Un peu perdue au milieu de l’exposition que la Cinémathèque consacre ce printemps au réalisateur Michelangelo Antonioni, cette critique du film l’Eclipse (1962), rédigée pour le Nouvel Observateur par Jean-Louis Bory, un de ceux dont on a un peu oublié le regard porté sur l’écran, et les mots par lesquels il parvenait à redoubler cette expérience.
On pourra y être sensible à la peinture du monde déshumanisé par la technique, pas seulement les machines, mais aussi l’apparition de la ville moderne – quoique, après tout, on puisse l’envisager comme un genre de machine elle aussi -, on y retrouvera des perspectives tracées dans le cadre de la réflexion sur les rapports complexes qui se tissent entre l’homme, le monde, sa vie, les autres. Antonioni est sans doute l’un des réalisateurs dont l’oeuvre, articulée autour du vortex Blow-up (1966), interroge le plus ces relations, et l’Eclipse, en faisant planer sur la Cité l’ombre de la disparition momentanée du soleil, est avec Désert rouge un de ces films qui pousse le plus loin cette inquiétude. Film-exploration, film-errance, film-crépuscule chroniquant la façon dont la lumière est peu à peu congédiée de ce monde. Dernier film en noir et blanc pour Antonioni, avant qu’il rallume la lumière dans son film suivant, et qu’on découvre qu’il voit rouge (le Désert rouge, 1964).
On y lira aussi un propos esthétique sur le style, son excès mais aussi son lien intime avec les moteurs les plus profonds de l’oeuvre. On y croisera, enfin, des échos bergsoniens, des réminiscences pascaliennes, des radiations heidegeriennes.
« Par malchance, j’ai vu l’Eclipse un après-midi dans une salle des Champs-Elysées. Encerclé par des perruches en rupture de tea-room. Ce qui donnait, à ma droite, deux dames très bien en proie à une indignation papotarde; à ma gauche, deux dames aussi bien, balançant pendulairement entre l’idolâtrie gémissante et l’extase couinée. Ces quatre dames illustraient les heurs et malheurs de Michelangelo Antonioni. Ignoré, donc adoré des happy fews; puis rush des snobs, donc désaffection des happy fews; puis rush des foules, donc désaffection des snobs. Ce n’est pas très nouveau (voir Bergman). De sublime, Michelangelo devient Antoniennui (il est permis de rire).
Les borborygmes des perruches ne me génèrent pas longtemps. Ils se fondirent dans les soupirs, murmures, chocs, grondements, claquements, sifflets, ronrons, klaxons participant de cette musique concrète qui, dans les films d’Antonioni empêche, dévore le langage humain, ronge notre vie intérieure. Et dans l’Eclipse, comme dans les films précédents, l’être est en proie aux bruits parasites. Bruits par lesquels les objets modernes manifestent leur existence. Les objets anciens, eux, se taisent. Bienheureux silence des choses, qui autorisait l’homme à penser, à parler, à dialoguer et, dans les cas les plus favorables, à comprendre et à aimer. Aujourd’hui les objets bavardent, ce sont presque tous des machines. [Note du moine copiste : et pourtant, ces textes sont écrits, comme l’indique l’avertissement au lecteur, « avant la ‘coupure’ de Mai 68 ». Autant dire que les objets y sont encore peu bavards, même si la radio inonde déjà l’espace, et le temps, de sa « présence ». Qu’un des réseaux sociaux prisés de notre temps s’intitule lui-même « twitter » en dit long sur la conscience qu’ont ses concepteurs de la teneur des informations qui y sont partagées. Bavardage incessant qui n’a pour objet que l’occupation artificielle d’esprits qui sentent confusément que ce qu’ils ont de mieux à faire est aussi ce qui les effraie le plus, mais Bory va y venir, justement] Plus de place pour rien se dire. Et très vite il n’y a plus rien à se dire – aussi bien entre amants qu’entre mère et fille. L’Eclipse commence par un silence, le silence pesant qui éloigne l’un de l’autre un homme d’une femme, alors que ronronne l’imperturbable sérénité d’un ventilateur. [Note du moine copiste : d’abord, si ce silence pesant donne envie d’aller relire Pascal, surtout, ne pas se gêner. Ensuite, on se dit ici que c’est peut-être ça, aussi, la neutralité de la technique : elle ne veut rien, elle n’a pas d’intention, elle est seulement présence, impassible, plongée dans l’inertie d’une veille sans fin, épuisant l’énergie jusqu’à ce que ce sommeil ait tout envahi. Souvenons nous alors qu’Heidegger affirmait que ce n’est pas la technique qui est dangereuse, mais le mystère de son essence. Or son essence, c’est le dévoilement, c’est à dire la réduction du mystère. On pourrait développer longuement ce point car, après tout, le voile est ce sur quoi se projettent les mythes, qui sont autant d’expression rendues nécessaires par le mystère, le mutisme de ce monde. La poésie relève sans doute de ce mouvement aussi, faisant de la langue elle même le voile qui couvre ce dont, autrement, on ne pourrait même pas deviner la présence, ou la possibilité. La technique arraisonne le monde en le sommant de n’être que ce dont on peut tirer quelque chose. Ce faisant, elle fait oublier qu’on pourrait attendre de lui autre chose qu’une utilité ou une rentabilité; dès lors, nous en oublions le silence du monde. Et quoi de mieux, pour faire oublier le silence, que la production d’un bruissement permanent, d’un bruit de fond continu, d’un bavardage sans fin, d’une occupation infinie de l’espace, du temps, et des sens ?]
