Travaillé en classe ces derniers temps, proposé au élèves, voici ce que peut donner ce sujet si on compile les diverses observations partagées en cours, et qu’on les associe correctement pour former, peu à peu, un plan et une progression de la pensée. Si ces derniers jours vous êtes soucieux de méthode, soyez attentifs à la façon dont peu à peu on amène des éléments de compréhension des concepts de manière à les analyser de façon plus précise, et à gagner en acuité dans les réponses successives qu’on apporte à la question posée. Le jour J, une dissertation, ça n’est en fait presque rien d’autre que cela.
Voici donc une proposition synthétisant les différentes pistes évoquées en classe. Ce n’est pas LE modèle de la dissertation attendue, puisqu’il n’y a aucun modèle de ce genre. En revanche, c’est une tentative pour proposer une forme qui soit suffisamment forte pour s’imposer un peu dans les esprits, sans pouvoir prétendre à ce que cela se fasse sans partage.
Parce que l’œuvre d’art, en tant qu’expérience esthétique, s’adresse en apparence prioritairement aux sens, elle doit prendre, d’une manière ou d’une autre, la forme d’un « objet », d’une certaine mise en forme de la matière. A ce titre, l’œuvre d’art participe pleinement à de qu’on considère communément comme « réel », si celle-ci est considérée comme l’ensemble de ce qui peut, pour un être humain, faire l’objet d’une expérience. Mais ni l’œuvre ni la réalité ne peuvent être réduits à leur dimension concrète. D’abord parce que l’œuvre d’art ne peut pas être comprise dans le cadre d’un strict sensualisme, ensuite parce que la réalité ne se réduit pas, pour l’homme, au simple témoignage de ses sens. Assise entre deux mondes, l’œuvre d’art partage avec la réalité ce double ancrage qui témoigne en fait de la complexité de la relation qu’entretient l’homme avec ce qu’on appelle « le monde ». Mais l’œuvre d’art entretient elle-même avec la réalité un rapport complexe, dans la mesure où on peut voir dans la démarche artistique tout autant une entreprise d’imitation du réel qu’une ambition de le dépasser. Parce qu’elle est elle-même une réalité qui fait référence à une autre réalité, l’œuvre d’art peut être conçue comme un passage ou une vibration entre deux ordres de choses, ce qui la distinguerait des autres réalités. Mais si on peut mettre en évidence le fait que, ce faisant, l’œuvre d’art joue un rôle de révélateur d’une réalité à laquelle, autrement, on serait indifférent, alors on découvrira que paradoxalement, l’œuvre d’art, au lieu de constituer une réalité « à part », pourra être considérée comme cette expérience singulière qui met en lumière le paradoxe lié à toute forme de réalité. C’est avant tout comme objet qu’on abordera l’œuvre d’art ici, afin d’en étudier les similitudes avec les autres objets, mais aussi de dégager ses spécificités par rapport aux autres réalités. On pourra alors observer dans quelle mesure elle est matériellement déterminée par le réel, et comment néanmoins, formellement, c’est elle qui le définit, mettant ainsi en évidence le fait que le réel n’est pas un fait accompli, mais quelque chose à quoi on œuvre.
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Le premier aspect de l’œuvre d’art qu’on peut considérer ici, c’est le fait qu’avant tout, elle se présente comme un objet. Si on veut voir la Joconde, il faut se déplacer dans l’aile Denon du musée du Louvre, dans la Salle dite des Etats, où elle est exposée en compagnie des Noces de Cana, de Véronèse, car c’est à cet endroit précis que cette œuvre se trouve, et il est nécessaire pour la rencontrer, de faire ce déplacement. Une œuvre est nécessairement, à un moment où à un autre, une certaine organisation de matière et cette règle vaut également pour la musique, le plus immatériel des arts en apparence, qui demeure cependant une façon de sculpter le son, c’est-à-dire de jouer avec les vibrations de l’air contre les tympans des êtres humains. Quand bien même certains musiciens peuvent prétendre ne jamais écouter de musique et apprécier cet art en lisant des partitions, cela n’a pas pour effet que les compositeurs couchent sur le papier des notes que l’oreille humaine ne saurait capter, telles que des ultrasons ou des infrabasses. La musique est conçue de telle façon qu’elle puisse être, au moins en théorie, une expérience pour un corps humain apte à l’entendre.
