Une des grandes entreprises d’expression du désir peut se trouver, à partir du vingt et unième siècle, dans la publicité, qui est censée être cette voix qui dit à notre place le désir dont nous n’avons même pas encore idée. En fait, un bref regard sur le message publicitaire montre assez facilement que sa focalisation sur l’objet la réduit à un discours sur le besoin qui ne s’assume pas : ne voulant pas admettre que nous en sommes réduits à manquer de manière douloureuse de tel modèle de voiture, de tel parfum ou de tel yaourt, nous maquillons ce besoin en désir, croyant ainsi l’élever au dessus de sa condition véritable, illusion fonctionnant tant qu’on n’y réfléchit surtout pas.
Dès lors, on peut dire que la condition nécessaire pour qu’une publicité s’élève au dessus du besoin maquillé, c’est qu’elle se détache de l’objet dont elle fait la promotion, qu’elle s’en désintéresse pour considérer l’espace de réclame comme l’occasion pour la marque de proposer autre chose. Autant dire que ce genre de phénomène est rare, et qu’on voit plus souvent l’opération inverse se réaliser : ce sont de plus en plus fréquemment les espaces théoriquement libres du cinéma qui sont envahis, de manière souvent tout à fait obscène, par les objets de consommation. Parfois, néanmoins, on voit tel ou tel écran publicitaire se transformer en jeu presque gratuit avec les formes, ce qui permet au désir de s’insinuer provisoirement dans ces coupures des programmes télévisuels.
Oublions donc la marque qui propose ce petit film, puisque le produit en est presque absent. C’est une proposition formelle qui prend le dessus, avec une mise en scène qui sort le spectateur du monde tel qu’il est praticable, pour le confronter à une possibilité étonnante : un homme semble n’avoir pour principe que de traverser des murs. Si on devait le résumer à quelque chose, qui permettrait de le singulariser, ce serait cela : il court, et quand un mur semble constituer un obstacle, il poursuit sa course et le traverse, comme s’il ne présentait aucune résistance. On pourrait donc dire que ce qui constitue la force essentielle, le moteur ou la puissance spécifique de cet homme, c’est ce mouvement qui le propulse en avant. C’est inutile, mais c’est ce qui l’anime et c’est à cet appétit qu’il obéit.
Au delà du mouvement particulier que cela inscrit dans son corps, cela le rend, aussi, repérable dans le monde : quand parallèlement à sa trajectoire, une femme apparaît dans le champ, on saisit immédiatement qu’en quelque sorte, ils sont « faits l’un pour l’autre », comme on dit. En fait, peu importe qu’ils soient effectivement « conçus » pour se rencontrer, l’évidence s’impose : ils sont sur des trajectoires intimement parallèles, et c’est le mouvement profond qui les anime qui les éclaire chacun aux yeux de l’autre, sans qu’aucune explication soit nécessaire.
Il ne s’agit pas de voir là une illustration parfaite du désir. Mais si la mémoire du cours a besoin d’une image pour se fixer, ce très court métrage constitue un bon moyen mnémotechnique. Ajoutons un détail final qui a lui aussi sa propre image, et son propre sens :
La course des deux personnages n’aura pas de fin. Après avoir franchi tous les murs qu’ils rencontraient sur leur passage, ils franchissent, toujours en courant, comme s’ils étaient de simples poutres, des troncs d’arbre qui sont pourtant bel et bien plantés verticalement. Dans une réalisation visuelle qui emprunte beaucoup à l’esthétique de films asiatiques tels que Tigre et Dragon, cet homme et cette femme atteignent sans effort, sur leur lancée, le somment de ces arbres et dans leur élan se lancent dans le ciel, pour poursuivre leur course sans aucun support, vers les étoiles. On ne saura pas ce qu’il adviendra de ce saut dans le vide. Peu importe, on l’a vu : ils ne se déplacent pas vers un but (on ne pourrait pas décrire leur course avec les principes du finalisme), ils sont mûs de l’intérieur par une force impérieuse qui les détermine. Mais en lui obéissant, ils sont libres. En somme, si on veut comprendre Spinoza, on peut regarder ce petit film en boucle. On pourrait même le regarder en accompagnement de cet extrait de la lettre VIII de Spinoza à Schuller :
« Je passe maintenant à cette définition de la liberté que m’attribue votre ami ; mais je ne sais d’où il l’a tirée. Pour ma part, je dis que cette chose est libre qui existe et agit par la seule nécessité de sa nature, et contrainte cette chose qui est déterminée par une autre à exister et à agir selon une modalité précise et déterminée. Dieu, par exemple, existe librement (quoique nécessairement) parce qu’il existe par la seule nécessité de sa nature. De même encore, Dieu connaît soi-même et toutes choses en toute liberté, parce qu’il découle de la seule nécessité de sa nature qu’il comprenne toutes choses. Vous voyez donc que je ne situe pas la liberté dans un libre décret mais dans une libre nécessité.