Deuxième thème majeur d’Antonioni : le propre de la durée est de durer. Le temps paraît long – d’abord parce qu’il est long; nous sommes dans un monde où il faut attendre qu’un morceau de sucre fonde [Note du moine copiste : Ceux qui ont lu un peu Bergson reconnaissent ici un clin d’oeil qui lui est adressé : on lui doit en effet cette formule devenue célèbre : « Si je veux me préparer un verre d’eau sucrée, j’ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde ». Ca n’a l’air de rien, mais ça indique quelque chose de profondément problématique : la durée ne nous est pas simplement intérieure, il y a de la durée dans les choses aussi. Si vous voulez lire quelque chose de vraiment fouillé sur ce problème bien moins anodin qu’il n’en a l’air, je vous invite à plonger dans ce texte de Philippe Touchet, consacré à la notion de durée créatrice, mais préparez-vous, alors, à éprouver un irrépressible élan de lecture de Bergson] ; – ensuite parce que nous sommes impuissants à le modifier; la minute de silence à la Bourse paraît d’autant plus s’éterniser quele temps, à la Bourse, c’est énormément d’argent; – enfin parce qu’Antonioni, le cinéaste de « la difficulté d’être », préfère les moments qui favorisent cette difficulté d’être, c’est à dire les temps morts – rien à dire, on ne sait pas, qu’est ce qu’on fait ? on va quelque part ? Dans cet ennui, ou plutôt ce vide intérieur, Antonioni voit la conséquence de « l’aliénation », et, dans cette aliénation de l’individu, il voit la plaie essentielle de la civilisation moderne.
Nous ne sommes pas envahis seulement par les oreilles, mais par les yeux. Ce ne sont que courbes, lignes, plans nets, volumes géométriques. Harmonie parfaite, parce que calculée, mathématique. Mais glaciale. L’Eclipse est un réquisitoire. Tout se passe comme si le triomphe de l’homme par la science aboutissait au triomphe de l’inhumain. L’art même – la peinture, la sculpture – s’est déshumanisé. Au détour d’une séquence apparaît furtivement dans le champ l’affiche pour une exposition de Toulouse-Lautrec, une femme en robe à tournure – on en reçoit comme un choc, une soudaine bouffée de chaleur. Les robes de Monica Vitti, elles, de ligne droite et généralement monocolores, sont élevées au concept de robes. Comme la ville est la Ville Moderne, soigneusement dépouillée de tout pittoresque susceptible de rappeler le folklore. Cette capitale de l’Italie, terre de la chaleur et de l’art le plus charnellement humain qu’on ait connu, Antonioni en fait le Brasilia du mal à vivre. Etrange civilisation au bord du robot. Au bord ? Nous y sommes ! Que sont-ils d’autre que des machines-à-faire-du-fric – comme il y a des machines-à-faire-du-vent – ces boursicoteurs dont l’agitation et les aboiements ésotériques n’ont plus rien d’humains ? Belle civilisation que celle qui pousse les hommes, par peur de la misère, mais surtout de ce vide intérieur dont elle est responsable, à l’infarctus ou aux tranquillisants. Sans doute la nature est toujours là, qui t’invite et qui t’aime. Le vent dans les arbres. Les machines ont parfois du bon, certaines vous permettent l’envol [NdMC : on croirait de nouveau lire Bergson]. Elles font du bruit, bien sûr, mais le vent qui nous caresse le visage n’est plus fabriqué par un ventilateur et l’on peut jouer avec les nuages.