Ainsi, il est bon, avant toute autre forme d’appréciation des œuvres, de revenir à ce qu’est, très simplement et très matériellement, l’œuvre. André Malraux, dans Les Voix du silence, décrivait ainsi le trait le plus caractéristique des artistes : « de même qu’un musicien aime la musique et non les rossignols, un poète des vers et non des couchers de soleil, un peintre n’est pas d’abord un homme qui aime les figures et les paysages. C’est un homme qui aime les tableaux. » C’est à un tel retour sur ce qu’est l’œuvre qu’il invite ici, en-deçà de toutes les analyses, interprétations ou lectures qu’on pourrait en faire : revenir à ce qui se présente à nous. Du rythme, de la mélodie, vingt-quatre images projetées chaque seconde sur un écran, ou comme le résumait Kandinsky pour la peinture : des points, des lignes, des plans. A ce titre, l’œuvre d’art est une réalité comme une autre, en ce sens qu’elle n’est œuvre que dans la mesure où elle prend corps dans la matière, comme n’importe quel autre objet. De la même manière que chez Kant, l’idée de cent thalers ne peut être tout à fait considérée de la même manière que cent thalers réels (pour ceux qui n’ont pas lu le texte de Kant dans lequel il évoque les thalers, précisons qu’il s’agit d’une pièce de monnaie qui circulait en Europe entre le XVème et le XIXème siècle, dont le nom est l’origine au moins étymologique du dollar), de même que l’idée de Dieu, quand bien même elle est entièrement articulée sur sa perfection, ne permet cependant pas d’en conclure à sa réalité, de même l’œuvre d’art n’est-elle ce qu’elle est qu’à condition d’être réalisée. Sinon, il faudrait inclure dans l’œuvre de Picasso tous les tableaux qu’il aurait pu peindre, mais qui seront restés des formes imaginaires dans son esprit, qui n’auront donné lieu à aucun coup de pinceau sur une toile. De même, quand Spielberg réalise Intelligence artificielle, reprenant le projet avorté de Stanley Kubrick, c’est bien son propre film qu’il réalise, et on ne pourra jamais voir l’œuvre que Kubrick en aurait fait. Le même Kubrick travailla des années durant à la construction méticuleuse d’un film sur Napoléon. Œuvre non réalisée, ce film demeurera une idée de film et ne sera jamais projeté sur un écran. Dès lors, il n’entre pas dans l’œuvre du cinéaste, et n’est pas du tout une œuvre, bien qu’on puisse consulter la masse considérable de documentation que Kubrick avait accumulée pour, un jour, le réaliser. L’œuvre partage donc avec les objets ce trait commun : elle doit être réalisée pour être réelle.
Cette nature commune de l’œuvre d’art et des autres objets permet de comprendre qu’en fait, pendant des siècles, on n’a pas considéré l’œuvre comme une réalité « à part », dans le monde de la production : en grec, un même mot désigne le fait de forger des épées ou de sculpter une statue : tekné. Si le mot est étymologiquement à la racine du mot contemporain « technique », on ne peut pas tout à fait le traduire par ce mot, car ce serait en limiter le sens. Pour la Grèce antique, tekné désigne tout ce qui relève de l’artifice, tout ce que l’homme fait, que ne fait pas la nature. Or, de même que la nature ne produit pas de brouettes, ni de Twingo, si ce n’est pas l’intermédiaire de l’homme, elle n’est pas non plus apte, sans l’homme, à produire la Joconde ou la Victoire de Samothrace. A ce titre, une Ferrari GTO, une fourchette et le Radeau de la Méduse partagent une même essence : ce sont des produits de l’aptitude humaine à fabriquer de l’artifice. Aristote lui-même peut aider à mieux comprendre cette similitude et cette réalité commune aux œuvres et aux objets : Dans l’Ethique à Nicomaque, il entreprend de définir ce qu’il appelle la poiesis, afin de la distinguer de la praxis. Cette dernière désigne l’action dont le but est inséparable de l’action elle-même. Par exemple, l’acte moral n’a pas d’autre but que d’être moral, sinon on le réduit à un calcul technique. Par exemple aussi, la politique, en tant qu’elle permet à l’homme de se réaliser en tant qu’homme, peut être considérée comme relevant de la praxi. Au contraire, la poiesis désigne l’action qui poursuit une fin qui est extérieure à l’action elle-même. C’est typiquement ce qui se passe lors de l’activité technique, puisque celle-ci vise toujours la production de quelque chose qui soit utile, c’est-à-dire qui serve un autre but et d’autres fins que le simple fait de le réaliser. C’est à cette catégorie qu’appartient, pour Aristote, l’œuvre d’art, qui n’est dès lors pas considérée comme telle, mais comme un élément comme un autre de la sphère de la tekné. C’est un produit comme un autre.
