« J’espère – pour ce bref passage
d’un an – vous avoir appris que
c’est dans les livres qu’on l’on trouve
ses amis les plus capricieux mais aussi
les plus fidèles… lisez beaucoup !«
Dédicace de mon professeur de français,
M. Becquereau, en 4ème, au collège Ste Anne de Paris,
sur ma photo de classe.
Le conseil vaut toujours
Comme certains des lecteurs de cette page travaillent ces jours ci sur la question, un peu épineuse, de la pertinence de l’écriture en matière de recherche de la vérité, on peut partager une ou deux piste avec ceux qui ont le plus de mal à alimenter leur réflexion.
Et puisque certains de ceux qui travaillent cette question ont eu l’occasion de découvrir cet auteur, on pourrait conseiller à ceux qui sont en manque d’éléments de se tourner vers Montaigne, ne serait-ce que parce qu’il allie deux caractéristiques apparemment contradictoires : une certaine forme de scepticisme, sans doute moins extrême que celle qu’ont peu développer les pyrrhoniens antiques, mais plus radicale aussi, finalement, dans la mesure où c’est un doute tranquille qu’il pratique, faisant preuve d’un recul serein qui pourrait fort bien être considéré comme une ataraxie accomplie; mais tout en affirmant ce scepticisme, Montaigne écrit. On avait déjà rencontré, chez Sextus Empiricus, ce paradoxe qui consiste à professer la suspension du jugement, tout en rompant cette suspension dans l’écriture.
Pourtant, un détail devrait nous indiquer une piste, si nous voulions réduire ce paradoxe, un détail qu’on ne peut pas ne pas voir. Le titre de l’oeuvre de Montaigne : Les Essais. Les amateurs de rugby le savent, ceux qui ont une vague idée du sens de ce mot aussi : un essai n’est pas un aboutissement. Il n’est même pas une garantie de réussite. C’est une tentative qui ne met pas fin au mouvement, et n’a pas non plus l’intention de le faire.
Or la notion même d’essai, en écriture, vient contredire l’a priori dont on souffre souvent quand on évoque ce qu’est un écrit, selon lequel la pensée, une fois écrite, est figée pour l’éternité. En effet, si beaucoup d’ouvrages de philosophie semblent caractérisés par un grand dogmatisme, dans la mesure où ils exposent une théorie constituée, soutenue, démontrée même, et si inversement l’oral, parce qu’il disparaît au fur et à mesure qu’on le prononce, peut sembler conserver à la pensée son mouvement, une telle distinction peut cependant être remise en question. Et Montaigne est sans doute un des penseurs avec lequel on peut, le mieux, cerner ce genre de nuances.
Montaigne écrit les Essais en français. On affirme souvent que Descartes est le premier à avoir cette audace au dix-septième siècle pour son Discours de la Méthode. On oublie que Montaigne a aussi écrit, bien plus tôt, ses Essais dans cette langue. Pourtant, entre Descartes et Montaigne, les raisons de choisir cette langue sont diamétralement opposées. Si Montaigne écrit en français, c’est parce qu’il est convaincu que cette langue est provisoire, qu’elle disparaîtra d’elle-même, emportant avec elle ses propres écrits. Quand Descartes écrit en français, c’est une langue installée, dont il peut légitimement penser qu’elle perdurera, et portera sa pensée à la postérité. Mais si les Essais et le Discours de la méthode partagent la pratique du doute, l’un et l’autre n’y recourent pas pour les mêmes raisons. Montaigne se méfie de la prétention que peut avoir la pensée à atteindre la vérité. Descartes, lui, ne cherche que cela. Pour s’en convaincre, ici encore, il suffit de lire le titre de son ouvrage, dans son intégralité : Discours de la Méthode pour bien conduire sa raison et rechercher la vérité dans les sciences. L’objectif est clairement affirmé : il s’agit de parvenir à des énoncés définitifs, quand bien même c’est le doute qui permet d’y parvenir.
Pourtant, à vrai dire, aucun des deux ouvrages n’est conçu comme un texte définitif. Les Essais étaient voués à disparaître. Le Discours est voué à être poursuivi. Si nous le lisons aujourd’hui comme une oeuvre qui se suffit à elle-même, c’est en fait une erreur. Descartes l’avait publiée accompagnée de plusieurs traités à portée scientifique qui étaient autant de mises en oeuvre de cette méthode. Celle-ci demeure un outil, c’est à dire un propos qui sert à produire d’autres propos. Aucune méthode ne se suffit à elle-même; aucun essai ne doit être lu comme un dogme à adopter comme une vérité ultime, ou un savoir terminal.