Mais venons-en aux autres choses créées qui, toutes, sont déterminées à exister et à agir selon une manière précise et déterminée. Pour le comprendre clairement, prenons un exemple très simple. Une pierre reçoit d’une cause extérieure qui la pousse une certaine quantité de mouvement, par laquelle elle continuera nécessairement de se mouvoir après l’arrêt de l’impulsion externe. Cette permanence de la pierre dans son mouvement est une contrainte, non pas parce qu’elle est nécessaire, mais parce qu’elle doit être définie par l’impulsion des causes externes ; et ce qui est vrai de la pierre, l’est aussi de tout objet singulier, quelle qu’en soit la complexité, et quel que soit le nombre de ses possibilités : tout objet singulier, en effet, est nécessairement déterminé par quelque cause extérieure à exister et à agir selon une loi (modus) précise et déterminée.
Concevez maintenant, si vous le voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, sache et pense qu’elle fait tout l’effort possible pour continuer de se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisqu’elle n’est consciente que de son effort, et qu’elle n’est pas indifférente, croira être libre et ne persévérer dans son mouvement que par la seule raison qu’elle le désire. Telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d’avoir et qui consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent. C’est ainsi qu’un enfant croit désirer librement le lait, et un jeune garçon irrité vouloir se venger s’il est irrité, mais fuir s’il est craintif. Un ivrogne croit dire par une décision libre ce qu’ensuite il aurait voulu taire. De même un dément, un bavard et de nombreux cas de ce genre croient agir par une décision libre de leur esprit, et non pas portés par une impulsion. Et comme ce préjugé est inné en tous les hommes, ils ne s’en libèrent pas facilement. L’expérience nous apprend qu’il n’est rien dont les hommes soient moins capables que de modérer leurs passions, et que, souvent, aux prises avec des passions contraires, ils voient le meilleur et font le pire : ils se croient libres cependant, et cela parce qu’ils n’ont pour un objet qu’une faible passion, à laquelle ils peuvent facilement s’opposer par le fréquent rappel du souvenir d’un autre objet. »« je ne situe pas la liberté dans un libre décret mais dans une libre nécessité. » Autant la formule parait abstraite quand on la lit isolément, autant elle prend un peu de corps dans le cadre de la lettre toute entière, autant elle gagne aussi de la chair dans ces deux individus lancés dans leur course, qui ne sont finalement libres que si ils laissent grossir en eux ce mouvement inhérent, dont ils ne sont pas les auteurs, mais dont ils sont les acteurs. On saisira le lien tissé entre liberté et nécessité si on ressent le simple fait que si cet homme et cette femme interrompent leur course, même si on pourrait y voir une rupture avec une force qui s’impose à eux, de toute évidence, ils perdraient finalement l’essentiel d’eux même. Or, conserver l’essentiel de son mouvement propre, voila ce qu’on peut appeler « liberté ».
Pour autant, leur course est elle insensée ? Pas tout à fait : intelligemment, et même si c’est pour produire une « belle image », le couple se lance, de manière apparemment éperdue, vers les étoiles. Rien d’innocent dans ce choix : les étoiles sont en fait liées au désir, puisqu’elles en sont étymologiquement la source : « désir » vient en effet du latin « desiderare », un mot qui est construit sur l’idée de la perte, ou de la nostalgie d’une étoile. Désirer, ce serait donc avoir le sentiment de manquer de quelque chose d’essentiel, qui demeure inaccessible, mais qui constituerait pourtant quelque chose comme notre origine. Si cette hypothèse avait un sens, on pourrait affirmer que ces deux personnages, dans lesquels on aimerait reconnaître l’être humain, ne mènent peut être pas une course insensée, sans pouvoir néanmoins en acquérir la certitude.
bravo pour ce blog cher collègue on ne peut plus « dynamisant ». Je n’imaginais pas qu’on puisse faire un usage aussi philosophique de you tube et je vais m’y plonger un peu plus souvent.