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Pour ces raisons, on pourrait dire que l’œuvre d’art est une réalité comme une autre : objet parmi les objets, chose parmi les choses, elle se présente nécessairement comme faisant partie de ce que Descartes nommerait res extensa, la « substance étendue », en somme la matière. Reste que si tel était vraiment l’essence de l’œuvre d’art, il demeurerait certes possible de distinguer Guernica d’une brosse à dents en raison de l’usage différent qu’on en fait, en revanche, il serait plus difficile de distinguer le même tableau de Picasso d’une déclaration de Miss Univers souhaitant du plus profond de son cœur « la paix dans le monde ». De même, on aurait beaucoup de difficultés à tracer une ligne de démarcation claire entre les photographies de Nobuyoshi Araki et les pages du catalogue des 3 Suisses consacrées à la lingerie féminine. Pour le moment, on n’a évoqué l’œuvre d’art qu’en tant qu’objet conçu pour provoquer sur celui qui s’y confronte un certain effet physique, appelé « esthétique ». Mais si on veut parvenir à distinguer l’œuvre d’art de ce qui n’est que design, alors il va falloir supposer que l’œuvre appartienne à une dimension que, jusque là, nous avons ignorée. Nous allons voir que c’est en observant un peu mieux le rapport que l’œuvre tisse avec le réel qu’on pourra mieux discerner quelle est son essence.
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Avoir affirmé que l’œuvre d’art se manifeste physiquement ne suffit pas si on ne précise pas que, souvent, sans doute majoritairement dans l’histoire de l’art, elle n’est pas simplement une chose posée à côté des autres choses, mais c’est une forme qui dialogue avec les choses, avec lesquelles elle fait résonnance. Pour dire les choses simplement, les œuvres d’art sont souvent la représentation d’autres choses qu’elles-mêmes, une forme dans laquelle on reconnaît la forme d’autre chose. Là où Aristote ne tombe pas sur une incohérence quand il voit dans l’activité technique une imitation de la nature, Platon, lui, y trouve un motif de critique de l’art réaliste. Il y a un objet commun entre l’un des plus importants tableau de l’histoire de la peinture, Les Ménines, de Vélasquez, et le dialogue qui se tisse entre Socrate et Glaucon, dans la République, autour de la question de la représentation du réel dans les œuvres d’art réalistes. Cet objet, c’est le miroir. Quand Socrate veut faire comprendre à Glaucon que l’artiste est un illusionniste, il évoque le fait que chacun peut faire illusion s’il est doté d’un miroir, sur la surface duquel le réel viendra se refléter, offrant à celui qui regarde la surface et ne voit pas le miroir l’illusion d’une présence, un trompe-l’œil.
Sur ces œuvres réalistes, la critique que mène Platon est double : tout d’abord, si on émet l’hypothèse que ce soit bien le réel que les œuvres imitent, la démarche est inefficace et sans intérêt : quand Socrate prend l’exemple du lit dont l’artiste fait le « portrait », il est évident que l’image du lit a le grave défaut par rapport au lit véritable qu’on ne puisse pas s’y coucher pour y dormir. Représenter dans une œuvre ce qui existe en dehors d’elle, c’est s’en tenir à ce qui dans le modèle est le plus superficiel et anecdotique, c’est-à-dire son apparence. Héritier idéaliste de Platon au XIXème siècle, Hegel montrera à son tour la vanité d’un art qui prendrait le monde sensible pour modèle. A strictement parler, cela réduirait l’ambition de l’œuvre à n’être qu’une compensation d’une expérience qui n’aurait pas été faite « réellement ». Entrerait dans cette catégorie tout film qui proposerait au spectateur de « vivre » ce qu’il ne vit pas dans sa vie, d’être mis en « présence » de réalités qu’il n’oserait pas, ou qu’il n’aurait pas les moyens d’approcher dans sa vie. Films de « bagnoles » et visions contemplatives de paysages éloignés, pornographie ou romances, virées en apesanteur dans la proche banlieue géostationnaire et diners familiaux durant lesquels les fratries règlent leurs vieux comptes, autant de manières de mettre à disposition du spectateur des « réalités » que d’autres que lui vivent, mais dont en dehors des films qu’il voit, il est exclu, ou dont il s’exclut lui-même. Derrière cette vanité, il y a aussi un élément de critique qui relève de la morale, tout en concernant notre problème : quand l’œuvre prétend prendre la place de la chose dont elle est la représentation, elle joue le rôle d’une illusion. Or l’illusion est une tromperie, et à ce titre, elle s’oppose au « réel », puisqu’elle simule la réalité là où précisément il n’y a rien de réel. Si est réel ce qui ne relève pas de l’illusion, alors une bonne partie, peut être une majeure partie de ce que nous appelons « œuvre d’art » doit être considéré comme irréel, ce qui permettrait d’affirmer que l’œuvre d’art n’est pas une réalité comme les autres, puisqu’elle n’est pas une réalité du tout.
