurance, que cela ne s’y trouve pas. Tu vas même jusqu’à tenir « psychique » pour identique à « conscient », c’est-à-dire connu de toi, et cela malgré les preuves les plus évidentes qu’il doit sans cesse se passer dans ta vie psychique bien plus de choses qu’il ne peut s’en révéler à ta conscience. Laisse-toi donc instruire sur ce point-là!
« Le psychique ne coïncide pas en toi avec le conscient : qu’une chose se passe dans ton âme ou que tu en sois de plus averti, voilà qui n’est pas la même chose. A l’ordinaire, J’en conviens, le service d’information fait à ta conscience peut suffire à tes besoins. Tu peux te bercer de l’illusion que tu apprends tout ce qui est le plus important. Mais dans bien des cas, par exemple à l’occasion de l’un de ces conflits instinctuels, il te fait faux bond, et alors ta volonté ne va pas plus loin que ton savoir. Mais, dans tous les cas, ces renseignements de ta conscience sont incomplets et souvent peu sûrs ; bien souvent encore il se trouve que tu n’es informé des événements que lorsqu’ils sont accomplis et que tu n’y peux plus rien changer. Qui pourrait, même lorsque tu n’es pas malade, estimer tout ce qui se meut dans ton âme dont tu ne sais rien ou sur quoi tu es faussement renseigné? Tu te comportes comme un monarque absolu qui se contente des informations que lui donnent les hauts dignitaires de la cour et qui ne descend pas vers le peuple pour entendre sa voix. Rentre en toi-même profondément et apprends d’abord à te connaître, alors tu comprendras pourquoi tu vas tomber malade, et peut-être éviteras-tu de le devenir. »
C’est de cette manière que la psychanalyse voudrait instruire le moi. Mais les deux clartés qu’elle nous apporte : savoir, que la vie instinctive de la sexualité ne saurait être complètement domptée en nous et que les processus psychiques sont en eux-mêmes inconscients, et ne deviennent accessibles et subordonnés au moi que par une perception incomplète et incertaine, équivalent à affirmer que le moi n’est pas maître dans sa propre maison. Elles constituent à elles deux la troisième humiliation de l’amour-propre humain, je l’appellerai la psychologique. Quoi d’étonnant alors à ce que le moi n’accorde pas ses faveurs à la psychanalyse et refuse opiniâtrement d’avoir foi en elle!
Peu d’hommes, sans doute, s’en rendent clairement compte : ce serait une démarche lourde de conséquences pour la science comme pour la vie pratique que d’accepter l’hypothèse de processus psychiques inconscients. Mais hâtons-nous d’ajouter que ce n’est pas la psychanalyse qui, la première, a fait ce pas. D’éminents philosophes peuvent être cités pour ses devanciers, avant tout autre le grand penseur Schopenhauer, dont la « volonté » inconsciente équivaut aux instincts psychiques de la psychanalyse. C’est ce même penseur, d’ailleurs, qui, en des paroles d’une inoubliable vigueur, a rappelé aux hommes l’importance toujours sous-estimée de leurs aspirations sexuelles. La psychanalyse n’a que l’unique avantage de ne pas affirmer sur un mode abstrait ces deux propositions si pénibles au narcissisme, celle de l’importance psychique de la sexualité comme celle de l’inconscience de la vie psychique. Elle en apporte la preuve au moyen d’un matériel qui intéresse chacun en particulier et qui oblige chacun à prendre parti en face de ces problèmes. Mais c’est précisément à cause de cela qu’elle s’attire l’aversion et la résistance humaines, lesquelles, devant le grand nom du philosophe, s’écartent encore, effarouchées. »
Freud S. Une difficulté de la psychanalyse (1917). In : Œuvres complètes – Psychanalyse vol. XV. Paris : PUF; 1996. p. 43-51