Dans ce monde – cette ville – festival d’équations infaillibles en forme de ponts, d’autoroutes, de gratte-ciel, de lampadaires, d’où toute chaleur a disparu, quelle place pour les à-peu-près-du-coeur ? L’amour est-il encore possible ? Est-il encore souhaitable ? Ou l’effort que réclament la compréhension mutuelle et l’amour – le dialogue – complique-t-il insupportablement les choses ? L’amour reluira-t-il comme le soleil après l’éclipse ? Ses vieilles ruses valent encore, toujours les mêmes : la complicité de la musique douce et de ces morceaux de nature domestiquée et prisonnière des villes qu’on appelle des jardins, le désir, la caresse (même sous la forme parodique de la chatouille), l’odeur des peaux. Il arrive qu’un garçon ait envie de monter dans la chambre d’une fille. Alors, dans le décor inhumainement moderne, recommence la scène du balcon de Roméo et Juliette.
S’intéressant avant tout à l’amour, ultime royaume de la chaleur humaine, Antonioni interroge passionnément la Femme. Sa caméra ne quitte pas Monica Vitti, et c’est tant mieux, d’autant qu’Alain Delon manque un peu d’épaules (ce qui, reconnaissons-le, convient à don rôle de joli damoiseau amoureux des jolies voitures). Gros plan sur gros plan. Longs plans immobiles où l’objectif épie la main, son geste, l’objet qu’elle touche, renonce à prendre; le visage, ses frémissements, ses regards; les plis de la bouche. Voilà le vertige du vide; l’angoisse de l’entre-deux-soleils : cette femme se trouve entre deux amours, le monde est décoloré, plongé dans une pénombre pire que la nuit, les oiseaux mêmes se taisent. Triomphent seules les formes idéales d’un univers froid, où ne rayonnerait plus le soleil de l’humain.
On peut reprocher bien des choses à Antonioni. Et d’abord d’être Antonioni. Comme on reproche à Proust de ne pas être Benjamin Constant. Ce n’est pas sérieux. Plus grave l’accusation d’un esthétisme conduisant parfois à une certaine préciosité de l’image : cadrages très soigneusement déséquilibrés, montage contrapuntique, délire de signification symbolique rangeant même l’abstrait au service de l’expressionnisme de l’ensemble – la forme, la ligne, la géométrie n’étant pas « insignifiantes » comme dans Robbe-Grillet, mais refus de signification, ce qui signifie tout de même quelque chose. Certaines trouvailles admirables de l’Avventura et de la Notte, reprises ici avec insistance, risquent de devenir des tics : silences qui en disent long, regards qui n’en pensent pas moins, rires dérivant soudain en mélancolie, nuque de Monica Vitti dans un coin du scope et voilà qu’elle pivote lentement, nous offrant un visage fermé, un regard lugubre. Quelques détails d’une lourdeur agaçante : le milliardaire ruiné qui dessine des fleurs (ça ferait joli dans un René Clair) ou les piaillements d’enfants joyeux en son off sur la manchette d’un journal parlant de guerre atomique.
Mais que peuvent peser de pareilles réticences ? Je veux bien qu’Antonioni soit le poète de l’Ennui. Mais que cet Ennui commence par une majuscule; et qu’on y mette autant que Baudelaire y a mis. »
Jean-Louis Bory; des Yeux pour voir, p.36sq
Les bandes-annonces d’époque peinent à restituer l’atmosphère très particulière de ce film. le montage qui suit, adossé sur le Nights in white satin, des Moody Blues; A écouter la musique choisir par Antonioni quelques années plus tard pour Blow-up, on n’est pas certain que ce titre faisait partie des playlists du cinéaste, mais on peut trouver dans cette chanson qui est une sorte de prémonition du rock progressif, comme un parallèle avec l’Eclipse : peu à peu, la voix est noyée dans le bourdonnement sans fin de l’efficacité orchestrale, jusqu’à l’oublier tout à fait, comme si l’humanité n’y avait été qu’un mauvais rêve.
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