Mais affirmer que l’œuvre réaliste trahit ce qu’elle représente, c’est aussi considérer qu’elle prend dans l’objet ce qui n’en constitue pas l’essence. Si l’essence du lit réside davantage dans le repos qu’il permet que dans ses dimensions, les matériaux dont il est constitué ou sa couleur, alors effectivement, toute œuvre qui représenterait le lit au lieu d’avoir le repos pour objet, passerait à côté de la réalité de ce qu’elle représente. Si le lit peut être une évocation de la langueur, la photographie du lit en est éloignée d’un degré supplémentaire, puisqu’elle est la représentation d’une représentation. Même si on conçoit le lit en tant qu’objet, chaque lit concret n’est qu’une version possible, mais non nécessaire, de l’idée de lit. Mais si le peintre, le photographe, veulent s’affranchir de l’apparence et de l’anecdotique du lit, il leur faudra s’attacher à proposer une restitution matérielle de quelque chose qui n’est pas matériel, puisque ni l’idée de lit, ni le repos n’appartiennent au monde sensible. En somme, le fond de la pensée de Platon, à travers la figure de Socrate, c’est que la matière n’est pas toute la réalité, qu’elle n’en est que l’écume ; que dès lors, soit les œuvres se contentent de reproduire fidèlement l’apparence des choses, et non seulement elles n’ont aucun intérêt, mais on peut aussi les considérer comme nuisibles, puisqu’elles incitent à se complaire dans la petite satisfaction qu’il y a à demeurer dans le monde sensible ; soit les artistes ambitionnent de viser une dimension de la réalité qui dépasse la simple apparence des choses, et visent dès lors l’abstraction, et leurs œuvres deviendront alors les intercesseurs entre le sensible et l’intelligible, l’expression sensible de ce qui autrement ne pourrait être atteint que par l’esprit, une éducation propre à aiguiser les sens afin qu’il perçoivent plus que ce que les sensations peuvent donner. On comprendrait alors pourquoi bon nombre de penseurs et artistes, tels que Paul Klee ou Bergson, ont pu affirmer que l’œuvre d’art ne reproduit pas le visible, mais rend visible. On comprend mieux aussi pourquoi, dans une même perspective, Godard pouvait récemment affirmer que toute œuvre d’art véritable relève d’un oubli de la réalité. Dans son esprit, comme il s’agit de laisser place au langage, qui se situe un cran au dessus de l’expérience première, parce qu’il est une manière de redoubler le réel dans une nouvelle sphère qui, puisqu’elle est aussi de l’ordre de ce que l’homme vit, relève à son tour de ce « réel » auquel l’homme accède, et auquel l’œuvre convie.
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Ainsi, si on cesse de voir le réel comme un tout fini, circonscrit à ce que la matière donne à sentir, l’œuvre d’art peut être considérée comme une réalité physique qui aurait l’aptitude à entrainer celui qui en accepte l’invitation vers cette autre sphère, tout aussi réelle bien que moins évidente, qui ne s’offre qu’à l’humain. Mais jusque là, nous avons évacué de notre réflexion un élément majeur qui définit l’œuvre d’art, et qu’on pourrait trop facilement considérer comme étranger à notre problématique : sa visée proprement esthétique, en d’autres termes le fait qu’elle soit avant tout en quête du Beau. Or, nous allons constater que c’est loin d’être un détail, et que cela va permettre de mieux saisir la façon dont l’œuvre d’art ne se contente pas simplement d’élever ceux qui s’y adonnent au dessus du monde matériel. Il est aussi ce qui forme le monde matériel dans un mouvement dialectique que nous allons tenter maintenant de mettre à jour.
