Pour compléter l’explication de texte précédente, voici un autre texte de Francis Bacon, exposant d’une autre manière les tenants et aboutissants de l’empirisme. D’abord assez aisé, le premier paragraphe expose quelles sont les deux voies que peut emprunter celui qui cherche la vérité. Ici aussi, il ne s’agit pas d’opposer l’idéalisme et le matérialisme. C’est de nouveau entre la scolastique et un véritable empirisme que l’opposition s’établit, et on a déjà compris laquelle des deux options il soutient, puisqu’en fait, il en est l’auteur.
« Il n’y a et ne peut y avoir que deux voies ou méthodes pour découvrir la vérité. L’une, partant des sensations et des faits particuliers, s’élance du premier saut jusqu’aux principes les plus généraux ; puis se reposant sur ces principes comme sur autant de vérités inébranlables, elle en déduit les axiomes moyens ou les y rapporte pour les juger ; c’est celle-ci qu’on suit ordinairement. L’autre part aussi des sensations et des faits particuliers ; mais s’élevant avec lenteur par une marche graduelle et sans franchir aucun degré, elle n’arrive que bien tard aux propositions les plus générales ; cette dernière méthode est la véritable, mais personne ne l’a encore tentée (…).
Il faut se garder de permettre à l’entendement de sauter, de voler, pour ainsi dire, des faits particuliers aux axiomes qui en sont les plus éloignés et que j’appellerai généralissimes, tels que sont ceux qu’on nomme ordinairement les principes des arts et de toutes choses, de les regarder aussitôt comme des vérités immuables, et de s’en servir sur-le-champ pour établir les axiomes moyens, ce qui serait en effet très expéditif. Et c’est ce qu’on a fait jusqu’ici, l’entendement n’y étant que trop porté par son impétuosité naturelle et étant d’ailleurs de longue main accoutumé, dressé à cela par les démonstrations syllogistiques. Mais on pourra espérer beaucoup des sciences lorsque, par la véritable échelle, c’est-à-dire par des degrés continus, sans interruption, sans vide, on saura monter des faits particuliers aux axiomes du dernier ordre, de ceux-ci aux axiomes moyens, lesquels s’élèvent peu à peu les uns au-dessus des autres, pour arriver enfin aux plus généraux de tous. Car les axiomes du dernier ordre ne différent que bien peu de l’expérience toute pure. Mais les axiomes suprêmes ou généralissimes (je parle des seuls que nous ayons actuellement) sont purement idéaux, ce ne sont que de pures abstractions, n’ayant ni réalité ni solidité. Les vrais axiomes, les axiomes solides et comme vivants, ce sont les axiomes moyens, sur lesquels reposent toutes les espérances et toute la fortune réelle du genre humain. C’est sur ceux-là que s’appuient aussi les axiomes généralissimes, et par ce mot nous n’entendons pas seulement des principes abstraits, mais des principes vraiment limités par des axiomes moyens. Ainsi, ce qu’il faut pour ainsi dire attacher à l’entendement, ce ne sont point des ailes, mais au contraire du plomb, un poids qui comprime son essor. »
Francis Bacon, Novum Organum, Livre I, trad. J.-C. Buchon, Ed. PUF.