En somme, un livre de philosophie ne serait qu’une impasse s’il se concevait lui-même comme la fin de toute pensée possible. Si écrire en philosophie a une légitimité, c’est précisément parce qu’un livre a ce pouvoir d’ouvrir, et non de fermer la pensée, de la rendre possible au lieu de lui mettre un terme.
Les livres sont donc une parole qui nous est adressée afin qu’on y réponde. C’est bien ainsi que Peter Sloderdijk, dans l’ouverture de son petit, mais important traité intitulé Règles pour le parc humain, décrit la relation singulière qui se tisse entre deux êtres distants, par l’intermédiaire du livre que l’un d’entre eux a écrit, et que l’autre lit :
« Comme l’a relevé un jour Jean-Paul [note du moine copiste : il s’agit en fait de Jean-Paul Richter, connu sous son pseudonyme Jean Paul, auteur allemand de la fin du dix-huitième siècle, qui écrivit en effet que les livres ne sont que des lettres plus épaisses adressées aux amis] , les livres sont des grosses lettres adressées aux amis. En écrivant cette phrase, il a désigné par son nom, dans sa quintessence et avec beaucoup de grâce, la nature et la fonction de l’humanisme : il constitue une télécommunication créatrice d’amitié utilisant le média de l’écrit. Ce qui, depuis le temps de Cicéron, porte le nom d’humanitas, constitue au sens le plus strict et le plus large l’une des conséquences de l’alphabétisation. Depuis que la philosophie existe comme genre littéraire, elle recrute ses partisans en écrivant sur l’amour et l’amitié, et en le faisant d’une manière contagieuse – car elle veut aussi inciter d’autres personnes à cet amour. Du reste, si la philosophie écrite a pu demeurer virulente jusqu’à nos jours, elle qui naquit voici plus de deux mille cinq cents ans, elle le doit à sa faculté de se faire des amis par le texte. Elle s’est laissé prolonger par l’écriture à travers les générations, comme une chaîne épistolaire, et malgré toutes les erreurs de copie – voire, peut-être, grâce à ces erreurs – elle a entraîné copistes et interprètes dans son aura créatrice d’amitiés.
(…)
le fait de rédiger, d’envoyer et de recevoir des objets philosophiques écrits revêt une singulière importance. Manifestement, l’expéditeur de ce genre de lettres d’amitié envoie ses textes au monde sans connaître les récepteurs – ou bien, s’il les connaît, il est tout de même conscient du fait que l’émission de la lettre dépasse ces destinataires et peut provoquer une quantité indéterminée de possibilités de lier amitié avec des lecteurs qui n’ont pas de nom et ne sont souvent pas encore nés. D’un point de vue érotologique, l’amitié hypothétique entre le rédacteur des livres ou des lettres et les récepteurs de ses messages constitue un cas d’amour du plus lointain – tout à fait dans le sens où l’entendait Nietzsche, lequel savait que l’écrit est le pouvoir de transformer l’amour de l’immédiat et du prochain en un amour pour la vie inconnue, éloignée, à venir ; le texte ne jette pas seulement, par télécommunication, un pont entre des amis avérés qui, à l’époque de l’émission de la lettre, vivent éloignés par une certaine distance géographique. Il met en marche une opération dans le non avéré, il lance une séduction dans le lointain, ou bien – pour utiliser le langage de la magie de l’Europe antique – une actio in distans, en se donnant pour objectif de dévoiler l’ami inconnu comme tel et de l’inciter à rejoindre le cercle d’amis. Dans les faits, le lecteur qui s’expose à cette grosse lettre peut interpréter le livre comme un carton d’invitation, et s’il se laisse réchauffer par cette lecture, il s’inscrit dans le cercle des destinataires, pour confirmer l’arrivée du message. »
On n’écrit donc pas pour rien. Les livres restent lettres mortes si on ne les lit pas, certes, mais aussi si on n’y répond pas, et se contenter de les répéter à l’identique est sans doute une manière de ne pas y répondre. Il est rare que la demande de cette réponse soit clairement exprimée, il est rare de disposer de l’adresse de l’auteur des livres qu’on lit – à ma connaissance, il n’y a que Renaud Camus qui, au paragraphe 327 de son livre P.A. petite annonce, écrive en toutes lettres (et chez lui, on sait à quel point cette expression peut être prise en son sens littéraire) une telle invitation : » Je suis dans l’annuaire » -. Mais répondre, c’est aussi être responsable de sa propre lecture, non pas repondre aux livres reçus, mais répondre des livres lus. Etre à son tour porteur d’une pensée qui, le temps d’une lecture, nous aura porté.
Illustrations :
André Kertesz – La lecture, Esztergom, Hungary, 1915
André Kertesz – Washington square, New-York, 1969