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Parce que le regard que nous portons sur le monde nous est habituel, parce qu’il semble qu’il soit inné de percevoir ce monde tel que nous le percevons, nous ne discernons pas ce qui, dans cette expérience, est en fait dû à la culture que nous avons reçue. Il y a dans la perception une bonne dose de langage, ce découpage du sensible qui permet à celui-ci de dialoguer avec nos sens, mais il y a aussi dans la perception quelque chose qui vient des œuvres elles-mêmes, dans la mesure où elles précèdent nos sens dans leur exploration des formes, et y discernent ce qui vaut la peine qu’on s’y arrête, ce qui mérite qu’on le reconnaisse comme « forme », ce qui in-forme le réel, en fait. Quand Oscar Wilde observait la façon dont les impressionnistes ont pour ainsi dire créé le brouillard, ce qu’il signifiait, c’est qu’en n’excluant plus les phénomènes météorologiques, en n’évitant plus les reflets, les éblouissements, les brumes et les scintillements du soleil sur les multiples surfaces sur lesquelles il se reflète, ces peintres ont instauré de nouveaux objets de contemplation, ils ont déplacé le regard de sorte qu’il se pose non plus sur les objets représentés eux-mêmes, mais sur la perception que le monde nous en donne. C’est un nouveau monde que celui des impressionnistes, et ce sont aussi, après les avoir croisés, de nouvelles expériences « réelles ». En 2000, lorsque sort le huitième album de Madonna, Music, certains découvriront grâce à son producteur, le français Mirwais (ex-membre du duo Taxi-Girl) que ces sons agaçants que produisaient à cette époque certains lecteurs de compact-discs de mauvaise qualité, lorsqu’ils sautaient des secteurs de la piste de lecture, produisant des saccades, des sauts, des arythmies, pouvaient être considérés comme faisant partie intégrante de la musique. Ainsi, un son de la vie « réelle » était reconnu comme une forme à part entière, qu’on allait pouvoir isoler, reproduire, répéter, et sur laquelle on allait pouvoir focaliser l’attention de sorte qu’elle puisse être contemplée, alors que jusque là elle avait toujours été méprisée. Dialectiquement, c’est aussi l’œuvre d’art, même si c’est dans la sphère de la musique pop’, qui est par la même occasion redéfinie : elle peut être constituée à partir de ce qui constitue en elle, habituellement, un défaut. Ce faisant, on peut considérer que les différentes échelles du réel communiquent et s’informent mutuellement suffisamment pour qu’on puisse considérer que ce n’est qu’une seule et même réalité qui, en mouvement permanent, s’élève peu à peu de la simple matière à ce monde des formes auquel convie toute proposition artistique.
D’autre part, la façon même dont on juge de la beauté participe à ce mouvement, dans la mesure où le beau ne préexiste pas à l’expérience qu’on en fait. Pour le dire autrement : quand on éprouve la beauté d’une chose, c’est immédiatement qu’on fait cette expérience. Mais celle-ci n’a été préparée par rien, puisqu’elle ne correspond en fait à aucun critère préalable, selon quoi on jugerait de la beauté de ce qui s’offre à nous. Si de tels critères existent, on est dans le domaine de la satisfaction intéressée. Le beau, en particulier tel que Kant le définit, est cette même satisfaction, mais éprouvée de façon désintéressée, c’est-à-dire non recherchée, car ne disposant pas déjà des critères qui permettraient d’en juger de façon objective. Ainsi, toute réelle expérience de beauté définit simultanément ce qu’est réellement le beau. Et ici, le mot « réel » signifie tout autant « vrai », que « actuel », c’est-à-dire quelque chose qui n’est pas à l’état de préparation ou de projet, mais quelque chose qui au contraire est pleinement effectif, réalisé, en somme, actualisé. Toute la spécificité de la beauté de l’œuvre réside peut être en ceci : en tant qu’elle ne peut pas être anticipée, puisque cela réclamerait qu’on la connaisse avant de la vivre, et de disposer des critères qui permettent de l’évaluer, la beauté relève dans les œuvres d’art, de l’inespéré. Ce qui comble au-delà des attentes, ce dont on n’avait pas idée, ce dont on se demande encore ce qui l’a rendu possible. Dans l’expérience singulière de la beauté, puisque l’accomplissement qui se vit n’aurait pu être conçu avant que d’être vécu, l’œuvre d’art réalise l’impossible, et amène à la réalité ce qui semblait à tout point de vue, demeurer irréel. On comprend alors à quel point la relation de l’œuvre d’art au réel est subtile : à strictement parler, elle n’en est pas extraite, puisque rien dans ce qu’on appelle « réel » ne donne à l’œuvre sa forme ou ses règles. En revanche, dès que l’œuvre apparaît, il semble évident qu’elle amène avec elle ses propres règles et ses propres formes qui vont devenir des éléments à part entière du monde sensible tel qu’on le partage. Du singulier au commun, le trajet des formes artistiques est donc celui d’une pleine et entière réalisation.
A ce titre, toute œuvre d’art est révolutionnaire, et se présente, si on veut vraiment l’envisager de la même manière que les autres objets, comme une démarche irréaliste. Mais c’est précisément ce qui définit les révolutions. Trop souvent, on considère comme révolutionnaire ce qui arrive tel que, finalement, on reconnaît que cela doit, à terme, arriver. A strictement parler, est révolutionnaire ce qui advient alors même que c’est réputé appartenir à la sphère de l’impossible, de l’irréel. Un changement de gouvernement n’est pas une révolution. C’est une évolution d’une forme qui demeure, en réalité, dans le fond, identique. En revanche, l’abolition du pouvoir politique est une révolution, dans la mesure même où une telle suppression est conçue comme utopique, irréaliste, impossible. C’est précisément dans cette sphère qu’évoluent les œuvres d’art, quand elles sont des œuvres d’art. Quand, en 1969, Jimi Hendricks, en cloture du festival de woodstock, fait entonner à sa guitare électrique les premières notes de l’hymne américain, le Star Spangled Banner, auquel il va faire subir toutes les tortures qu’un ampli et des pédales d’effets peuvent infliger aux sons produits par les six cordes, il réalise l’impossible : mixer devant un public réunit pour protester contre la guerre au Vietnam, et néanmoins américain, et donc potentiellement patriote, l’hymne des Etats-Unis et la guerre elle-même. Car peu à peu, ce ne sont plus les notes de la mélodie qu’on entend, mais le sifflement des bombes larguées des bombardiers, leur déflagration, les sirènes d’alerte, les effondrements, les habitants qui hurlent, les orages d’acier qui déferlent sur un pays ennemi avec une violence qui ne parvient plus à choisir correctement son camp. Personne n’aurait pu demander à Hendricks de faire quelque chose de ce genre ce jour là. Pas même lui, qui pensait jouer la veille au soir. Personne n’aurait eu idée de faire une chose pareille. Ce morceau semble tomber de nulle part, et les esprits des spectateurs semblent tellement peu préparés à faire cette expérience que c’est comme s’ils étaient sans défense devant une forme tellement imposante, tellement évidente aussi et fulgurante, qu’elle ne peut qu’être acceptée, vécue, en sentant qu’à partir de ce moment, et la vie, et la musique ne seraient plus jamais tout à fait ce qu’elles avaient été jusqu’alors.
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On peut en conclure qu’à de multiples titres, la beauté est toujours révolutionnaire, sinon elle n’est que satisfaction et complaisance. De même l’œuvre d’art relève nécessairement de l’impossible, sinon elle est un produit comme un autre, planifié, prévu, distribué pour apporter une satisfaction préconçue à un public dès lors momentanément comblé. Si le réel se réduit aux choses telles qu’elles sont, alors l’œuvre d’art est loin d’être une réalité comme les autres, puisqu’elle doit être considérée comme impossible. Et pourtant, elle est. Dès lors, il faut prendre le problème à rebours, et considérer que puisque l’œuvre d’art existe, c’est tout simplement que le réel doit comprendre aussi ce qui n’est pas, ou n’est pas encore. Dès lors, si on veut ressaisir en une formule ce qui aura constitué le fond de notre pensée, on peut dire ceci : la réalité est ce à quoi l’homme, sans cesse, œuvre.